Critiques de notre temps

Critiques de notre temps

À l'origine du pouvoir dans les sociétés humaines - Suite de la lecture du livre de James C. Scott «Homo Domesticus»

Saint-Denis de La Réunion, samedi 17 août 2019

 

Que trouve-t-on à l'origine de l'apparition de l'Etat ? A-t-il existé une forme de société primordiale dont toutes les autres formes de sociétés humaines que l'on a pu observer et que l'on peut observer découleraient ? L'Etat est-il donc apparu quelque part, ou dans divers endroits de cette planète, et comment se fait-il que cette forme d'organisation sociale ait pu prospérer et se perpétuer jusqu'à nos jours ? 

 

Ou bien, en sens inverse, des sociétés humaines organisées sous forme d'Etat ont-elles toujours existé, de tout temps, même aux temps immémoriaux, même à l'époque des hommes des cavernes et des australopithèques ? La réponse est évidemment non à ces deux dernières hypothèses ; il est peu probable que l'Etat ne soit pas apparu au cours des 10.000 ou 12.000 dernières années. Au-delà de ce passé, les organisations sociales des groupes humains devaient ressembler aux organisations sociales des groupes de chasseurs-cueilleurs les plus primitifs que les ethnologues ont pu observer, avec une organisation sociale plus ou moins égalitaire et des chefs de tribus aux pouvoirs très éloignés de ceux des rois et despotes des temps plus récents.

 

Même si on se refuse à parler d'évolutionnisme et de diffusionnisme, on ne peut pas nier que dans la préhistoire, le type d'organisation sociale des sociétés humaines archaïques ressemblaient vraisemblablement aux sociétés égalitaires de chasseurs-cueilleurs telles que l'on a pu les observer en Australie, en Afrique australe avec le peuple San ou en Amérique du Sud avec par exemple les Guayakis observés par Pierre Clastres. Forcément, ces sociétés humaines ont évolué au fil des millénaires pour devenir les organisations sociales étatiques des sociétés humaines actuelles. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs elles-mêmes, que l'on parle des Aborigènes australiens, des Sans d'Afrique Australe ou des Guayakis amazoniens, ont également dû évoluer et voir les organisations sociales évoluer. On peut appeler le passage de l'état de chasseurs-cueilleurs égalitaires à l'état de société étatique comme une «malencontre». 

 

Je reviendrais au texte déjà cité de Pierre Birnbaum, historien et sociologue français spécialiste de l'Etat particulièrement respecté, intitulé «Aux origines de la domination politique». Pierre Birnbaum, citant Pierre Clastres, décrit assez précisément la manière dont fonctionne le pouvoir non coercitif d'une société archaïque comme les Guayakis, peuple étudié par Clastres :

 

«Pour éviter la transcendance d'un pouvoir qui se séparerait de la société et réussirait à l'opprimer, celle-ci va piéger ce lieu, l'occuper en y installant un chef qui ne peut que mimer l'exercice du pouvoir. D'où les très belles pages sur le devoir de parole que Clastres termine en soulignant que le devoir de parole du chef, ce flux constant de parole vide qu'il doit à la tribu, c'est sa dette infinie, la garantie qui interdit à l'homme de parole de devenir homme de pouvoir.

 

Examinons pourtant la manière dont Clastres démontre que le chef ne détient en vérité aucun pouvoir. L'auteur de La société contre l'Etat affirme à travers tous ses travaux qu'il faut distinguer le pouvoir coercitif du pouvoir non coercitif : pour lui, toutes les sociétés, qu'elles précédent la venue de l'histoire ou qu'elles y soient deja soumises, comportent une structure politique car le politique est au cœur du social mais seules les premières réussissent à piéger le pouvoir pour empêcher qu'il ne fonctionne.

 

Cependant, on peut déjà observer que le pouvoir qui ne s'exerce pas de manière coercitive peut se révéler bien plus efficace que celui qui se trouve sans cesse dans l'obligation d'avoir recours à la contrainte : un pouvoir est d'autant plus fort qu'il n'a pas besoin de le montrer, de prouver sa puissance, de vérifier le contrôle qu'il exerce sur ceux qu'il domine.

