Critiques de notre temps

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Nouvelles réflexions sur le Pouvoir

Nouvelles réflexions sur le Pouvoir

Par Saucratès 

Saint-Denis de La Réunion, lundi 7 août 2023

 

Dans mes recherches ou réflexions autour du concept de pouvoir, les chefferies amérindiennes d’Amazonie décrites par Pierre Clastres constituent l’un de mes objets préférés de réflexion. Ces chefferies se situent peu ou prou à l’une des extrémités les plus éloignées du spectre du pouvoir, tandis que nos sociétés occidentales modernes technologiques et supposément démocratiques se situent à l’autre bout de ce large spectre. 

Au sujet de ces chefferies amérindiennes, Pierre Clastres les présentait comme des ‘sociétés contre l’Etat’. Il n’a pas seulement étudié la tribu des indiens Guayakis, mais également quelques autres tribus amérindiennes comme les Yanomami. Et j’ai trouvé intéressante et pertinente la question que certains penseurs se posaient sur ces sociétés contre l’Etat. Comment des peuples peuvent se protéger d’un concept, le pouvoir coercitif, qu’ils n’ont pas connu ? Comment peuvent-ils avoir développé des mécanismes pour s’en protéger s’ils n’ont jamais expérimenté le pouvoir coercitif ? Comment cela peut-il s’expliquer ? L’apport selon ces penseurs de Pierre Clastres était de présenter ces sociétés non pas sans pouvoir, comme des sociétés auxquelles il manque quelque chose, le pouvoir coercitif, mais bien au contraire des sociétés où il y a quelque chose de différent, où toute la société est construite pour s’opposer à l’apparition du pouvoir.

 

Les chefferies amazoniennes sont en effet des particularités dans le domaine du pouvoir. Pas seulement par rapport au concept du pouvoir occidental, de l’usage du monopole pour l’Etat de la violence légitime. Les chefferies amazoniennes sont des exceptions par l’absence de toute forme de pouvoir coercitif dévolu au chef et à ses séides. On retrouve des sociétés à base de royauté sacrée (ou non) en Afrique. Où ce roi sacré (ou non) dispose de gens à lui, de gens du roi, pour user de la violence à son bénéfice et celui de ses hommes. On retrouve aussi des concepts de sociétés lignagères en Afrique, avec des chefs de lignages et des chefs à peau de léopard. On trouve des sociétés à Big Men (grand homme) en Océanie et en Mélanésie, mais également des royautés puissantes. On trouve des sociétés à classes ou à castes en Asie, avec des nobles et des roturiers et même des esclaves (esclavage pour dettes). L’Australie est plus ou moins à part avec des sociétés que j’aurais de la peine à décrire sous forme de concept de pouvoir (je ne pense pas qu‘Alain Testard aborde les sociétés aborigênes australiennes sous l’aspect du pouvoir politique). Y existe-t-il des chefs ? Il y existe en tout cas des responsables de culte, de sociétés secrètes, comme on en retrouve également en Afrique (je parle des sociétés secrètes). On y trouve des guerres, des guerriers, des vieux hommes puissants avec des filles à marier et de grands pouvoirs religieux, témoignage de leur puissance.

 

Et dans toutes ces sociétés, on peut noter ce que l’on appelle communément une malédiction attachée au fait d’être des chefs.

 

1. Le Big Men mélanésien passera sa vie à trimer durement pour correspondre et maintenir son statut de Big Men, impliquant de régaler largement en patates douces, en ignames et en cochons rôtis ses coreligionnaires, sans recevoir aucune aide de leur part. 

2. Le roi sacré africain sera mis rituellement mis à mort dès lors que le cycle de la nature sera perturbé, déréglé, que la sécheresse guettera ou qu’une inondation surviendra. Tout puissant pendant sa vie, mais à la merci de la moindre catastrophe naturelle ou signe de désordre social. 

3. Les chefs dans les sociétés indiennes de la côte nord-est américaine devait pour sa part, pour maintenir son statut et sa position sociale, toujours offrir des potlachs majestueux et généreux, et devait toujours rendre plus ou détruire autant ou plus qu’il avait reçu par le passé. Avec le risque de perdre son statut et le risque de déchéance s’il ne pouvait pas rendre plus.

 

4. Et quand au chef amérindien, il était toujours à la merci d’être rejeté par les membres de sa tribu s’il ne les représentait pas convenablement, s’il les entraînait dans une guerre dont ils ne voulaient pas ou inversement. À la merci du fait, du risque que les membres de sa tribu ne lui préfèrent un autre chef, un autre membre de la tribu parlant mieux ou les représentant mieux.

