Considérations sur l'organisation des sociétés humaines
Une Histoire de l’Afrique
Le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy de 2007, image du regard européen sur l’histoire africaine ?
Quelle est l’histoire de l’Afrique ? L’Afrique a-t-elle eu une histoire ? L’Afrique a-t-elle eu des civilisations extraordinaires qui ont marqué les mémoires de ces habitants, qui ont marqué l’histoire de leur empreinte ?
Il est trop souvent raconté que l’Afrique n’a pas eu d’histoire, que l’Afrique n’a pas eu de grandes civilisations. C’est évidemment totalement faux. Et dans cet ordre des choses, le discours de Dakar du président de la République française Nicolas Sarkozy est une abomination ou plutôt relève d’une stupidité abyssale. Pour ceux qui l’ont oublié, voici la partie du discours du président Nicolas Sarkozy incriminé :
«Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.»
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/11/09/le-discours-de-dakar_976786_3212.html
Le reste du discours de Nicolas Sarkozy pouvait être à peu près acceptable ; le drame de Nicolas Sarkozy, le drame de ce discours, c’est ce passage. La rencontre de la petite et de la grande histoire. Le paysan africain tout comme le paysan européen ont toujours vécu au fil des saisons et vivent probablement encore aujourd’hui, probablement même dans les fermes industrielles, au fil des saisons. L’harmonie avec la nature et l’éternel recommencement des tâches, c’est le propre de la vie agricole, de la vie à la campagne, et cela correspond tout autant au paysan africain qu’au paysan européen ou au paysan chinois. Il s’agit même désormais de l’idéal de tout citadin voulant revenir vivre à la campagne en communion avec la nature.
L’idée de ne pas être suffisamment rentré dans l’histoire énoncée par Nicolas Sarkozy a probablement trait à la faible présence de traces de grandes civilisations en Afrique. De l’absence de murs ou de constructions cyclopéennes probablement, à l’exception de la civilisation égyptienne. Mais le plus humoristique dans cette vision européenne de l’histoire africaine, c’est que la mémoire de la grande civilisation grecque, fondement de la culture européenne, et des écrits de ces grands philosophes et penseurs, n’est pas un héritage européen. L’Europe doit d’avoir retrouvé cette mémoire et cette connaissance à la civilisation islamique et à ses penseurs arabes et africains le plus souvent.
Les autres traces ou constructions cyclopéennes européennes ne sont d’ailleurs pas considérées comme des traces de civilisations. Les mégalithes celtes, les tumulus, les menhirs dressés ou couchés, le site de Göbekli Tepe, ne constituent probablement pas, aux yeux de Nicolas Sarkozy comme aux yeux de tous ceux qui pensent comme lui, de traces de grandes civilisations ayant marqué l’histoire. Au fond, à leurs yeux, seules la Grèce antique et Rome ont marqué l’histoire, et sans la civilisation musulmane, sans l’Arabie, sans l’Afrique, sa signification réelle et la connaissance de son écriture et de son histoire aurait disparu. Seuls des ruines de châteaux-forts, des hautes murailles encerclant des villes et des citadelles représentent la civilisation. Le reste n’est rien à leurs yeux.
Ainsi, au fond, qu’est-ce que l’histoire européenne ? Quelques grandes constructions datant du sixieme et du cinquième siècle avant notre ère, il y a 2.500 à 2.600 ans, et qui a perduré quelques siècles ? L’histoire de l’Europe se serait-elle éteinte après le milieu du sixième siècle après notre ère, avant cette période obscure dont ne subsiste que des châteaux forts et des murailles ? L’histoire construite par l’Europe, c’est une histoire officielle construite par des gouvernements successifs depuis le dix-huitième ou le dix-neuvième siècle, dans un but d’abord scolaire et patriotique. Si l’Afrique n’a pu le construire, c’est d’abord à cause de ceux qui l’ont colonisé et qui ont cherché à détruire le souvenir de leur passé. De la même manière que les européens ont détruit la mémoire et le souvenir des peuples américains, mayas, incas, aztèques …
Pour échapper à cette vision restrictive sur l’histoire africaine, il serait bon de rappeler la véritable histoire africaine, pour ce que l’on en connaît. Mes sources se baseront sur les huit volumes de l’Histoire générale de l’Afrique, publié par le Comité scientifique international pour la rédaction d’une Histoire générale de l'Afrique, sous l’égide de l’UNESCO.
«L’Histoire générale de l’Afrique (HGA) est un projet en deux temps entrepris dès 1964 et qui se poursuit aujourd’hui. Durant sa treizième session, la Conférence générale de l’UNESCO a appelé l’institution à entreprendre cette initiative à la suite du vif besoin ressenti par les États membres africains récemment indépendants de reconquérir leur identité culturelle, de remédier à l’ignorance généralisée sur le passé du continent africain et enfin de se libérer de la lecture coloniale de leur histoire.» Source Wikipédia
Une approche de l’histoire africaine, afin que l’on cesse de dire de l’Afrique qu’elle n’eut pas d’histoire avant sa colonisation par l’Europe
Il faut lire ce post sur l’histoire africaine de cette manière, comme une tentative de contredire, de prendre le contrepied de tous ceux qui disent, pensent et écrivent que l’histoire africaine est en jachère, que l’Afrique n’a pas eu d’histoire. Bien sûr, on peut rappeler que l’Europe n’eut guère plus d’histoire que l’Afrique et le reste du monde, si on excepte la permanence des grandes civilisations chinoises, indiennes et japonaises. De toutes ces cultures, seule la civilisation japonaise et dans une moindre mesure la civilisation chinoise, échappèrent à la colonisation européenne. Le reste du monde fut conquis et leur population parfois totalement remplacée par la population descendante des européens (Australie, Amérique, Océan Indien…).
L’histoire européenne est inséparable des temps obscurs, médiévaux où la barbarie semble régner en maître. L’histoire de l’Europe se perd elle-aussi dans une brume historique où émergent ici et là quelques dates et événements probablement reconstruits. Elle n’est pas différente de l’histoire africaine à cette différence près que des états africains ne surent pas reconstruire cette histoire nationale autour du dix-neuvième siècle puisqu’ils n’existaient plus, colonisés qu’ils étaient.
1. La Nubie, l’Egypte et l’Ethiopie
Evidemment, nul historien ne nie l’importance de l’Egypte pharaonique dans l’histoire du monde, avec les traces gigantesques des tombeaux de ses pharaons, où les merveilles de la ville d’Alexandrie comme son phare ou sa bibliothèque qui ont malheureusement disparu. On parle moins de la Nubie, autre versant de la culture monumentale égyptienne, de cette Nubie qui conquit l’Egypte et qui gouverna pendant plus d’un siècle l’Égypte et qui donna naissance à une dynastie de pharaons nubiens. La civilisation nubienne apparut dès -3100 avant notre ère et se perpétua jusqu’à notre ère avec l’empire de Koush puis le royaume de Méroé.
A partir des premiers siècles de notre ère, le royaume nubien de Méroé s’effondre mais son histoire rejoint alors l’histoire du royaume chrétien d’Axoum en Éthiopie, dont l’histoire s’étend du premier siècle jusqu’au septième siècle. Mais l’effondrement du royaume d’Axoum ne signifie pas la fin d’un royaume chrétien en Afrique noire puisque le royaume d’Ethiopie des Salomonites lui succéderont jusqu’à notre époque.
2. Carthage puis Rome
Carthage est fondée en -814 avant notre ère. Il s’agit d’abord d’un comptoir phénicien, à l’égal de Cadix ou d’Utique. Elle devient autonome à partir du quatrième siècle avant notre ère. D’abord en conflit avec les cités grecques de Sparte et de Syracuse, Carthage deviendra l’ennemi de Rome au cours des guerres puniques. Elle sera rasée et son site sera déclaré maudit aux alentours de -146 avant notre ère. Principal adversaire de Rome et de la Grèce, ces deux cultures feront tout leur possible pour éliminer toute trace de Carthage et la présenteront de la pire manière.
