Critiques de notre temps

Critiques de notre temps

De la démocratie ou du principe de graphè paranomon

De la démocratie ou du principe de graphè paranómōn

 

Par Saucratès 

 

Istanbul, mardi 6 septembre 2022

 

La France est-elle une démocratie ? Et si cette réponse est «oui», est-il possible d’expliquer comment on peut appeler «démocratie» un régime dans lequel le pouvoir est confisqué par une infime minorité de personnes appartenant à une élite économique, financière, administrative ou nobiliaire, et dans lequel le peuple n’a d’autres choix que d’obéir aux lois et voter une fois l’an pour l’un des cinq gugusses qu’on lui présente pour supposément le représenter ? Et tous ceux qui applaudissent frénétiquement au mot «démocratie», qui agressent aveuglément toute critique de la supposée démocratie française (pour faire simple AMA, POLO, Bokapola ou Lesseps) ne sont-ils pas tout simplement les bénéficiaires de ce système ?

 

Démocratie : Du grec ancien, démos, peuple, et kratos, pouvoir. Ou en conséquence, «du pouvoir du peuple». Il s’agit véritablement à la fois d’un mot fourre-tout, qui englobe tout (après tout, les pays de l’Europe de l’Est du Pacte de Varsovie ne se faisaient-ils pas appeler des «démocraties populaires» alors que les États d’Europe occidentale, liés à l’OTAN, ne se faisaient-ils pas appeler «démocratie parlementaire»), mais aussi de la plus grande invention de l’humanité, qui nous vient dans son acceptation première, de la Grèce Antique, et tout particulièrement de la cité antique d’Athènes. C’est la première civilisation à avoir mis en œuvre une organisation démocratique de la vie publique, entre ses membres, à théoriser le droit de chacun des citoyens de la cité, d’Athènes, à participer à la vie collective, à l’élaboration des lois, aux décisions publiques engageant la vie de tous. 

On a parlé de miracle grec en parlant de cette invention de la démocratie et cela énervait Cornelius Costariadis. Lire Cornelius Costariadis est intéressant, comme la lecture de tous les grands philosophes, parce que cela nous permet de nous placer sur les épaules des géants qui nous ont précédé plutôt que de tenter de réinventer stupidement et péniblement ce que d’autres ont déjà écrit ou pensé avant nous. En effet, selon lui, il faudrait alors parler de miracle pour toutes les autres civilisations qui sont apparues sur Terre depuis l’Antiquité.

 

Au fond, la démocratie athénienne n’est qu’une réinterprétation d’un fond immémoriel de l’humanité que l’on trouve dans toutes les sociétés sans État encore existantes, en Australie ou en Amérique amazonienne, et dans les sociétés archaïques passées, disparues ou assimilées comme les tribus germaniques de l’Antiquité ou la Ligue des Iroquois, de son vrai nom «le peuple de la grande maison».

 

Cette légende, cette histoire ont survécu aux siècles et aux millénaires et nous ont été transmis à nous, européens, leurs descendants, leurs représentants, et tous les peuples que nous avons influencés. 

 

Évidemment, on peut tout dire de la démocratie athénienne, qu’elle ne concernait que les citoyens hommes, mais excluait les femmes et les esclaves. Qu’elle avait inventé ce principe invraisemblable d’élection et de nomination de représentants dont la durée du mandat s’étendait de un jour à une année. Qu’elle avait inventé ce droit invraisemblable du peuple à faire la loi, à proposer des textes de loi au vote de l’assemblée, par tout citoyen. Ce même droit que l’on retrouvait aussi dans les structures démocratiques du «peuple de la grande maison», où, là aussi, les lois, les affaires étudiés par le grand conseil de la Fédération  pouvaient être soumises par n’importe quel membre du «peuple de la grande maison».

Mais il y avait une autre disposition contingente à ce droit octroyé à tout citoyen athénien. Il existait une procédure dite ‘graphè paranómōn’ (en grec ancien γραφὴ παρανόμων). «Cette expression grecque signifie poursuite contre des projets de lois illégaux. Il s’agissait d’une action publique, portant sur un acte présumé contraire à l’intérêt général.»

