Critiques de notre temps

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De l’évolution des sociétés - Intermède un

De l’évolution des sociétés - Intermède un

 

… Suite de mes réflexions sur l’origine de l‘État, sur l’origine de l’organisation sociale étatique, sur l’origine du pouvoir, sur l’origine de cette violence légitime qui constitue l’Etat …

 

Par Saucratès 

 

Istanbul, mardi 30 août 2022

 
Toute classification, comparaison ou représentation de l’évolution des sociétés humaines fait apparaître un certain nombre de difficultés ou de limites.

 

Primo - La première limite tient d’abord à la qualité de l’observateur 

 

Si l’on remonte dans l’histoire des sociétés humaines pour tenter de les classifier, de les comparer, de les ordonner, pour essayer d’en déduire un certain nombre de constantes, de similitudes, on se retrouve face à une première difficulté : chaque écrivain qui nous renseigne sur une situation passée, sur l’organisation d’une société quelle qu’elle soit, l’observe avec ses propres principes, son propre regard, ses propres interprétations. Aussi bien construite et pensée que puisse être l’anthropologie, aussi compétents et pertinents que puissent être les œuvres et les observations des plus grands anthropologues du passé, Malinowski, Boas, Evans-Pritchard, Morgan, Clastres, ils ou elles ont tous rendu compte de ce qu’ils avaient cru comprendre ou de ce qu’on leur avait expliqué ou donné à voir, sans que l’on est aucune certitude que cela représentait la totalité voire même la réalité du fonctionnement de la société qu’ils ou elles observaient. Il s’agit de la première des limites de ce genre d’entreprise.

 

Le philosophe Cornelius Costariadis dans ses cours à l’EHESS en 1982-1983 ne disait pas autre chose :

 

«Comment nous, qui vivons dans une société déterminée, dans l’une de ces formes, pouvons-nous alors en sortir et comprendre d’autres formes de vie sociale, des formes antérieures ? Et si nous voulons juger et choisir entre ces différentes formes - peut-être y sommes-nous inéluctablement conduits - comment pouvons-nous le faire ?

Tout d’abord, comment pouvons-nous comprendre ? Il y a bien entendu une différence essentielle selon qu’il s’agit de formes social-historiques appartenant à notre tradition, ou qui lui sont extérieures. Dans le deuxième cas - c’est évident et banal - l’accès sera toujours infiniment plus difficile. La compréhension de la culture chinoise ou indienne, des cultures dites primitives ou archaïques, nous oblige à essayer de pénétrer dans un monde qui nous est étranger en l’abordant par certaines de ses dimensions, par exemple le côté fonctionnel-instrumental (chasse, agriculture…) ou par certains aspects de son organisation sociale. Et si l’on veut essayer de comprendre ce que ce monde signifie pour ceux qui l’ont construit, quelles significations tiennent ensemble toutes ces institutions particulières et les ordonnent en leur conférant un sens, on rencontre sans doute des difficultés considérables. Mais l’étonnant, c’est qu’en général elles se laissent surmonter et que, si l’on dispose d’un matériel documentaire suffisant, on arrive à comprendre ce qu’était la constitution du monde pour cette société-là. 

Cornelius Castoriadis, «Ce qui fait la Grèce»

 

Secundo - La deuxième limite tient à l’importance du sexe et du statut de l’observateur, et celui-ci a en fait une importance cruciale dans l’interprétation et la compréhension que l’observateur aura de la société étudiée.


Ainsi, ce n’est même pas forcément lié à ce que l’on appelle habituellement l’ethnocentrisme, consistant à analyser une société en fonction de ce que l’on est habitué à voir. Cela peut aussi être lié à ce que l’on vous autorise à voir, en fonction de votre sexe, de votre classe d’âge, en fonction des personnes que vous êtes autorisé à rencontrer, de l’histoire sur elle-même que la société dans son ensemble veut raconter, ou veut que l’extérieur connaisse.