Le Maghreb sera par la suite conquis par l’empire romain ainsi que l’intérieur des terres, où les romains construiront aqueducs, théâtres et thermes, et municipalités. Cette occupation durera quatre ou cinq siècles, soit autant de temps qu’en Gaule romaine. En 429 de notre ère, les Vandales, peuple germanique, installés en Espagne, traversent le détroit de Gibraltar et conquièrent les provinces romaines du Constantinois, de Carthage, puis des îles de Méditerranée occidentale. À partir de +533, l’empire byzantin éliminera en trois mois l’autorité vandale, puis rétablira les structures administratives romaines, au prix d’une insécurité chronique et de schismes dogmatiques religieux. L’occupation byzantine de l’Afrique romaine tiendra un siècle et demi, avant la conquête musulmane.
3. Les masques de la culture Nok
La culture Nok est essentiellement connue pour ses gigantesques masques en terre cuite retrouvés au cours de fouilles. Cette culture apparaît dans le centre du Nigéria vers -1500 ans avant notre ère et disparaît juste avant notre ère. Elle decouvre la céramique dès -1500 et entre dans l’âge du fer à partir de -1000 ou -800 avant notre ère. Elle constitue la première culture agricole sur les marges de la forêt vierge de l'Ouest africain. Cette culture n’a pas laissé de grandes constructions urbaines, semblant vivre en petits villages familiaux.
4. Les ruines du Grand Zimbabwé
Le Grand Zimbabwe fut bâti au cours d'une période se situant entre le onzième et le quinzième siècle de notre ère, par le peuple bantou ou shona, capitale d’un royaume s’étendant sur le Zimbabwé actuel et le Mozambique. Lorsque les portugais le visitent les premiers, au seizième siècle, le Grand Zimbabwé n’est déjà plus que ruines. Ruines de murailles et de tours de pierre inscrites aujourd’hui au patrimoine mondial de l’humanité.
Le terme Zimbabwé serait notamment la contraction de «dzimba dza mabwe» qui signifie «grandes demeures de pierre» en langue Shona. À noter que les européens chercheront d’abord à prouver que ces ruines ne peuvaient être d’origine africaine mais que ces ruines provenaient forcément de peuples du pourtour européen, phéniciens ou juifs.
5. L’empire des Almoravides
Si un peuple africain a marqué l’histoire de l’Europe, c’est bien l’empire des Almoravides (de l’Arabe ‘al-morabitoun’), né de tribus berbères sahariennes qui nomadisaient entre le sud du Maroc et le fleuve Sénégal. Partis du Sénégal et de la Mauritanie, ils conquirent la plus grande partie du Maghreb à partir de 1040 jusqu’en Andalousie en Espagne. L’empire des Almoravides s’effondrera en 1144 remplacé par celui des Almohades, qui s’effondrera lui-aussi à son tour au treizième siècle.
Accessoirement, la carte affichée au début de cet article ne mentionne aucun de ces deux empires qui représentent pourtant la conquête par des peuples berbères du Maghreb et d’une partie de l’Espagne. L’empire des Almoravides est surtout un souvenir encore présent en Afrique occidentale, et notamment à Dakar. Mon enfance scolaire y a notamment été rythmé par le récit de leurs prouesses guerrières et de leurs guerriers et dirigeants.
6. Les empires du Mali, Songhaï et du Ghana
L’empire du Ghana a existé entre le troisième et le treizième siècle de notre ère. Il s’effondrera à partir du onzième siècle, d’abord envahi par les Almoravides, et finalement par l’empire du Mali. L’empire du Ghana comme celui du Mali auront pour capitale Ouagadougou puis Tombouctou. En 1324, l’empereur du Mali, Mansa Moussa, fera un pèlerinage fastueux jusqu’à La Mecque, soit un périple de près de 6400 kilomètres pendant deux ans, pendant lequel il distribuera plus d’une dizaine de tonnes d’or, dont l’histoire se rappelle encore. À son retour, il fera notamment construire la grande mosquée de Djingareyber à Tombouctou. Mais il s’agit de constructions en terre, nécessitant un entretien et un ravalement permanent, plus fragiles que des constructions en pierres cyclopéennes.
Saucratès
Le féminisme et la recherche universitaire sur la violence
Les sciences sociales vont mal, très mal, envahies par les thèses des féministes maladives et des tenantes de l’intersectionnalité revancharde. Il y a quelques siècles de cela, des philosophes comme Rousseau, La Boétie, Marx ou Machiavel cherchaient à expliquer l’origine de la violence, à expliquer la vie en société. Il y a quelques décennies de cela, des anthropologues et des sociologues comme Clastres, Bourdieu ou Testard cherchaient à expliquer l’origine des sociétés humaines et à comprendre la violence inhérente à la vie en société.
1. Une vision féministe étriquée de la violence
Mais aujourd’hui, rien de tout cela. Des féministes haineuses comme Lucile Peytavin s’emparent du sujet et plaquent sur ce problème de la violence des sociétés humaines leur monomanie de la haine des hommes. Elles essaient d’expliquer à l’aide de leur seul prisme intellectuel, ce mantra qui a donné naissance à #meetoo et à #balancetonporc.org, qu’elles ressassent à longueur de temps et à longueur de jour : combattre les hommes, poursuivre judiciairement ou médiatiquement les hommes, faire des hommes les seuls responsables de toutes les misères féminines, de tous les malheurs du monde, de tout ce qui ne va pas. La faute aux hommes.
Dans les misérables de Victor Hugo, on attribuait toutes les fautes à Rousseau. Désormais, les féministes attribuent toutes les fautes à l’Homme. L’homme avec un grand H, non pas seulement les hommes poursuivis sur #meetoo ou sur #blancetonporc.org, mais tous les hommes en général, responsables collectivement du fait de leur éducation, du fait de l’éducation qui leur est donné, du fait de leur égoïsme, du fait de leur domination sur les femmes. Cette façon de penser, cette façon d’être des féministes est abominable.
Plus besoin de réfléchir. Simplement besoin de trouver comment éliminer les hommes définitivement, les faire payer métaphoriquement d’abord, et désormais donc, à l’aide de la méthode de Lucile Peytavin dont elle semble fier comme Artaban (catastrophe, c’est un homme … fière comme Cléopâtre ?) financièrement le coût des violences qui leur sont imputées parce qu’ils sont des hommes, simplement des hommes.
Mais condamner des hommes juste parce qu’ils sont des hommes, n’est-ce pas justement le sexisme que les femmes combattaient et dénonçaient autrefois lorsqu’elles en étaient les victimes ? Vouloir faire payer les hommes juste parce que ce sont des hommes, n’est-ce pas remettre en cause jusqu’aux fondements de l’égalité des sexes ?
2. Vie en société et violence
Je ne peux pas rejoindre la vision manichéenne de Lucile Peytavin. La préhistoire humaine est un lieu inconnu. Les premières sociétés protohumaines courants sur des centaines de milliers d’années, ou des millions d’années précédant notre ère, ressemblaient-elles aux sociétés de gorilles, avec un mâle dominant au dos argenté et un harem de femelles (harem, terme impropre), aux sociétés de chimpanzés guerrières et agressives, ou aux sociétés de Bonobos fuyant la confrontation grâce à la sexualité ? Ou bien ressemblaient-elles aux sociétés d’Homo Naledi d’Afrique Australe, que l’on connaît si peu et qui diffèrent tellement des sociétés préhistoriques que l’on a imaginé. Si on savait répondre à cette question, si on connaissait précisément notre origine, ce serait tellement simple. Mais ce n’est pas le cas.
Si on se réfère aux seules sociétés historiques documentées, pour la majeure partie patriarcales, on peut penser que la violence émane des hommes, et que les femmes en sont majoritairement les victimes. Même lorsqu’elles furent dirigées par des femmes, même quand des castes de guerrières y dominaient l’ordre social, les hommes et les femmes sans pouvoir constituant le peuple en représentaient les victimes. Et au sein des victimes, les femmes et les plus faibles y constituaient encore la caste la plus basse des victimes. Et en dessous des femmes, les enfants. Avec cette seule possibilité d’échapper au statut de victimes en rejoignant la caste dominante, la caste des guerriers ou des guerrières. Mais seulement pour les plus forts et les plus fortes d’entre eux.
Chiffrer le coût de cette violence ? Quelle drôle d’idée ? Comme si le fait de donner une valeur aux dégâts dûs à la violence permettait de donner une valeur aux victimes ?