 

Un pouvoir coercitif peut être plus faible qu'un pouvoir non coercitif ; un pouvoir qui ne s'exerce pas peut être plus fort qu'un pouvoir qui doit sans cesse se manifester précisément parce qu'il se voit contesté dans sa légitimité. Lorsque Clastres affirme à plusieurs reprises que détenir le pouvoir, c'est l'exercer : un pouvoir qui ne s'exerce pas n'est pas un pouvoir, il n'est qu'une apparence, il laisse de côté le formidable appareil de contrôle social qui prévient toute interrogation sur la légitimité du pouvoir et rend par conséquent inutile la preuve de sa réalité. (...) Cette observation fondamentale peut s'appliquer directement à la société décrite par Clastres : ce n'est pas parce que le chef n'exerce pas son pouvoir de manière apparemment coercitive qu'il ne détient aucun pouvoir réel. Le pouvoir peut agir sans contrainte et demeurer néanmoins fort efficace ; avec Jean-William Lapierre, on doit souligner que, chez les Guayakis, le chef n'a pas le monopole de l'usage la violence légitime parce qu'il a le monopole de l'usage de la parole légitime et que nul ne peut prendre la parole pour s'opposer à celle du chef sans commettre un sacrilège condamné par l'opinion publique, unanime.»

 

«Aux origines de la domination politique» de Pierre Birnbaum, (pages 12-13)

https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1977_num_27_1_393709

 

(...) «En définitive, la société contre l'Etat est elle-même une société répressive qui exerce un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose. Et c'est le même concept que sert à désigner tantôt le pouvoir éventuel du chef, tantôt le pouvoir de la société.» (page 14)

 

(...) «C'est qu'en utilisant un même mot [violence coercitive] pour parler de l'action de la société ou de celle de l'Etat, Clastres se prive de l'emploi du concept de contrôle social qui peut seul rendre compte de la domination absolue exercée par la société, à travers les normes qu'elle véhicule, grace au rituel, aux coutumes et aux mœurs, domination par laquelle elle parvient à une sociabilisation absolue de ses membres ; c'est sur cette même sociabilisation totale que Durkheim avait d'ailleurs insité quand il analysait les sociétés qui connaissent une solidarité mécanique.

 

Si la société se réserve un contrôle absolu sur ses membres, il faut préciser, ce que je fait pas Clastres, que ceux qui la composent ne peuvent en rien décider de leurs actions, ils sont totalement soumis aux normes que le groupe n'a pas élaborées lui-même. La société contre l'Etat se présente donc comme une société de contrainte totale : elle est tout le contraire d'une communauté de type libertaire qui, par une autorégulation collective, réussirait à se protéger de toute domination.» (page 15)

 

Ces très longs passages, citations de l'article de Pierre Birnbaum me semblent indispensables pour bien comprendre le fonctionnement de ce genre de sociétés dites primitives, dites «sociétés contre l'Etat», et permettre de comprendre les mécanismes qui y sont à l'œuvre, selon l'analyse, l'interprétation qui en avait été réalisée par Pierre Clastres.

 

Elles permettent à la fois de mesurer les différences entre ces sociétés primitives et la nôtre, mais aussi les ressemblances. Notamment ce qui est dit de la force du contrôle social et du monopole de la parole légitime. Nos sociétés modernes fonctionnent toujours de cette même manière, avec un monopole de la parole légitime appartenant au Président de la République en exercice et aux ministres et aux députés du Parti majoritaire. Eux seuls semblent avoir le droit et être légitime à commenter et à intervenir sur l'actualité politique, encore aujourd'hui, comme dans les sociétés archaïques, primitives. Au fond, la parole du chef beneficie toujours d'une aura particulière et il est impossible pour un contestataire de contester ce droit à la parole et le discours du chef. Cela reste un attribut du pouvoir du chef même dans notre société supposément démocratique. 

