Idéologie et soumission à l’autorité
La QUESTION a taraudé toute ma génération et celles qui m’ont précédé. Cette QUESTION obsède les philosophes et les sociologues depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Comment expliquer que tant de personnes aient participé en Europe, à la fois en France et en Allemagne et ailleurs, à l’entreprise d’extermination nazie des juifs, à la fois en organisant, en participant aux rafles, en conduisant les trains et les camions, ou dans les camps de concentration eux-mêmes ?
Nous cherchons tous la réponse, tout en espérant ou en croyant tous ne pas être comme eux, comme ceux qui participèrent autrefois à cette campagne d’extermination, à cette entreprise de meurtre de masse. Nous espérons tous que nous aurions été du côté du BIEN, du côté de la résistance, même au péril de nos vies. Mais dans la réalité, nous n’en savons rien et nous espérons tous ne jamais devoir faire face à un tel choix, à un tel dilemme.
Les philosophes et les sociologues ont tous pensé avoir trouvé une raison, une explication à ce mystère incommensurable. Une réponse à la QUESTION suprême. Comment est-ce possible que l’on serve le MAL sans le remettre en cause, sans le questionner ?
Hannah Arendt a parlé de la banalité du mal en analysant le procès d’Eichmann à Jérusalem. Pour elle, l’architecte et l’organisateur de toute l’entreprise nazie d’extermination des juifs n’était qu’un minable petit fonctionnaire lambda obéissant aux ordres ou à ce que l’on attendait de lui. Loin d’être un monstre, Eichmann n’était qu’un fonctionnaire sans envergure incapable d’éprouver l’horreur de l’entreprise qu’il mettait sur pied ou à laquelle il participait. Hannah Arendt fut violemment critiquée pour cette assertion et pour son livre, Eichmann à Jérusalem.
Boris Cyrulnik s’est aussi intéressé à ce dilemme et il a notamment écrit sur ceux qu’ils appellent les laboureurs et les mangeurs de vent. «Pourquoi certains deviennent-ils des mangeurs de vent qui se conforment au discours ambiant, aux pensées réflexes, aveuglément, parfois jusqu’au meurtre ou au génocide ? Pourquoi d’autres parviennent-ils à s’en affranchir et à penser par eux-mêmes ? Certains ont besoin d’appartenir à un groupe comme ils ont appartenu à leur mère ; ils aspirent au confort de l’embrigadement. Ils acceptent mensonges et manipulations, plongeant dans le malheur des sociétés entières. La servitude volontaire engourdit la pensée. Seuls ceux qui ont acquis assez de confiance en eux osent tenter l’aventure de l’autonomie.»
Enfin, parmi tous ceux qui ont aussi écrit sur cette question, comment oublier l’apport de la sociologie et de la psychologie sociale à travers les travaux de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité, datant des années 1960. L’expérience de Milgram est une étude psychologie sociale, qui a pour but de tester la capacité des indivi à obéir, même si cela implique d’infliger des souffrances à autrui. Il était demandé à des étudiants rémunérés de faire subir des chocs électriques de plus en plus forts à des comédiens lorsqu’ils se trompaient pour tester la douleur sur le processus mémoriel. Un faible nombre des personnes testées refusèrent de faire subir la torture aux cobayes (les comédiens simulant la douleur). Nombre d’entre eux firent subir des chocs électriques simulés potentiellement mortels aux cobayes alors que rien ne les y contraignait. Ils ne risquaient pas leur vie en le refusant, ni leur liberté ; juste ils auraient contrevenu aux ordres qui leur étaient donné par l’expérimentateur.
«L'obéissance à une autorité et l'intégration de l'individu au sein d'une hiérarchie est l'un des fondements de toute société. Une société a des règles, et par voie de conséquence il existe une autorité, qui permet aux individus de vivre ensemble et empêche que leurs besoins et désirs entrent en conflit et mettent à mal la structure de la société. (...) Ce mimétisme est une façon pour l'individu de ne pas se démarquer du groupe. (...) Ainsi, si l'obéissance d'un groupe veut être assurée, il faut faire en sorte que la majorité de ses membres adhère aux buts de l'autorité.»
https://fr.wikipedia.org/wiki/Expérience_de_Milgram
Autant à lire Hannah Arendt ou Boris Cyrulnik, on peut penser que l’on ne devrait pas être un de ces mangeurs de vents, un de ces petits fonctionnaires minables obéissant à des ordres criminels et participant aveuglément à une entreprise d’extermination, autant l’expérience de Milgram nous explique que l’immense partie de l’humanité est prête, est capable, de se soumettre à une autorité et à des ordres inhumains, même sans y éprouver le moindre plaisir, juste parce que quelqu’un, n’importe qui, nous en a donné l’ordre. Ce n’est même pas un chef emblématique, un leader incontesté, charismatique … Non, il suffit juste que quelqu’un donne un ordre pour qu’on traite de manière inhumaine un autre humain. L’expérience de Stanley Milgram est terrible parce qu’elle nous démontre que seule une minorité de personne n’obéissent pas à des ordres inhumains.