En tant qu’enfant victime de la violence de ma mère, je sais que la violence n’est pas réservée à l’homme. La violence dépend de certainement énormément de choses, de la moralité des gens, de leur capacité à se défendre et à se comporter, à réagir face à la violence et face aux prédateurs, qu’ils soient des hommes ou des femmes. Certains savent réagir. D’autres ne le savent pas. La capacité de violence que nous avons tous en nous dépend de nos propres filtres, de notre propre éducation, que nous soyons des hommes ou des femmes. Et du recul que nous avons sur notre capacité à faire le mal, à violenter les autres. On trouvera toujours un plus faible que nous à violenter.
Alors effectivement, on rencontre plus souvent de la bonté et de l’humanité chez des dames alors qu’elle semble absente chez certains hommes. Mais ce n’est pas général. Une armée de femmes paraîtrait moins dangereuse, moins violente, moins violeuse, plus respectueuse des droits des plus faibles, des droits des civils et des civiles, qu’une armée d’hommes, d’autant plus dangereux qu’ils sont jeunes, incapables de réfréner leurs plus viles envies et leurs plus viles angoisses de mort. Mais ne peut-on pas y assimiler ses armées de jeunes influenceuses sans aucune limite, sans aucune humanité autre que de plaire à leurs abonnés, même s’il faut briser, tuer, assassiner, harceler leurs adversaires, leurs concurrents ?
C’est la jeunesse qui tue plus que le sexe probablement. Imaginerait-on le même exercice mené par Lucile Peytavin se focalisant sur la jeunesse des violenteurs, violenteuses, harceleurs et harceleuses et chiffrant le coût de cette violence. Et pourrait-on alors penser à supprimer cette jeunesse, enfermer cette jeunesse, éradiquer les germes de cette violence chez les jeunes. Mais sans jeunes, il n’y aurait plus de sages.
Tout ceci est débile. L’analyse de Lucile Peytavin est d’une stupidité sans nom. Une énième exagération des ambitions hégémoniques du féminisme pour remplacer par une dictature féministe la supposée dictature patriarcale que les féministes combattent avec l’assentiment de tous ceux qui ont soit honte d’être des hommes, soit pensent pouvoir régner aux côtés des louves extrémistes féministes.
Saucratès
Les sociétés primitives et le Pouvoir
Violence privée contre monopole de la violence légitime dans les sociétés primitives
Par Saucratès
Saint-Denis de la Réunion, mercredi 29 novembre 2023
Pour en revenir à mon auteur préféré sur les sociétés primitives, Pierre Clastres, il écrit les choses suivantes dans un chapitre des ‘Recherches d’anthropologie politique’ dans le chapitre ‘La question du pouvoir dans les sociétés primitives’ :
«On retiendra qu’une propriété commune fait s’opposer en bloc les sociétés à État aux sociétés primitives. Les premières présentent toute cette dimension de division inconnue chez les autres, toutes les sociétés à État sont divisées, en leur Être, en dominants et dominés, tandis que les sociétés sans État ignorent cette division : déterminer les societes primitives comme sociétés sans État, c’est énoncer qu’elles sont, en leur Être, homogènes parce qu’elles sont indivisées. Et l’on retrouve ici la définition ethnologique de ces sociétés : elles n’ont pas d’organe séparé du pouvoir, le pouvoir n’est pas séparé de la société.»
Il écrit aussi :
«On sait que, dès son aurore grecque, la pensée politique de l’Occident a su déceler dans le politique l’essence du social humain (l’homme est un animal politique), tout en saisissant l’essence du politique dans la division sociale entre dominants et dominés, entre ceux qui savent et donc commandent et ceux qui ne savent pas et donc obéissent. Le social c’est le politique, le politique c’est l’exercice du pouvoir (légitime ou non, peu importe ici) par un ou quelques uns sur le reste de la société (pour son bien ou son mal, peu importe ici) : pour Heraclite, comme pour Platon et Aristote, il n’est de société que sous l’égide des rois, la société n’est pas pensable sans sa division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent et là où fait défaut l’exercice du pouvoir, on se trouve dans l’infra-social, dans la non-société.»
Et voilà comment Pierre Clastres interprète l’absence de pouvoir de coercition du chef dans les sociétés primitives qu’il étudie, c’est-à-dire les sociétés amérindiennes :
«La politique des Sauvages, c’est bien en effet de faire sans cesse obstacle à l’apparition d’un organe séparé du pouvoir, d’empêcher la rencontre d’avance fatale entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société primitive, il n’y a pas d’organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n’est pas séparé de la société, parce que c’est elle qui le détient, comme totalité une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l’apparition en son sein de l’inégalité entre maîtres et sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le pouvoir, c’est l’exercer ; l’exercer c’est dominer ceux sur qui il s’exerce : voilà très précisément ce dont ils ne veulent pas (ne voulurent pas) les sociétés primitives, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l’inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu’à renoncer à cette lutte, qu’à cesser d’endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission et sans libération desquelles ne saurait se comprendre l’irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu’elles y perdraient leur liberté.»
Ce questionnement sur le refus de l’inégalité est central selon moi dans une réflexion sur l’origine de l’Etat. Je lui ai longtemps donné une explication naturelle pour ma part. Le maintien de sociétés primitives s’expliquait selon moi par le milieu naturel dans lequel avaient réussi à subsister les dernières sociétés dites primitives de notre planète, c’est-à-dire les forêts primaires amazoniennes, les zones de jungles africaines et de Papouasie-Nouvelle-Guinée et d’Irian-Jaya. C’était grâce à des milieux naturels particulièrement hostiles que des groupes humains avaient pu tenir à distance la division entre dominants et dominés, parce qu’il y était impossible de survivre seul, en dehors de la protection d’un groupe, et même un grand chasseur, un grand guerrier ne pouvait y survivre si le groupe l’excluait de son village, de son peuple.
Cette explication, au fond strictement mécaniste, liée au milieu naturel, me semblait correspondre à l’idée exprimée par Pierre Clastres dans ses différents écrits. D’autres milieux naturels semblaient également avoir un impact favorable sur la préservation du pouvoir coercitif, à savoir les déserts et les milieux désertiques, en pensant au Kalahari des Bushmens ou à l’Australie des Aborigènes. Mais cela ne collait pas particulièrement avec le désert du Sahara ou d’Arabie et les tribus bédouines et touaregs qui y survivent et qui pourtant connaissent la division sociale entre maîtres et esclaves.
Et au fond, je sais parfaitement que cette explication mécaniste et évolutionniste ne satisferait en aucun cas Pierre Clastres lui-même.
La lecture des diverses œuvres d’Alain Testard offre une autre grille de lecture quant à l’apparition du pouvoir coercitif, même si j’ai l’impression que l’œuvre de Testard ne s’intéresse pas particulièrement à ce concept de pouvoir. Testard explique les différences entre les sociétés par une lecture fonctionnaliste de leur organisation. L’existence ou non de l’esclavage pour dettes, les diverses formes de prestations matrimoniales en vigueur chez les peuples, en séparant :
• les peuples qui pratiquent la dot, à savoir nos sociétés occidentales anciennes ou modernes
• les peuples qui pratiquent l’institution du prix de la fiancée, où, à l’inverse de la dot, c’est le mari qui achète une femme
• les peuples qui pratiquent l’institution du service de la fiancée, où le futur gendre doit se mettre au service du père (ou du groupe paternel ou maternel), pour une durée donnée, pour obtenir une femme à l’issue de cette période de service
• et enfin, les peuples, ou plutôt le peuple, à savoir les aborigènes australiens, qui pratiquent une forme unique de prestations matrimoniales, où le produit de la chasse d’un homme appartient à vie à sa belle-mère et à son beau-père.
Testard utilise également d’autres types d’institutions pour différencier les sociétés, ou expliquer les différences entre ces sociétés, et notamment la propriété des produits de la chasse, et la forme que prend la distribution du gibier.
• chez certains peuples indiens d’Amérique, le gibier était partagé entre celui qui avait vu le premier la proie, ceux qui l’avaient tué ou qui avaient participé à sa capture. Dans beaucoup de sociétés primitives, ou dans de nombreux peuples premiers, la répartition du produit de la chasse est une activité codifiée, obéissant à des règles, et laissant plus ou moins de liberté au chasseur pour manger et partager le produit de sa chasse.