 

Cornelius Costariadis en parlait de la manière suivante :

 

«Ainsi de la graphè paranomôn, institution très importante et sur laquelle nous reviendrons. Elle est bien connu depuis longtemps (Gustave Glotz fut l’un des premiers à insister sur l’importance de la graphè paranomôn, l’action publique pour Motion illégale, comme frein que la démocratie athénienne s’impose à elle même), mais il a fallu attendre que Moses Finley en parle à nouveau dans son livre sur la démocratie grecque pour que l’on voie clairement à quel point c’est une institution fantastique, fondamentale. De quoi s’agit-il ? Tout citoyen athénien peut proposer une loi à l’Assemblée du peuple, et celle-ci peut éventuellement l’approuver ; mais n’importe quel autre citoyen peut ensuite traîner le citoyen auteur de la proposition devant un tribunal et le faire condamner pour avoir poussé le corps souverain, l’ekklèsia, l’assemblée du peuple, à voter une loi up injuste : voilà la graphè paranomôn. Fantastique vaccination, énigme de la démocratie, de la société autonome ! Le fait etait là, mais personne avant Finley n’en avait vu la signification profonde. On pourrait d’ailleurs ajouter d’autres traits à ceux qu’il indique, et notamment que cette procédure renvoie à une conception explicite de la démocratie comme régime sans aucune norme extérieure à lui-même, en tout cas aucune norme politique législative. Il revient donc aux citoyens non seulement de faire la loi mais de répondre à la question : qu’est-ce qu’une loi juste, une bonne loi ? Et cela sans ouvrir aucun livre sacré ni écouter un prophète - il n’y a pas de prophète. Ni non plus, et c’est très étonnant, consulter l’oracle. On consulte l’oracle de Delphes pour savoir quelles sont les actions qu’il faut ou non entreprendre : organiser une expédition, bâtir une cité, choisir où la bâtir, etc. Mais on n’a jamais eu l’idée de lui demander quelle loi établir. Jamais.»

 

Cornelius Costoriadis, «Ce qui fait la Grèce», Séminaire du 17 novembre 1982.

 
L’institution de la graphè paranómōn est une procédure qui possède de nombreuses autres dispositions, comme par exemple d’engager la responsabilité du président de l’ekklésia pendant une année complète, année pendant laquelle toutes les lois qui auront été votées pourront entraîner sa condamnation, sachant que la peine d’atimie pouvait être prononcée apres trois condamnations pour graphè paranómōn.

 

https://www.frwiki.net/wiki/Graphe_paranomon

 
Bizarrement, nos si belles démocraties parlementaires n’ont jamais proposé ni envisagé de mettre en œuvre une procédure tirée ou inspirée de la graphè paranómōn athénienne. Jamais. Il n’existe rien de tel. La possibilité de poursuivre un ministre devant la cour de justice de la République n’est en rien une procédure ressemblant à la graphè paranómōn, au mieux une pâle interprétation. 

Nos parlementaires peuvent ainsi proposer des lois qui les avantagent eux personnellement ou les groupes de pression, les industriels, les membres de l’élite qui en profiteront ensuite. Ainsi, certains peuvent se faire désigner comme PDG du groupe issu du rapprochement des caisses d’épargne et des banques populaires même si ce même personnage en avait été lui-même le promoteur et l’instigateur lorsqu’il était secrétaire général de l’Élysée, sans qué celui-ci puisse être condamné par la suite. Des entreprises et des banques peuvent faire privatiser des établissements où des entreprises publiques sous l’égide dé gouvernements de gauche ou de droite afin de les faire disparaître ou de s’enrichir immodérément. Un président des riches peut faire disparaître l’impôt sur la fortune au bénéfice des milliardaires qui ont organisé ou permis son élection à la présidence de la République, sans qu’aucune action ne puisse être menée contre ces lois iniques ou illégitimes. 

La seule procédure apte à combattre la prise illégale d’intérêts de toutes ces élites qui nous gouvernent, est justement cette institution qui n’a pratiquement jamais été étudiée, n’a jamais été copiée, n’a jamais été envisagée comme moyen de réguler cette démocratie et ces innombrables dérives. À quand la mise en œuvre de la graphè paranómōn dans la démocratie européenne ou la démocratie française ? À quand la possibilité de faire condamner des hommes politiques et ceux qui cherchent à profiter des modifications des lois, et faire annuler les lois iniques votées au cours de ces dernières mandatures ?

 

 
Saucratès

 

Nota : Le terme ‘graphè’ ou ‘graphai’ (en grec ancien γραφὴ ou γραφαί) qui signifie actions publiques se distingue des «dikai» (δίκαι) qui se rapportent aux actions privées civiles, commerciales ou pénales.

 

A noter que dans ces actions judiciaires, que ce soit des actions privées (dikai) ou publiques (graphai), lorsque le demandeur ou le plaideur échouait à démontrer la faute de son adversaire, il devait donner des dommages ou intérêts. En cas de graphai, «les peines étaient afflictives ou pécuniaires au profit du trésor. S’il y avait acquittement, et que l’accusateur n’avait pas obtenu 1/5ème des voix, il devait payer une amende de 1000 drachmes.»

http://philo-lettres.fr/grec-ancien/justice-athenienne/



11/09/2022
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