 

Par exemple, il n’y a pratiquement rien de commun entre l’histoire que raconte Lewis Henry Morgan en 1877 sur la ligue des Iroquois, et l’histoire que Heide Goettner-Abendroth en racontera, cent-cinquante ans plus tard, en 2012-2018. Et pourtant, tous deux traitent normalement des mêmes faits historiques concernant l’origine de la Ligue des Iroquois, se déroulant entre les années 1000 et 1500 de notre ère. On pourrait même penser que Lewis H. Morgan, grand spécialiste des indiens des plaines, écrivant près de 150 ans avant Heide Goettner-Abendroth, avait accès à une information non encore trop dégradée par les contacts avec l’Occident, mieux préservée de l’influence de la culture occidentale que celle qui demeure aujourd’hui.

 

Et pourtant, l’histoire, la description de la société des Iroquois par Lewis Henry Morgan, ignore totalement l’influence et l’existence des femmes dans cette société, et nie même jusqu’à l’existence de celles qui sont aussi à l’origine de la Ligue des Iroquois, comme la matriarche Jigonsaseh. Lewis Henry Morgan dépeint une société dans laquelle les ‘gens’ et les ‘phratries’ sont matrilinéaires mais il n’accorde aucun intérêt aux femmes qui les composent, par lesquelles toute la généalogie des Iroquois s’expriment. Près de cent cinquante années plus tard, Heide Goettner-Abendroth indiquera qu’il existait dans l’organisation des Iroquois un Conseil clanique des femmes au niveau de chaque tribu iroquoise, en parallèle au Grand Conseil des hommes au niveau de la fédération iroquoise, et que les hommes ne pouvaient débattre d’une question que si le Conseil des femmes l’avait auparavant examiné. Et qu’il existait des sociétés de médecine réservées aux seules femmes ; la moitié de ses sociétés de médecine étant exclusivement réservées aux femmes.

 

Lewis Henry Morgan était-il un anthropologue refusant de rendre compte de la réalité de l’importance des femmes dans la société iroquoise, en raison de son éducation victorienne ? Non, je ne le pense pas. Je pense qu’il n’a pas pu s’en rendre compte, que les hommes eux-mêmes auxquels il s’intéressait, n’ont pas décrit leur réalité de cette manière, qu’il n’a pas pu être introduit dans les cercles des femmes, et qu’il a décrit la réalité qu’il pouvait comprendre, qu’il pouvait voir. Ou bien qu’il a estimé, de par son histoire d’américain, que le fédéral l’emportait sur le local, et qu’il n’y avait pas lieu de s’intéresser au local.

 

J’ai ainsi été à plusieurs reprises particulièrement injuste avec l’objectif affiché par Mme Heide Goettner-Abendroth de rendre compte des sociétés matriarcales, et avec son discours expliquant que les sociétés patriarcales, notamment occidentales, cherchaient depuis des millénaires à masquer, à nier, à faire disparaître l’histoire et l’organisation des sociétés matriarcales. 

J’ai considéré qu’elle exagérait avec un discours victimaire. J’avais tout faux ! Tout faux parce qu’en voyant la manière dont le grand spécialiste des indiens des plaines et des Iroquois décrit cette société iroquoise, je suis obligé de lui donner raison. Un observateur masculin ne semble pas capable de rendre compte de l’organisation d’une société matriarcale, qu’il ne peut pas comprendre, qu’il ne peut pas accepter, dont ses a priori masculin ne lui permettent pas de prendre conscience.

 

J’avais encore tout faux parce que des violences contre les sociétés matriarcales ont réellement lieu. On ne peut que donner raison à Mme Heide Goettner-Abendroth lorsqu’elle parle de la violence des sociétés patriarcales, puisque le Canada a imposé aux peuples indiens sur son territoire la filiation patrilinéaire et aux enfants de porter le nom du père. Comme toutes nos sociétés occidentales, comme la France en premier lieu.