• chez les indiens Guyakis, et d’autres peuples amazoniens, Pierre Clastres nous indique que le chasseur ne peut manger le gibier qu’il a chassé sous peine de tabou, et de ne plus pouvoir chasser dans le cas inverse. Le chasseur ne peut ainsi consommer le produit de sa propre chasse mais ne pourra consommer que le produit de la chasse des autres chasseurs.
• chez les Bushmens, c’est le propriétaire de la flèche qui sert à tuer la proie qui est proprietaire du gibier tué. Et chaque chasseur Bushmen à dans son carquois des flèches ne lui appartenant pas et appartenant à plein de proprietaires différents, et c’est le chasseur qui choisit librement la flèche qu’il utilisera et qui tuera peut-être un animal et profitera alors à celui qui lui avait donné cette flèche. Au fond, l’habilité et le prestige du chasseur lui confère le droit de choisir celui qui recevra le butin de sa chasse, à égalité avec l’habileté du fabricant de flèches.
• rien de tout cela donc, chez les Aborigènes australiens, où le chasseur n’est en aucun propriétaire du gibier tué, à moins qu’il ne le consomme pendant la chasse, dans la brousse. Mais s’il le rapporte à son village, il appartiendra immédiatement à un membre de sa belle-famille. Et s’il part à la chasse avec ses beaux-frères, ils lui confisqueront immédiatement le produit de sa chasse. Et contrairement à toutes les autres formes de distribution du produit de la chasse, le chasseur australien ne peut en aucun cas tirer prestige de sa capacité de chasseur, parce que son gibier ne lui appartient en aucun cas et qu’il ne peut en tirer aucun bénéfice d’aucune sorte.
Pour Testard, ainsi, ces différentes formes d’institutions permettent d’expliquer des différences d’organisations sociales entre les sociétés. Même nos sociétés occidentales modernes peuvent y être intégrées, même si nous n’y chassons plus et que les institutions matrimoniales y ont disparu, pour la majeure partie des groupes sociaux (hormis pour les plus hautes classes sociales nobiliaires où le principe de la dote existe toujours).
Les spécificités des peuples Bushmens ou Aborigènes s’expliquent ainsi par leurs institutions matrimoniales ou de répartition des produits de la chasse particulières. Toutes les sociétés où existent l’institution du service de la fiancée (comme chez les Bushmens également) ne connaissent pas l’institution de l’esclavage pour dettes, parce que le service de la fiancée a une durée de temps limité et que tout le monde peut travailler pour acquérir des droits sur une épouse. Accessoirement, Pierre Clastres ne détaille pas particulièrement les prestations matrimoniales dues dans le cadre de l’échange de femmes. Le mariage y est une forme d’échange matrimonial et permet de nouer des relations d’échanges avec d’autres tribus amies. Dans un de ses essais, Clastres signale simplement que l’ensemble des femmes dans un village sont tabous pour les jeunes hommes de ce village et qu’ils ne peuvent obtenir des femmes que du village, ou du peuple de sa belle-famille (tout en étant cependant aussi ennemi acharné de ce village, pouvant être tué par tous les hommes de ce village … cf. «Le dernier cercle» de Pierre Clastres dans «Recherches d’anthropologie politique»). L’une des autres manières d’acquérir des femmes signalée par Clastres, c’est la guerre et le rapt des femmes dans les villages ennemis.
Chez les peuples qui pratiquent l’institution du prix de la fiancée, c’est-à-dire dans laquelle, l’homme, ou la famille de l’homme, doit fournir un ensemble de biens de prestige pour pouvoir acheter une femme, l’ensemble de ces peuples connaissent l’institution de l’esclavage pour dettes (ceux qui doivent à d’autres ou qui n’ont pu payer ou rembourser le prix demandé pour la femme achetée) et également l’esclavage de guerriers ennemis. Ces sociétés sont divisées entre puissants et pauvres, dominants et dominés. Dans ces sociétés, l’une des solutions pour obtenir une femme est de se mettre dans la clientèle d’un homme riche et puissant, qui en échange, vous donnera ou achètera pour vous une femme. En échange, vous n’êtes pas son esclave mais son obligé indéfiniment. Dans ces sociétés, si vous ne pouvez rembourser vos dettes, vous pouvez vous mettre en esclavage ou mettre en esclavage vos enfants. Ce sont aussi des sociétés qui valorisent l’activité de la chasse et le prestige du chasseur, et dans lesquels le chasseur est le propriétaire du gibier qu’il a tué. Nombre de royautés africaines ont pour origine un ancêtre chasseur étranger auquel un groupe de villageois avaient confié la charge de la royauté sur leur groupe (lire Alfred Adler ou Luc de Heusch).
Les sociétés indiennes d’Amérique du Nord, comme les Inuits, organisent ou réglementent strictement le partage du gibier tué et constituent des peuples qui ne connaissent pas véritablement le pouvoir coercitif (par exemple pour la Ligue des Iroquois, de leur vrai nom les Haudenosaunee). Mais on y trouve aussi d’autres sociétés fortement hiérarchisées, entre riches et pauvres, entre patrons et dépendants, entre maîtres et esclaves, comme dans les peuples indiens de la Cote Nord-Ouest, qui y représentent ce que l’on appelle des peuples de chasseurs-cueilleurs stockeurs (gland et saumons) et qui pratiquent notamment le potlatch (dans lequel le principe est de devoir rendre toujours plus qu’on a reçu sous peine de déchéance et de prendre son prestige).
https://www.medarus.org/NM/NMTextes/nm_06_01_auto_8_cote_nordouest.htm
Dans les sociétés occidentales anciennes ou modernes, l’institution du prix de la fiancée a été remplacée par l’institution de la dote, et évidemment nos sociétés ont de tout temps été divisées entre riches et pauvres, patriciens et plébéiens, la noblesse et le tiers état, les nobles et les serfs, et ainsi de suite.
Le Pouvoir, dès lors que les sociétés l’acceptent en leur sein, ne disparaît apparemment plus jamais. La société occidentale est toujours traversée par le Pouvoir, aujourd’hui le pouvoir de l’Argent, de l’influence, de la Terre, des diplômes, dont la seule unité de mesure commune est l’Argent, toujours l’Argent. Plus d’esclavage, mais une domination générale et définitive par ceux qui ont l’Argent. Même si les dominants, les puissants, ne se sentent plus du tout responsables de ceux qui dépendent d’eux, de ceux qui se placent sous leur dépendance.
L’absence de pouvoir coercitif étatique a pour conséquence une violence exacerbée entre ses membres
Cette question du Pouvoir que j’ai tenté ci-dessus de traduire relativement précisément, à l’aide d’un maximum d’exemples piochés dans la littérature anthropologique (ou ethnologique) comporte une facette plus sombre. L’absence de pouvoir coercitif de la part d’un État, de la part d’une classe de dominants, de la part d’un groupe exerçant le pouvoir coercitif au nom de l’Etat, le monopole étatique de la violence légitime comme certains le disent, tout ceci ne signifie pas que ces sociétés ne sont pas violentes.
Bien au contraire, ces sociétés archaïques, sans pouvoir, sont les plus violentes des sociétés vis-à-vis de leurs propres membres que l’on puisse imaginer.
• Violence des cérémonies d’initiation, dont l’objectif est de marquer violemment et durablement les corps des membres de la société pour rappeler à tous l’égalité de tous devant la douleur, devant les rites d’initiation. Que ce soit chez les peuples amérindiens d’Amérique du Sud, en Australie ou en Afrique.
• Violence entre les membres, entre tribus, chaque tribu étant en guerre contre ses voisines même si elles peuvent échanger des femmes, sans que cela ne remette en question qu’elles sont ennemies. En Australie, immobiliser et voler les reins et la graisse des reins d’un vieil homme puissant pour récupérer son pouvoir magique est normal, ce à quoi je doute qu’il puisse survivre.
• Violence au sein même de la tribu dès lors qu’un chamane, ou que le groupe lui-même, estimerait que telle ou telle personne est à l’origine de telle ou telle faute, de telle ou telle erreur, comme par exemple d’avoir des relations sexuelles avec une personne de la mauvaise moitié (Australie) etc …
• Violence au sein même de la tribu en lien avec les processus de vengeance pour les morts ou pour les offenses, comme en Afrique dans les sociétés lignagères (comme chez les Nuers étudiés par l’anthropologue britannique Evans-Pritchard), mais aussi comme en Australie, en Amérique du Sud voire dans les plaines d’Amérique du Nord.