Aujourd'hui, cette réflexion semble avoir été abandonnée. Je crains que plus personne ne s’intéresse véritablement à cet aspect terrible de l’humanité. Et pourtant, des entreprises d’extermination et d’embrigadement des pensées continuent d’exister, de se répandre, probablement bien plus largement que par le passé. Évidemment, l’entreprise nazie d’extermination du peuple juif est un cas à part. Mais d’autres idéologies exterminatrices se sont aussi développées depuis lors. Ces entreprises reposent sur la déshumanisation des victimes, et sur l’existence d’une idéologie appuyant, organisant le monde autour de cette politique exterminatrice.
À une échelle encore totalement différente, l’islamisme repose sur la même entreprise de célébration de leurs bourreaux et de déshumanisation de leurs victimes. Les islamistes ne considèrent pas leurs ennemis comme des êtres humains, comme leurs égaux. S’ils peuvent les torturer ou les égorger, c’est parce qu’ils ne les considèrent pas comme des humains.
Mais ce qui est vrai pour l’islamisme l’est aussi des idées d’extrême-droite ou d’extrême-gauche. Si on peut envisager de rejeter ou d’exterminer des sans-papiers ou des immigrés, ou des patrons voleurs et abuseurs, c’est parce qu’on ne leur reconnaît pas d’humanité commune avec nous. Mais en sens inverse, je crains que ceux qui les défendent ne soient pas beaucoup plus humains que ceux qui s’acharnent sur eux. Certains parmi ceux qui défendent et hébergent les dans-papiers seraient probablement les premiers à vouloir pendre haut et court les riches et les puissants qui polluent ou profitent de leur richesse.
Comment ne pas parler d’une dernière idéologie qui obsède également tant d’écologistes et de néo-féministes, jeunes ou moins jeunes. Derrière leur idéologie et leurs combats, on ne peut que craindre qu’ils ou elles en arrivent à la déshumanisation de leurs adversaires, le patriarcat et les pollueurs … si ce n’est déjà le cas.
Une dernière idéologie me semble devoir être évoquée ici ; je veux parler de la supposée liberté de la presse et de son pouvoir d’informer ou de désinformer. La presse défend elle ses propres choix et choisit-elle ses propres cibles ? Et cela est-il légitime ? «On va s’occuper de Rachida Dati», probablement comme par le passé la presse s’était occupée de François Fillon pour permettre l’élection d’Emmanuel Macron. Lorsque la presse ne cherche plus à informer mais à créer l’actualité et choisit ses propres cibles en vue de les exécuter, dans le cadre d’une idéologie qui regroupe toute la presse progressiste, on peut s’inquiéter.
https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/09/06/thomas-legrand-et-patrick-cohen-accuses-de-connivence-avec-le-ps-contre-rachida-dati-ce-rendez-vous-n-etait-pas-un-cafe-entre-amis_6639200_3234.html
Au-delà de Boris Cyrulnik et d’Hannah Arendt, je pense que l’existence d’une idéologie manipulant les esprits et prônant la suprématie de cette idéologie sur les autres formes de pensée, combinée à une entreprise de déshumanisation de leurs victimes, suffisent à caractériser une entreprise mortifère d‘élimination de leurs adversaires, de ceux qu’ils ou elles combattent.
Si on y rajoute le fait que dans la population totale, rares sont ceux qui s’interrogeront sur ce qu’on leur demande de faire, sur la moralité et l’éthique de ce qu’on les pousse à commettre, comme l’expérience de Milgram nous le rappelle, on ne peut que craindre la survenue de nouveaux épisodes d’extermination, à toute petite échelle ou à très grande échelle, dès lors qu’une idéologie suffisamment puissante guidera les hommes et les femmes vers le MAL, même s’ils croient combattre pour le BIEN, pour leur Dieu, pour la survie de la Terre et des générations à venir. Quel prix seront-ils ou elles prêts à payer pour leur idéologie ?
Saucratès
Mes autres écrits sur l’expérience de Stanley Milgram et sur Hannah Arendt
https://saucrates.blog4ever.com/nouvelle-lecture-dhannah-arendt-1
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