 

5. Dans une société beaucoup plus proche géographiquement de nous (mais pas temporellement), les sociétés grecque ou romaine antiques, la reconnaissance de la grandeur des familles riches dépendaient des dons qu’ils réalisaient, qu’ils offraient, des jeux qu’ils finançaient ou des actions d’évergétisme qu’ils offraient à leur cité, tel monument ou telle statue qu’ils avaient financés. À cette époque aussi, le statut social était aussi inséparable des dons offerts, comme en Mélanésie ou sur la Côte nord-ouest américaine. Il n’est plus que dans nos sociétés supposément égalitaires où les riches et les puissants n’ont plus nécessité de donner pour maintenir leur statut social. L’impôt a supposément remplacé les dons, mais les plus riches cherchent et réussissent à y échapper presque totalement. 

 

Néanmoins, au regard de ce spectre très large que peut prendre le pouvoir dans les sociétés humaines, peut-on imaginer que l’on trouve des formes très proches de ce pouvoir, à la fois à un bout de ce spectre, parmi les sociétés amérindiennes les plus préservées, telles que les a observé Pierre Clastres dans les années 1960-1970, mais également à l’autre bout de ce spectre, dans nos sociétés occidentales modernes ? Et peut-on alors se demander ce qu’il faudrait alors en penser, en déduire sur la nature de ce pouvoir ?

 

Dans la description que fait Pierre Clastres d’une société indienne, les Yanoama, qui constitue l’archétype du chef amérindien et de sa potentielle déchéance : 

 

«Disons seulement que la personne de Fusiwe [chef du peuple Yanoama décrit par une brésilienne enlevée qui vécut quelques décennies auprès d’eux] illustre parfaitement la conception indienne du pouvoir, radicalement différente de la nôtre en ce que tout l’effort du groupe tend précisément à séparer chefferie et coercition et donc à rendre en un sens le pouvoir impuissant. Concrètement, un chef - dirigeant ou guidé, faudrait-il plutôt le nommer - ne dispose sur ses gens absolument d’aucun pouvoir, hors celui - tout différent - de son prestige auprès d’eux et du respect qu’il sait inspirer.

 

D’où ce jeu subtil entre le chef et son groupe, jeu lisible entre les lignes du récit d’Elena (Yanoama. Récit d’une femme brésilienne enlevée par les Indiens, Plon, Terre humaine, 1968), et qui consiste pour le premier à savoir à chaque instant apprécier et mesurer les intentions du second, pour s’en faire ensuite le porte-parole. Tâche délicate, toute en finesses, de s’accomplir sous le discret mais vigilant contrôle du groupe. Que celui-ci repère le moindre abus de pouvoir (c’est-à-dire l’us du pouvoir), et c’en est fait du prestige du chef : on l’abandonne, au profit d’un autre plus conscient de ses devoirs. 

 

Pour avoir tenté d’entraîner sa tribu en une expédition guerrière qu’elle refusait, pour avoir confondu son désir et les intentions du groupe, Fusiwe se perdit. Délaissé de presque tous, il persista néanmoins à faire sa guerre pour y laisser finalement la vie. Car sa mort, presque solitaire, est en fait un suicide : le suicide d’un chef qui ne put supporter le désaveu infligé par ses compagnons, d’un homme qui, faute de pouvoir survivre comme chef aux yeux de ses gens et de sa femme blanche, préféra mourir comme un guerrier.»

 

Pierre Clastres, «Une ethnographie sauvage - Recherches d’anthropologie politique», pages 38-39

  

Vous me direz : il n’y a absolument aucune ressemblance avec le pouvoir politique dans nos sociétés occidentales, avec le fonctionnement de l’Etat. Et pourtant, en lisant ces lignes, je n’ai pu m’empêcher de faire un parallèle avec le fonctionnement de groupes d’égaux, avec mon propre ressenti. Et tout particulièrement avec le fonctionnement d’une section syndicale d’entreprise. Là aussi, le délégué syndical ou le responsable de la section syndicale ne tient son pouvoir que du libre choix des adhérents de sa section. Lui aussi il tient son pouvoir de sa capacité à parler pour le groupe et à le représenter. Lui aussi il ne peut pas conduire ses adhérents au conflit avec l’ennemi (l’employeur), si ceux-ci ne le souhaitent pas. Et inversement. Et là aussi, le délégué syndical court le risque que ses adhérents considèrent qu’un autre responsable parlera mieux et les représentera mieux. Alors évidemment, pas de suicide rituel de l’ancien chef désavoué (mais en dépassant les bornes avec le patron, il peut se faire licencier et il le sera probablement à la fin de sa protection), pas d’obligation de parler dans les cérémonies du groupe … (mais n’est-ce pas ce que l’on attend de lui ?).

 

Evidemment, le conflit et l’opposition avec le patron de l’entreprise est sensé relever de la théâtralisation. Mais aux yeux du personnel et des adhérents, la fraternalisation avec l’employeur risquerait d’être considérée comme une trahison. Et enfin, dernière ressemblance, le pouvoir du délégue syndical comme celui du chef amazonien repose sur leur légitimité à représenter le groupe, sur leur prestige ou sur le respect qu’ils savent inspirer (pour reprendre les mots de Clastres), réels, fantasmés ou usurpés, aux yeux de leurs coreligionnaires ou de leurs mandants. De la même manière, comment réagiraient des salariés et des militants syndicaux si leur délégué se transformait en dictateur, les forçait à travailler pour lui ou cherchait à transmettre sa charge de dirigeant à la personne de son choix ?