En quelque sorte, le passage d’une société sans État, à une société étatique, avec un monopole de la violence dite légitime, permet de voir refluer la violence privée s’exerçant par le groupe, par les autres groupes, sur les personnes privées individuelles. Ce monopole de violence légitime donnée à l’Etat, à un homme au sein de l’Etat, à un petit groupe agissant pour le compte de l’Etat ou pour le compte d’un homme, fait à la fois apparaître un risque de violences de la part de cet homme ou de ce groupe pour leur bénéfice personnel, mais aussi et surtout permet une diminution collective de la violence entre les membres eux-mêmes.
Au fond, la recherche en anthropologie et en ethnologie à permis de trancher entre les positions contradictoires de Hobbes et de Rousseau. Les sociétés sans État chères à La Boétie, à Montaigne et à Clastres ne sont pas ces sociétés idylliques que l’on nous a peint. Le monde idéal de Rousseau n’existe pas. Ce sont des sociétés d’une sauvagerie sans nom. La préservation d’une absence de pouvoir coercitif étatique, la préservation d’une société sans dominant, sans maître, sans roi, sans chef, n’est possible qu’en laissant s’exercer sans contrainte dans la société une violence de presque tous contre presque tous.
Et l’histoire nous apprend que cette violence généralisée ne disparaît que lorsque apparaît un maître. En Australie, l’arrivée des colons britanniques met fin aux conflits incessants et aux guerres tribales au fur et à mesure de l’avancée des colons britanniques. C’est la même chose avec la colonisation occidentale en Afrique ; violence qui réapparaît d’ailleurs aujourd’hui des décennies après les indépendances.
N’y a-t-il nul autre choix qu’entre la violence généralisée de tous contre tous et la violence légitime des États et des maîtres dominants ?
Saucratès
Nota : mes quelques autres écrits précédents sur le même sujet
https://saucrates.blog4ever.com/nouvelles-reflexions-sur-le-pouvoir
https://saucrates.blog4ever.com/considerations-sur-l-organisation-des-societes-humaines-2
https://saucrates.blog4ever.com/considerations-sur-l-organisation-des-societes-humaines-1
https://saucrates.blog4ever.com/evolution-des-societes-la-violence-comme-principe-explicatif
https://saucrates.blog4ever.com/de-levolution-des-societes-retour-1
Bibliographie :
Liste des quelques livres sur le sujet évoqué dans ces articles
Alfred Adler - Là mort est le masque du roi
Pierre Clastres - La société contre l’Etat - Recherches d’anthropologie politique - 1974 - Les éditions de Minuit - Collection Critique
Pierre Clastres - Recherches d’anthropologie politique
Etienne de La Boétie - Discours de la servitude volontaire - 1576 - Collection Mille et une nuits n°76
Lewis Henry Morgan - La société archaïque - 1971 - Éditions Anthropos, Paris … Titre original : Ancient Society - 1877
Alain Testart – Le communisme primitif - Economie et idéologie - 1985 - Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris
Alain Testart – Eléments de classification des sociétés - 2005 - Editions Errance, Paris
Alain Testart – Avant l’histoire – L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac – 2012 – Editions Gallimard NRF – Bibliothèque des sciences humaines, Paris
La société contre la violence
La société contre la violence
Par Saucratès
Rome, samedi 8 octobre 2022
La lutte contre la violence est-elle un invariant culturel de l’organisation de toutes les sociétés humaines, depuis l’origine de l’humanité ? C’est en tout cas la thèse qui ressort de nombreux livres. Et notamment du livre de Jacqueline de Romilly, intitulé «La Grèce antique contre la violence», datant de septembre 2000, ou bien celui de Douglas C. Bortch, John Joseph Wallis et Barry R. Weingast, intitulé «Violence et ordres sociaux», datant de 2010 pour la version française. Et c’est également aussi la thèse d’un livre comme «La société contre l’Etat» de Pierre Clastres.
Ainsi je pourrais parfaitement écrire ce que Jacqueline de Romilly disait de la violence en 2000 :
«Vivons-nous donc à une époque particulièrement violente ? Le soutenir peut paraître surprenant, et peut-être contestable. Dans notre temps de droits de l’homme, d’Etats policés et organisés, comment serait-ce possible ? On peut en effet se demander si l’excès de l’information n’est pas seul en cause. Peut-être y a-t-il eu autant de violence, ou même plus, à d’autres époques. Simplement, on ignorait ce qui se passait ailleurs ; il n’y avait ni journaux, ni radio, ni télévision, pour porter à la connaissance de tous les actes de barbarie qui surgissaient à travers le monde, à plus forte raison pour les faire voir, dans toute leur horreur, jour après jour. Peut-être, par conséquent, ne vivons-nous pas des temps pires que d’autres. Et lorsque l’on pense aux grandes invasions, aux guerres de religion, aux conflits interminables, aux brigandages célèbres, on se sent à cet égard plutôt rassuré.
Il reste cependant que notre époque semble avoir donné à cette violence, qui n’a cessé de hanter le monde, quelques raisons de s’amplifier.
Des guerres, il y en a toujours eu ; notre siècle en a connu plusieurs. On peut seulement remarquer qu’elles ont tendance à devenir mondiales, et que les progrès dans les armes employées les rendent plus meurtrières que jamais. Hiroshima en a donné le signal et la preuve. De plus, ces guerres se sont accompagnées de phénomènes jusqu’alors inconnus ou exceptionnels. Il y a eu les déportations massives ; il y a eu les camps de concentration, d’extermination. Et cela n’a pas été le seul fait d’Hitler : le goulag en Russie a présenté les mêmes caractères d’horreur, et, actuellement encore, pendant que j’écris ces lignes, les déportations dans la région du Kosovo rappellent fâcheusement les pires exemples que nous ayons connus. Il faut ajouter que dans le cas de la Deuxième Guerre mondiale, et encore dans le dernier exemple cité, ces déportations ont été liées à un désir d’épuration raciale inconnu jusqu’alors. Le fait est que l’on trouve, ou retrouve à une plus grande échelle, dans notre monde actuel, les graves oppositions de race ou de religion qui déchaînent la violence un peu partout. On voit renaître le temps des guerres de religion avec des heurts comme ceux de l’Irlande ou bien de l’Inde et de plusieurs pays du Sud-est asiatique. On voit se manifester, année après année, des destructions et des luttes sans merci entre une race et une autre habitant pourtant le même sol : le massacre des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale est reste l’exemple inoubliable. Il faut ajouter qu’aujourd’hui on voit aussi les peuples de l’Afrique noire s’entre-déchirer au nom des mêmes oppositions raciales et recourir à une violence dont les informations nous offrent jour après jour la preuve monstrueuse et sans cesse renouvelée. »
Douglas C. Bortch, John Joseph Wallis et Barry R. Weingast disaient aussi des choses similaires sur notre société :
Ainsi en pages 13-14
«Le présent ouvrage propose un appareil conceptuel montant comment, au cours des dix derniers millénaires, les sociétés ont exercé leur contrôle sur les activités politiques, économiques, religieuses et éducatives en vue d’endiguer la violence. Dans la plupart des societes, le pouvoir, qu’il soit politique, économique, religieux ou militaire, est fondé sur des institutions qui structurent les organisations et les relations humaines. Ces institutions confèrent à quelques individus le monopole des ressources et des fonctions sociales et limitent ainsi le recours à la violence en canalisant les perspectives de gain des individus et des groupes potentiellement violents. Ces schémas d’organisation sociale, nous les appelons ordres sociaux.»
En page 18
(…) «Les ordres sociaux se définissent par la manière dont les sociétés façonnent des institutions favorisant telle ou telle forme d’organisation humaine, par la façon dont elles restreignent ou ouvrent l’accès à ces organisations et par les incitations qu’induit le modele organisationnel. Ces caractéristiques des ordres sociaux dépendent des moyens mis en œuvre par les sociétés pour limiter et contrôler la violence. Du fait que les ordres sociaux induisent différents types de comportement, les membres des différents ordres sociaux n’élaborent pas les mêmes croyances quant au comportement de leur entourage. Violence, organisations, institutions et croyances seront les principaux éléments de notre cadre conceptuel.»