 

La société archaique, ancienne, présentait donc certainement un caractère de contrainte forte à l'égard de ses membres. Clastres cite le respect des règles ancestrales, le apartage des tâches entre hommes et femmes, mais aussi la présence de rites de passage à l'âge adulte extrêmement violents, conçus pour marquer profondément les corps, de manière indélébile. Pour que personne n'oublie jamais que chacun est l'égal des autres, que tous ont souffert de la même manière au cours de ce rite. La societe aborigène présente cependant d'autres institutions sociales différentes de celles des Guayakis, notamment en ce qui concerne la possession et la répartition des produits de la chasse par les chasseurs. Ou bien en matière de prestations matrimoniales, notamment avec le service de la fiancée. On peut ainsi en déduire que les sociétés préhistoriques n'étaient très vraisemblablement pas étatiques, mais qu'elles ne ressemblaient pas non plus obligatoirement ni aux sociétés Aborigènes, ni Guayakis. Ces sociétés ont forcément muté, évolué dans leurs institutions, mais elles étaient forcément contraignantes vis à vis de leurs membres, avec des règles ancestrales à respecter, des dispotifs pour protéger la société du pouvoir du chef, avec des rites de passage à l'âge adulte violents, et vraisemblablement des modes de prestations matrimoniales.

 

Le passage à une société étatique, à une société avec de fortes structurations sociales, avec des riches et des pauvres, des puissants et des dominés, s'est produit quelque part, à un endroit quelconque, à un moment quelconque au cours des dix ou douze derniers millénaires. Ce passage s'est déroulé dans plusieurs lieux et à plusieurs époques. Le 4ème ou 5ème millénaire avant JC en Mésopotamie antique, quelques siècles plus tard en Chine ou en Egypte. Quelques millénaires plus tard en Amérique du Sud. C'est l'époque de la domestication des animaux, de la domestication des céréales et de la constitution de villages et de cités antiques, préalables à l'apparition d'Etats. 

 

L'histoire nous apprend que des sociétés archaïques n'ont pu conserver la forme de sociétés contre l'Etat que dans certains milieux naturels difficiles et hostiles à l'homme. La forêt amazonienne, les jungles d'Afrique ou d'Indonésie, les déserts d'Afrique australe, les latitudes arctiques. Je ne sais pas si d'ailleurs, on peut présenter l'Australie comme un milieu hostile à l'homme ... ou si les raisons expliquant le maintien de ce type de societes archaïques en Australie repose sur une autre série d'explications. Les autres milieux plus favorables à l'homme ont apparemment tous enregistré le développement des Etats et des cités, et des stratifications sociales. 

 

La «malencontre» de La Boétie et de Clastres semble ainsi correspondre à l'abandon des dispositions sociales contraignantes et marquantes (sur les corps) dans nos milieux naturels favorables à la vie de l'homme, et le développement de relations sociales différentes, entre dominants et dominés. Dans un milieu hostile à l'homme, les dominants ont besoin du groupe pour survivre et doivent accepter les règles des dominés. Dans un milieu favorable à l'homme, les dominants n'ont plus besoin du groupe pour survivre et peuvent imposer leurs propres règles sans craindre d'être abandonnés par le groupe, imposer leur force et leur domination.

 

Si on suit ainsi Clastres, le milieu naturel serait l'élément explicatif du développement ou non de l'Etat et le maintien ou non d'organisations sociales empêchant l'apparition de l'Etat. D'autres auteurs comme Alain Testard propose d'autres éléments explicatifs reposant sur les institutions sociales, comme les rapports de dépendance entre membres d'un groupe liés à l'existence des prestations matrimoniales : prix de la fiancée (bridewealth en anglais), dot, ou service de la fiancée (bride service). 

 

Nonobstant ces éléments explicatifs, il n'en reste pas moins que les organisations étatiques sont apparues à un moment donné du temps et de l'histoire. Et pas partout. Et comme l'écrit James C. Scott:

 

«Il est difficile de dire quand exactement le paysage politique en vint à être définitivement dominé par l'Etat, et il serait assez arbitraire de fixer une date précise. Une estimation généreuse nous amènerait à affirmer que jusqu'il y a environ quatre siècles, un tiers du globe était encore occupé par des chasseurs-cueilleurs, des cultivateurs itinérants, des peuples pastoraux et des horticulteurs indépendants, tandis que les États, essentiellement agraires, étaient largement confinés à la petite fraction des terres émergées propice à l'agriculture. Une bonne partie de la population mondiale n'avait sans doute jamais été confrontée à ce personnage emblématique de l'Etat : le collecteur d'impôts.»

«Homo domesticus» de James C. Scott (page 30)

 

 

Saucratès



17/08/2019
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 49 autres membres