A bien réfléchir, ce que Clastres décrit comme une société contre l’Etat n’est peut-être qu’une forme normale de fonctionnement d’un groupe d’égaux, dans une société d’égaux. À moins qu’on ait peut-être juste retrouvé avec les syndicats le fonctionnement idéal d’un groupe d’égaux, à l’égal du fonctionnement des sociétés amazoniennes archaïques, même dans notre société ultra-libérale et ultra-policée. 

 

Et on trouve à l’œuvre dans notre société moderne une volonté politique de combattre ce fonctionnement entre égaux. Il est intéressant de voir que ce fonctionnement idéal de la section syndicale ne s’observe pas plus haut dans la structure syndicale. Les syndicats, les branches de syndicats, les unions départementales de syndicat ne reposent plus sur des sociétés d’égaux, mais elles sont aseptisées, organisées avec des élections, des représentants désignés afin de contrôler les personnes qui seront finalement désignées pour diriger. On rentre dans des organisations où tout devient contrôler. Il ne faudrait pas qu’un leader charismatique parlant admirablement prenne le pouvoir et en abuse, comme l’exemple hitlérien l’avait utilement démontré. 

De la même manière, le politique tente de réguler le fonctionnement de la section syndicale pour en extirper cette forme de représentation politique archaïque qui terrorise le pouvoir. Le délégué syndical doit maintenant avoir maintenant prouvé sa représentativité en obtenant suffisamment de voix dès salariés de l’entreprise. Il ne pourra pas se représenter plus de trois fois à l’élection et ne pourra plus être désigné comme délégué syndical. 

La différence entre les sociétés contre l’Etat amazonienne et nos sociétés modernes occidentales, ou celles qui les ont précédées, ne repose peut-être pas tant sur des différences fondamentales, que sur l’idée que les dirigeants de ces sociétés différentes ont réussi à institutionnaliser leur fonctionnement pour permettre à certains chefs de se maintenir et de consolider leur pouvoir, et de se protéger des leaders trop charismatiques.

 

Les sociétés amazoniennes sont juste restées des accidents de la nature, conservant leur caractère de sociétés entre égaux, forcées de se designer des chefs mais qu’ils n’autorisent en aucun cas à consolider et à maintenir leur pouvoir. Il est surprenant, voire extraordinaire, que l’on puisse continuer à observer ce même genre de relations, ce même genre de fonctionnement, dans toutes les sociétés entre égaux que l’on observe dans nos sociétés occidentales ou non occidentales modernes. Associations de quartier, assemblées de copropriétaires, syndicats … Même si à chaque fois, dans chacune de ses instances, des chefs, des responsables, essaient de se réfugier derrière une institutionnalisation, derrière des règles, derrière des quorums, derrière des ordres du jour, pour conserver et maintenir leur pouvoir lorsqu’ils sentent qu’ils perdent de leur pouvoir, que la contestation apparaît. 

La société contre l’Etat de Clastres ne serait ainsi qu’une simple forme naturelle à l’Humanité d’un groupe d’égaux ? Mais il resterait malgré tout cet extraordinaire miracle qui voudrait que des peuples amazoniens aient réussi à maintenir ce fonctionnement de leurs sociétés sans présence d’un pouvoir coercitif au nom de l’Etat. Et cela reste un miracle.

 

Même si, et j’y reviendrais ultérieurement, cette absence de pouvoir coercitif étatique se traduit par une violence interne et externe de ce groupe, que ce soit à l’égard de ses propres membres dans le cadre des cérémonies d’initiation, ou à l’égard des groupes humains proches contre lesquels il existe un état de guerre presque permanent. Entre cette violence et la violence de l’Etat, je ne suis pas sûr de vouloir idéaliser les sociétés contre l’Etat ! Même si cette opposition est intellectuellement féconde et stimulante.

 

 

Saucratès

 

 

Nota : Évidemment, avec cette explication, j’idéalise le  fonctionnement de la section syndicale et de la désignation de son délégué syndical. J’en présente un archétype (au sens webérien de l’idéal-type) de la même manière que l’histoire du chef Fusiwe représente l’archétype du chef amazonien. Dans certaines sections syndicales d’entreprises, là également, certains peuvent hériter du statut et du prestige de leurs parents, et on peut être ainsi dans certaines entreprises délégués syndicaux de père en fils ou de mère en fille, avec des dynasties de représentants syndicaux (cela implique qu’un employeur embauche les enfants de celui qui les emmerde régulièrement… ce qui devient moins commun désormais). À une autre échelle, l’ancien secrétaire général de la CFDT, Francois Chérèque, élu en 2002, n’avait-il pas été élu en tant que secrétaire général de la CFDT justement parce que son père en avait été le secrétaire général (adjoint) quelques décennies auparavant (1979), tout du moins en partie ? 



07/08/2023
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