La société humaine a-t-elle donc été créée pour faire refluer la violence à l’intérieur des groupes ou bien pour les protéger de la violence des groupes étrangers ou des membres extérieurs ? Ce serait donc pour l’une et l’autre raison si on suit le raisonnement de ces deux livres, même si, selon Mme Romilly, la culture grecque et la période antique étaient des époques extrêmement guerrières et violentes et la culture grecque a trouvé dans l’art de la tragédie une façon de condamner cette violence, et plus largement de la faire reculer pour la première fois dans l’histoire de l’humanité.
Mais en lisant cela, je m’interroge. Comment peut-on dire une chose pareille pour les temps actuels ? Croit-on vraiment que la violence reflue dans nos sociétés organisées modernes ? Il suffit de regarder les flux de messages et de commentaires qui se déchaînent sur les réseaux sociaux, sur FaceBook, sur les médias en ligne qui proposent des courriers des lecteurs, pour découvrir que des flots de haine s’y déchaînent sans arrêt. Violence qui n’est pas que virtuelle lorsqu’elle vise des personnes nommément, comme la jeune lycéenne Lila.
Comment peut-on dire cela lorsque l’on voit les phénomènes de bandes de jeunes dans nos cités, dans nos villes, dans nos campagnes, où ils s’entretuent pour quelques notions de haine. Notre société occidentale a failli. Certains veulent nous faire croire que l’objet de la société est de faire reculer les violences, mais l’humain, l’homme est un animal territorial qui défend son territoire. D’où les phénomènes de bandes de jeunes, que ce soit en interne où l’un de ces jeunes va chercher à imposer sa domination au reste du groupe, à écraser le précédent leader, le précédent chef, comme dans une harde de cerfs ou dans une meute de loups ou de macaques. Sauf que chez nous, il n’existe pas de mécanismes d’intimidation ataviques. Pas de soumission possible à un nouveau mâle alpha. Ces affaires de bandes de jeunes sont aussi vieilles que le monde. Je les ai connu de mon temps entre membres de différents quartiers de Saint-Denis. Cité cow-boy contre jeunes du Moufia ou jeunes du Chaudron. Mais on le retrouve aussi dans la littérature avec la Guerre des boutons. Ce n’était rien d’autres que cette même histoire de territoires et de bandes de jeunes, cherchant à défier et à affronter la bande du village d’à côté.
Le monde actuel, c’est aussi celui de la violence islamique. Des tueurs fous qui tuent sans distinction au nom d’Allah, qui égorgent, qui assassinent (Bataclan, Charlie Hebdo …), qui posent des bombes. Mais tout cela n’est rien. Le monde d’aujourd’hui, c’est une violence islamique qui ne se cache plus en Afrique, entre AQMI et l’Etat Islamique. Comment croire que notre époque soit basée autour de la lutte contre la violence alors que la violence se déchaîne sans entrave sur la majeure partie de la planète, dans notre société française et qu’elle soit instrumentalisée par un gouvernement Macron qui répond à la contestation populaire par une violence policière toujours plus grande, comme s’il mourrait de peur d‘être renversé par la rue, comme un simple dictateur régnant par la peur.
En clair, si l’organisation sociale a bien aidé à la pacification des sociétés humaines par le passé et jusqu’à une époque récente, ne peut-on pas aujourd’hui penser que la violence du monde actuel déchire la trame de nos organisations sociales modernes et les déborde. Cette violence moderne que l’on voit se déchaîner en Afrique noire ou subsaharienne, en Asie, dans nos banlieues, dans les banlieues américaines ou en Amérique centrale n’est-elle pas en train de détruire tous les cadres des sociétés modernes ou archaïques humaines d’aujourd’hui.
Mon sentiment ? Le monde actuel se déchire. Nous sommes devenus trop nombreux sur Terre. Nous ne sommes plus capables de vivre en paix et la médiatisation à outrance de notre époque fait que toutes ses violences sont désormais connues. L’ordre né de 1945 a réussi à figer toutes les frontières. Mais le temps des grandes invasions est revenu, il s’approche à nouveau. Nous revivrons bientôt les invasions des Almoravides et des conquérants islamiques. Les barbares sont à nos portes. L’islam se répandra sur Terre comme le catholicisme s’est autrefois répandu comme la peste sur tous les continents, imposant à tous les indigènes la conversion ou la mort. Et même avant cela, nos sociétés risqueront d’avoir implosé sous leur propre violence, sous nos propres contradictions.
Saucratès
Sources :
«La Grèce antique contre la violence», Jacqueline de Romilly, septembre 2000
«Violence et ordres sociaux», Douglas C. Bortch, John Joseph Wallis et Barry R. Weingast, 2010
L'origine de l'Etat
1) Introduction
L'origine de l'Etat - L'Etat peut sembler une réalité inébranlable/indépassable/ininterrogeable à des occidentaux comme nous, une réalité qu'il n'est pas concevable de vouloir remettre en cause ou de simplement interroger. Comment pourrait-on imaginer se passer de l'Etat, vivre sans un État au dessus de nos têtes, au dessus de nos existences ? Comment pourrait-on croire que l'Etat n'est pas indispensable, imaginer nos vies et nos existences sans la protection d´un État ?
Peut-on vivre sans État ou bien a-t-on autrefois pu vivre sans État ? A-t-il existé des sociétés humaines sans État ? Voilà une série de questions qui me paraissent particulièrement pertinentes et intéressantes. Il existe une réponse cette question. On sait que l'Etat n'a pas dû toujours exister, à un moment au moins de l'histoire de l'humanité. On le sait parce que les anthropologues ont découvert par le passé certaines sociétés humaines fonctionnant plus ou moins sans État, des sociétés pratiquement égalitaires. Ces sociétés existaient et pour certaines existent encore plus ou moins bien conservées, protégées de l'influence occidentale, dans les endroits les plus isolés et les moins favorables de la planète, dans les déserts sud-africains (les Bushmen dans le Kalahari), dans la forêt vierge ameridienne (les Guayakis d'Amazonie), africaine (les Pygmées) ou indonésienne ou encore en Australie (les Aborigènes australiens).
De nombreux livres d'anthropologie ont décrit ces peuples, certains de leurs usages et leur croyance. Pierre Clastres disait que ces sociétés, que l'on peut décrire comme primitives, n'étaient pas des sociétés sans État, mais plutôt des sociétés contre l'Etat. Selon lui, et je partage son analyse, d'après ses écrits datant des années 1970, ces sociétés disposent de règles de fonctionnement visant à empêcher l'émergence du pouvoir d'un État au bénéfice de certaines personnes du groupe. Les institutions de ces sociétés fonctionnent pour empêcher que quelqu'un ou un groupe s'imaginent pouvoir être au-dessus des autres. Ces institutions permettent à l'ensemble du groupe de leur dire : «tu es comme nous, tu as souffert comme nous dans ta chair lors de l'initiation, tu n'es pas plus que nous !».
Au delà de ce qu'a pu écrire Pierre Clastres, il me paraît évident que dans un passé très ancien, remontant vraisemblablement entre -100.000 et -10.000 ans, toutes les sociétés humaines fonctionnaient plus ou moins de cette manière, de manière pseudo-égalitaire, sans État à proprement parler. Ce n'est que plus récemment que des États ont pu apparaître, de plus en plus structurés, de plus en plus inégalitaires ! Sans cela, je n'imagine pas comment ces peuples primitifs auraient pu inventer leurs institutions si celles-ci ne relevaient pas de leurs traditions.
Il n'y a rien de jugeant, de clivant ou d'offensant dans cette idée. Non pas qu'un peuple primitif ne puisse inventer une forme de société particulière. Mais je me pose la même question pour la cité démocratique grecque ; a-t-elle pu apparaître ex-nihilo, être inventé à un moment donné par les athéniens à partir de rien, sans que cette démocratie ne soit inscrit dans leur culture et dans leur histoire ? Il ne faut pas non plus oublier que les tribus germaines et franques fonctionnaient également de manière égalitaires, beaucoup plus tardivement, lorsqu'ils rencontrèrent l'empire romain. Etienne de La Boetie écrivait d'ailleurs que lorsque l'Etat et le pouvoir de l'un sur la multitude est inventé, il n'y a pas de retour en arrière possible.
