Critiques de notre temps

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Les rôles masqués des commissions nommées par l'Etat - Une lecture de Pierre Bourdieu

Réflexion 1 (4 juillet 2014)

 

En écrivant ma précédente note sur l'amende de 8,9 milliards de dollars de BNP Paribas et en cherchant des sources sur son précédent président, Michel Pebereau, grand donneur de leçon en matière bancaire pendant la crise financière de 2008-2010, je suis tombé sur la commission qu'il présida en 2005 qui avait pour objet l'analyse des causes de la dette publique et des risques qu'elle fait peser sur l'ensemble de l'économie française.
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/054004454/0000.pdf

 

Le rapport a été remis le 13 décembre 2005, et c'était le ministre des finances de cette époque, Thierry Breton, qui l'avait commandé. En redécouvrant ce rapport, cette commission et leurs travaux, c'est l'analyse faite par Pierre Bourdieu dans les cours qu'il donna au Collège de France en 1990 qui m'est revenu. Ces cours portant sur l'Etat viennent d'être publiés dans un livre monumental mais instructif.
http://www.homme-moderne.org/raisonsdagir-editions/catalog/bourdieu/surletatT.html

 

Dans ces cours du 18 et 25 janvier 1990, il prend pour exemple la commission Barre qui en 1975 eut pour objet les aides publiques apportées au logement et ses impacts sur le marché de la maison individuelle (les aides au logement qui existent encore aujourd'hui). Il analyse dans ce cours l'importance des commissions constituées par l'Etat, qui contrairement aux apparences ou à la manière dont elles sont présentées, ne sont pas de simples petits groupes de personnalités devant se prononcer sur un sujet quelconque qui sera immédiatement enterré, mais une véritable fabrique de l'opinion publique.

 

Il faudrait citer ce qu'en dit Pierre Bourdieu tel qu'il est retranscrit dans un article du Monde Diplomatique en janvier 2012.
http://www.monde-diplomatique.fr/2012/01/BOURDIEU/47159

 

«Un homme officiel est un ventriloque qui parle au nom de l’Etat : il prend une posture officielle — il faudrait décrire la mise en scène de l’officiel —, il parle en faveur et à la place du groupe auquel il s’adresse, il parle pour et à la place de tous, il parle en tant que représentant de l’universel.

 

On en vient ici à la notion moderne d’opinion publique. Qu’est-ce que cette opinion publique qu’invoquent les créateurs de droit des sociétés modernes, des sociétés dans lesquelles le droit existe ? C’est tacitement l’opinion de tous, de la majorité ou de ceux qui comptent, ceux qui sont dignes d’avoir une opinion. Je pense que la définition patente dans une société qui se prétend démocratique, à savoir que l’opinion officielle, c’est l’opinion de tous, cache une définition latente, à savoir que l’opinion publique est l’opinion de ceux qui sont dignes d’avoir une opinion. Il y a une sorte de définition censitaire de l’opinion publique comme opinion éclairée, comme opinion digne de ce nom.

 

La logique des commissions officielles est de créer un groupe ainsi constitué qu’il donne tous les signes extérieurs, socialement reconnus et reconnaissables, de la capacité d’exprimer l’opinion digne d’être exprimée, et dans les formes conformes. Un des critères tacites les plus importants dans la sélection des membres de la commission, en particulier de son président, est l’intuition qu’ont les gens chargés de la composition de la commission que la personne considérée connaît les règles tacites de l’univers bureaucratique et les reconnaît : autrement dit, quelqu’un qui sait jouer le jeu de la commission de la manière légitime, celle qui va au-delà des règles du jeu, qui légitime le jeu ; on n’est jamais autant dans le jeu que quand on est au-delà du jeu. Dans tout jeu, il y a des règles et le fair-play (...)»

 

Cette approche, et la désignation de commissions supposées rendre des avis et des rapports sur tel ou tel autre sujet, n'est pas aussi peu importante que l'on pourrait le penser. Il ne faut pas oublier l'inflation très importante de la désignation de commissions qu'ont connu les présidences de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande, qu'elles concernent la productivité des entreprises françaises ou le temps de travail des salariés. Ces deux cours de Pierre Bourdieu mettent en lumière que ces commissions et le choix de leur président sont tout sauf anodins, et qu'elles préfigurent des décisions politiques impactantes et que le gouvernement utilise ces commissions pour rendre officielles les idées qui sont envisagées par des lobbys au sein du gouvernement et qui sont simplement relayées dans ces commissions et par leur président.

 

Pour en revenir à la commission présidée par Michel Pébereau, on retrouve dans les vingt membres qui la composèrent toute une brochette de libéraux, de banquiers, ou d'ex-banquiers centraux : Patrick Artus, Christian Blanc, Pascal Lamy, Edouard Michelin, Jacques de Larosière, Michel Camdessus, Xavier Fontenet, Alain Lambert, Xavier Musca ... Des pistes présentées par des donneurs de leçon qui impactent aujourd'hui encore l'évolution des finances publiques et les décisions du gouvernement.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Rapport_P%C3%A9bereau_sur_la_dette_publique

 

Ces commissions dont faisait une telle consommation Nicolas Sarkozy ou son successeur François Hollande ne sont pas simplement là pour faire jolies ! Elles sont là pour fabriquer l'opinion publique, et ce sont des lieux d'affrontement entre plusieurs groupes sur des choix politiques impactants pour notre vie de tous les jours. Je ne verrais plus les commissions et leurs présidents comme de simples hochets donnés à des personnalités politiques pour les satisfaire à la place de postes ministériels, mais comme des chevaux de Troie qui arrivent masqués pour rendre légitimes et publiques des décisions illégitimes et partisanes !

 

 

Saucratès



07/07/2014
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