Des institutions contre l'Etat ne peuvent avoir été inventées en remplacement de l'Etat. Elles sont forcément primordiales, et elles sont suffisamment largement répandues dans les dernières zones inaccessibles de la planète, et si extrêmement éloignées les unes des autres, qu'elles constituent forcément les restes des institutions primordiales de l'humanité. Il est même presque miraculeux que l'on ait pu trouver à notre époque des restes de sociétés humaines ayant sauvegardé/conservé cette forme primordiale d'institutions.
Evidemment, rien ne nous permet d'indiquer que ces formes d'institutions sociales et humaines sont celles des premières sociétés humaines. Les sociétés primitives que les anthropologues ont rencontrées et décrites, ont évidemment pu évoluer et muter par rapport à la forme des premières sociétés humaines primordiales ! Il n'existe probablement pas de formes sociales primordiales pures, de même qu'il n'existe pas une langue primordiales pure. Toutes ont forcément évolué et muté au fil des siècles, des millénaires et des dizaines de millénaires.
Quelle origine commune peuvent avoir ces différentes civilisations/sociétés humaines ? Les aborigènes australiens ont vécu isolés du reste du monde pendant 40.000 ans si mes souvenirs sont exacts. De la même manière, de combien de dizaines de millénaires peuvent être séparés les tribus primitives amérindiennes des tribus primitives des jungles de Malaisie ou d'Afrique noire ? Sachant que les Amériques ont été occupées par des tribus passées par le détroit de Béring il y a au moins 20.000 ans ... Tout ceci fait remonter à il y a bien longtemps l'existence d'un peuple primordial commun disposant de ces institutions organisées contre l'apparition de l'Etat. Et laisse imaginer la date minimale où les premiers prémices de l'Etat ont pu apparaître au sein d'une société humaine ... pour donner naissance, quelques milliers ou dizaines de milliers d'années plus tard, au Monde tel que nous le connaissons !
2) Parle-t-on de l'apparition de l'État, des inégalités ou du pouvoir de coercition ?
Quel est le mécanisme, la survenue que nous recherchons ? Est-ce que nous souhaitons retracer l'apparition de l'Etat, l'apparition des inégalités ou bien l'apparition du pouvoir de coercition et de la violence étatique ? Ou bien recherchons-nous quelque chose d'encore différent ?
L'existence même de l'Etat est une construction forcément tardive, dès lors que l'on pense à l'institution telle que nous la connaissons, telle que nous l'imaginons aujourd´hui. Mais même si on prend une acceptation très large d'un État, forcément, on recherche l'émergence tardive d'une organisation politique bien postérieure aux autres formes d'organimation des sociétés humaines. L'apparition de l'Etat est forcément très tardive, postérieure à l'apparition des premières inégalités et premieres formes de pouvoir coercitif. Sinon, il faudrait imaginer l'existence d'un État égalitaire loin dans le passé, une sorte de cité parfaite, ce qui n'est pas impossible mais qui ne semble guère probable.
L'apparition des premières formes d'inégalités sera par contre plus ancienne, et je m'appuierais pour cela sur la lecture de Brian Hayden et notamment son livre intitulé «L'homme et l'inégalité» et sous-titré «L'invention de la hiérarchie durant la Préhistoire». Enfin, la recherche des premières formes d'apparition du pouvoir de coercition pourrait offrir un découpage temporel encore different, la violence coercitive du groupe étant selon moi inhérente à toutes les formes d'organisations sociales, même les plus égalitaristes.
Je commencerais donc par m'intéresser à l'apparition des premières formes d'inégalités à travers le livre de Brian Hayden qui permet de poser un certain nombre de bases à cette analyse. Brian Hayden est un archéologue canadien, professeur à l'université Simon Fraser, en Colombie Britannique (Canada). Pour Hayden, l'apparition des inégalités pouvait être déduite de la présence de biens de prestige dans les tombes préhistoriques découvertes par les archéologues, et que l'on en observait de plus en plus au Néolithique, notamment des perles, sur des bracelets, sur des tuniques trouvés dans des tombes, forcément de personnages importants. C'est une partie des thèses décrites par Hayden.
https://www.scienceshumaines.com/la-revolution-neolithique_fr_27231.html
Mais Hayden décrivait aussi les différents modèles explicatifs d'apparition des inégalités sociales, selon un certain nombre d'auteurs, d'archéologues ou d´anthropologues. 1) Il décrit ainsi les modèles cognitifs, sociaux, culturels et relativistes. Ces modèles s'opposent aux théories qui privilégient les facteurs matériels ou écologiques. Ce serait les valeurs culturelles ou personnelles qui mèneraient aux inégalités (Chauvin, Harrison, Isabelle, Cook, Legros).
2) Il décrit ensuite les modèles dits «fonctionnalistes». Les fonctionnalistes défendraient l'idée que l'apparition de la fonction des élites apporte quelque chose de positif aux sociétés humaines. On y trouve des modèles mettant en avant l'efficacité dans le traitement de l'information par les élites, d'autres qu'elles permettent une meilleure adaptation à la pénurie et aux fluctuations de nourriture ...
3) Selon Hayden, on trouve ensuite des modèles démographiques, dans lesquels c'est la pression démographique, la concentration, la sédentarisation et la territorialité qui expliqueraient la survenue des inégalités sociales (Rosenberg, Carneiro). Hayden a néanmoins éliminé très vite les modèles reposant sur la pression démographique, au contraire de Pierre Clastres qui en faisait un critère probable d'organisation sociale étatique.
4) Quatrième type de modèles, les modèles reposant sur le contrôle des échanges ou des ressources : contrôle du produit stocké, des biens ou des réseaux d'échange, des terres fertiles ou sur d'autres moyens de production (Testart, Bishop, Wason).
5) Dernier type de modèles, les modèles politiques qui reposent sur le contrôle du travail par des individus qui recherchent leur propre interet dans des contextes particuliers, en utilisant une grande diversité de stratégies, comme le prix de la mariée, l'échange, l'extorsion, la guerre, les rituels, les fêtes. C'est évidemment notamment Hayden qui utilise ce genre de modèle explicatif pour l'apparition des inégalités.
Selon Hayden, des individus avec des personnalités triple A seraient à l'origine de ces apparitions des inégalités. Des individus capables d'utiliser toutes sortes de stratégies pour faire accepter par leurs concitoyens des inégalités sociales grandissantes. Et selon lui, l'apparition d'objets de prestige, c'est-à-dire des objets difficiles à fabriquer, rares, demandant un temps de travail très important pour les créer, et sans aucune utilité réelle, serait un signe d'apparition de telles inégalités.
Je suis particulierement sceptique à l'égard des théories de Hayden, que ce soit les personnalités triple A, ou les biens de prestige. Les anthropologues qui ont étudié les biens de type Kula ne seraient certainement pas non plus très satisfaits de son analyse sur les biens de prestige.
3) Une théorie de l'origine des inégalités et de l'Etat - la société contre l'Etat
Puisque les analyses de Hayden ne me convainquent pas totalement, je vais donc devoir expliquer d'une autre manière l'apparition des inégalités et de l'Etat. Pour rester sur les traces de Clastres, je dirais qu'à la plus extrême limite, on trouve des sociétés de chasseurs cueilleurs vivant dans les forêts vierges les plus inaccessibles, les plus inexpugnables. Ces sociétés constituent le point 0 des sociétés étatiques humaines. Clastres avait décrit la société des Guayakis, qui au sein de la forêt amazonienne, avaient toujours vécu à l'écart du reste de l'humanité, jusqu'à croire qu'ils étaient les seuls et uniques représentants des êtres humains, des hommes. Ceux des autres tribus qu'ils avaient parfois pu croiser n'étaient pas des hommes, pas des Guayakis. Rares sont les sociétés humaines ayant vécu autant à l'écart du reste du monde, jusqu'à n'avoir jamais rencontré d'autres humains au delà de leur petit groupe.
Les Guayakis décrits par Clastres n'étaient pas très nombreux, quelques dizaines environ. Ils constituaient une société plus ou moins égalitaire, même si ces sociétés amérindiennes étudiées par Clastres avait un chef, et parfois un chef de guerre choisi parmi les guerriers. Ces sociétés n'étaient pas sans hiérarchie. Elles étaient simplement organisées pour empêcher que l'un d'entre ses membres en devienne le roi, pour empêcher la survenance de l'Etat, du pouvoir d'un sur les autres. Ainsi le chef avait seul le droit de parler au reste du groupe, mais aussi l'obligation. Il devait parler en certaines occasions ! Quant au chef de guerre, malheur à lui si le reste du groupe ne voulait plus faire la guerre ; le guerrier chef de guerre risquait alors d'être rejeté hors du groupe, hors du Monde, et ses chances de survie seul dans la forêt vierge étaient alors proches de zéro. Autre institution décrite par Clastres et permettant d'empêcher la survenance des inégalités, du pouvoir de l'un sur les autres, ce sont les rites d'initiation. Marquer les corps au fer rouge pour que jamais les membres du groupe n'oublient qu'ils sont tous égaux, qu'ils ont tous souffert de la même manière, et qu'ils sont tous marqués de la même façon. La violence des rites d'initiation est indispensable pour que tous les hommes se sachent égaux. Voilà ce que Clastres avait étudié en Amérique du Sud et qu'il avait dénommé des« sociétés contre l'Etat».
Evidemment, on ne peut trouver de telles sociétés humaines que dans des milieux extrêmement hostiles/difficiles, comme la forêt amazonienne, les forêts vierges africaines ou indonésiennes, et peut être dans certains déserts comme le Kalahari. En Amérique du Sud, Clastres avait noté que des tribus beaucoup plus nombreuses risquaient de basculer dans le pouvoir de l'un sur les autres, sur des premières formes d'Etat. Il semblait ainsi défendre une sorte de modèle démographique où c'est le nombre de membres d'une société qui expliciterait la survenue des premières formes d'Etat.
De façon assez clair, c'est l'impossibilité de survivre hors du groupe, à l'abri du groupe, grâce aux dangers de la forêt vierge, qui permet au groupe de se protéger des éventuels penchants dictatoriaux de certains de leurs membres. Si à l'extérieur du groupe, ce membre ne court aucun danger et peut survivre seul très facilement, il est alors beaucoup moins marquant, utile et dangereux d'exclure un de ses membres intéressés par la recherche du pouvoir.
On en revient aux analyses de Hayden sur les liens entre croissance démographique et montée des inégalités, ou plutôt à l'absence de liens. Selon lui, si la croissance démographique expliquait l'apparition des inégalités et de l'Etat, les peuples africains auraient développé des inégalités sociales et des États des centaines de milliers d'années avant les peuples européens, asiatiques ou américains. Puisque ce n'est pas le cas, c'est donc selon Hayden qu'il n'y a aucun lien entre croissance démographique et l'apparition des inégalités sociales. «Maintenir que la croissance démographique est un facteur constant auquel les sociétés sont inexorablement confrontées et qu'elle entraîne la domestication et l'inégalité n'est tout simplement pas tenable étant donné les données empiriques de la préhistoire». Hayden estime que «l'origine de l'accélération exponentielle du développement au cours des trente derniers millénaires fut la capacité de produire, stocker et transformer des surplus de nourriture et l'introduction concomitante d'une compétition basée sur l'économie» ainsi que l'apparition «d'aptitude de certains individus à exercer sur les autres membres de leur communauté un pouvoir politique et économique». Mais rien n'explique que cela se produise justement pendant ces trente mille dernières années et pas au cours des millions d'années précédentes, comme Hayden le juge pour la croissance démographique.
Expliciter cette apparition des inégalités sociales, trouver les mécanismes qui ont conduit, qui expliquent cette évolution est ainsi extrêmement complexes. «Comment de simples chasseurs-cueilleurs, démunis de tout surplus, se sont-ils transformés en chasseurs-cueilleurs complexes, disposant de surplus abondants» ?
Le stade des sociétés de chasseurs-cueilleurs stockeurs, pouvant pratiquement devenir sédentaires en consommant des ressources importantes, sont en effet l'un des derniers stades des sociétés pré-étatiques fortement inégalitaires selon Hayden. Parmi ces sociétés, on trouve notamment les communautés de la côte nord-américaine, basées sur le stockage des glands de chêne, ressource abondante et que l'on peut facilement stocker et consommer ultérieurement.
Mais avant ce stade ultime, on trouve d´autres formes de sociétés humaines.
4) L'institution du service de la fiancée
Parmi les autres formes de sociétés humaines dans l'échelle des inégalités et du pouvoir, on trouve en effet les aborigènes australiens, les Bushmens aussi appelés peuple San, mais aussi les inuits. Ce n'est pas tant que ces sociétés aborigène, san ou inuit seraient une sorte de point 1, post 0, dans l'échelle des organisations des sociétés humaines, mais plutôt parce qu'il s'agit plus ou moins aussi de sociétés pseudo égalitaires, mais également parce qu'elle contient une institution remarquable plus ou moins tombé en désuétude : le service de la fiancée (ou service de la belle-mère dans le cas des aborigènes australiens) en lieu et place du prix de la fiancée ou de la dot de la fiancée. Le service de la fiancée est-elle une forme plus ancienne du prix de la fiancée, et la dote de la fiancée la version la plus développée ? Les aborigènes sont donc rester isolés du reste du monde pendant environ 40.000 ou 50.000 ans. Sachant que les tribus amérindiennes sont passées par le détroit de Béring pour occuper l'Amérique du Sud, ce qui représente des millénaires de déplacement pour traverser l'Asie puis les deux Amériques, les plus anciens ancêtres communs à ces peuples doivent remonter à des dizaines ou des centaines de millénaires. L'Afrique possède également parfois cette institution du service de la fiancée en lieu et place du prix de la fiancée, ce qui repousse également à une époque très reculée l'invention de cette institution, si l'on suppose qu'elle est unique et qu'elle provient d'un legs primordial.
Quelle est la la différence entre le prix de la fiancée et le service de la fiancée ? Pour le prix de la fiancée, l'homme doit régler le prix convenu pour pouvoir épouser une fille ou une femme. Il s'agit d'un prix coutumier, en nourriture, en animaux domestiques ou en métaux précieux. Quant au service de la fiancée, le mari n'apporte pas des biens pour obtenir une femme, mais s'engage à servir le père ou la mère de sa femme, pendant des mois ou des années, pour pouvoir l'épouser. De quelle manière le futur mari a-t-il pu faire évoluer cette histoire de services en un paiement en une fois de sa femme, et comment ce paiement dû par le mari a-t-il pu évoluer en Occident en un paiement du père vers son gendre pour doter sa fille, au lieu de se faire acheter sa fille ?
Signe de son ancienneté, on trouve mention du service de la fiancée dans l'Ancien Testament ! Signe qu'il était le mode normal de prestations matrimoniales dans les temps anciens dans les tribus juives et arabes d'Arabie et de Judée, selon où on situe le lieu d'élaboration de la Bible et de l'Ancien Testament.
A noter néanmoins que les prestations matrimoniales en Australie sont particulièrement compliquées et diffèrent des autres formes du service de la fiancée, tel qu'on l'observe en Afrique. Il s'agit plutôt d'un service de la belle-mère, et qu'à la différence du service de la fiancée, il n'est pas limité dans le temps.
C'est l'anthropologue Alain Testart qui a longuement étudié ces mécanismes institutionnels et qui estime que ce sont ceux-ci qui expliquent l'absence de développement ou de dénaturation de la société aborigène vers une société étatique et fortement inégalitaire, comme les autres communautés humaines, au premier rang desquelles la société occidentale. C'est le maintien du service de la fiancée (ou une forme approchant ou ressemblant), chez les chasseurs-cueilleurs aborigènes comme chez les chasseurs-cueilleurs du désert du Kalahari, qui explique que ces sociétés ne se soient pas transformées en sociétés hiérarchisées à outrance, fortement inégalitaires avec l'apparition de chefs, de notables et de rois.
Selon Alain Testart également, l'institution du prix de la fiancée contient également en germe l'institution de l'esclavage. Parce que le prix de la fiancée peut introduire l'endettement puis l'insolvabilité de la famille du marié si celui-ci est incapable d'honorer le paiement ou le remboursement du prix de la fiancée dû à la famille de la fiancée, ou à la famille qui leur a prêté les biens demandés. Et parce que l'esclavage de la famille du marié insolvable n'est possible que parce que les familles acceptent de vendre leurs filles contre un paiement.
Saucratès