 

Pourtant, on parle du Canada, une nation dont l’histoire coloniale semble beaucoup moins violente, beaucoup moins exterminatrice que celles des Etats-Unis, une nation qui a une réputation de tolérance plus grande vis-à-vis des différences ethniques. Et pourtant …

  

Cela peut bien sûr nous paraître normal ou anodin, à nos yeux d’occidentaux, mais pour une société matriarcale, qui repose sur le port d’un nom de ‘gens’, d’appartenance à un groupe où la filiation est matrilinéaire, c’est effectivement une véritable violence, une intrusion dans la culture d’un peuple, afin de la faire disparaître, de la modifier. En un mot : un ethnocide. Ce qu’un État comme le Canada n’aurait jamais dû mettre en œuvre à l’égard d’un peuple premier, peuple dont il aurait dû tolérer, accepter les différences. Un peuple surtout qui se comporte comme un parangon de vertu, un État parfait qui donne des leçons de démocratie à nombre d’autres peuples.

 

Alors, évidemment, le discours véhiculé par Mme Heide Goettner-Abendroth peut paraître toujours excessivement politique, excessif, à défendre que seules des femmes peuvent enquêter sur des sociétés matriarcales et des peuples, que les sociétés matriarcales sont des sociétés de non violence, de respect des hommes et des femmes. Mais je n’en suis plus si certain (de l’exagération de ses propos). Cette violence existe, cette négation de la culture matriarcale de nombre de sociétés existe, parce que Lewis Henry Morgan n’est pas le seul anthropologue à s’être totalement planté dans l’analyse d’un fait social fondamental. 
 

Tertio - La troisième limite porte sur la réécriture complète régulière de toute l’histoire et de toute l’interprétation que l’on donne des faits et de l’histoire.

 

En lisant toujours «Ancient Society» de Lewis Henry Morgan, je prends conscience que tout un pan de l’histoire de la Grèce antique, de la Rome antique, et des peuples premiers comme les Iroquois a disparu de l’interprétation moderne de ces sociétés. Comme je l’ai indiqué, Lewis Henry Morgan a écrit ce livre dans les années 1877. Certes, il doit certainement interpréter imparfaitement cette histoire en matière de la place dévolue aux femmes. Certes, il utilise également des concepts archaïques sur les différents stades de l’humanité, entre âges sauvages, âges barbares et âge civilisé.

 

Mais il explique également quelque chose qui a disparu de toute interprétation actuelle de la Grèce et de la Rome classique. Cette idée que comme les Iroquois, les tribus grecs composant chaque cité antique reposait sur un système de tribus ou phylon (au nombre de trois), de phratries  ou phratra au sein de chaque tribu et de ‘gens’ (ou genos) au sein de chaque phratrie. Organisation qu’il appelait ‘gentilice’. Ainsi, les Ioniens d’Attique étaient divisés en quatre tribus (Géleontes, Hoplètes, Aégicores et Argadées) tandis que les Doriens (Sparte, Argos, Sicyone, Corinthiens, Epidaure et Trézène) étaient divisés en trois tribus (Hylleis, Pamphyli et Dymanes) auxquelles se greffaient parfois une ou plusieurs tribus non doriennes. 

 

Et il en allait également de même à l’origine de Rome, avec l’existence de trois tribus (les Latins, les Sabins et les Luceres), des phratries ou curies (d’où les comitia curiata) dans chaque tribu, et encore une fois des ‘gens’ dans chaque phratrie ou Curie. L’histoire actuellement enseignée a conservé l’idée que ces tribus étaient des peuples, mais pas le fait que chaque ville, chaque quartier de ces cités était organisée de manière gentilice, avec à chaque fois trois tribus avec des conseils ou des assemblées organisées, des lieux de culte leur étant réservés, des cérémonies religieuses particulières, et des phratries, phratra, obe (Sparte) ou curies elles-mêmes divisées en gens ou genos. Et que ce soit dans la Grèce antique ou la Rome antique, on retrouve un même nombre de cent gentes par phratries, que ce soit à Athènes ou à Rome.

 

Il en va aussi de même selon Lewis Henry Morgan de l’organisation primordiale du peuple juif, qui est partagée en treize tribus de consanguins, recevant pour nom celui des douze fils de Jacob, à l’exception de la tribu de Levi. Et ces tribus étaient elles-aussi divisées en phratries et en gentes. Ainsi pour la tribu de Lévi, elle se partage en les phratries de Guershon (gentes de Libnite et de Shimeite), de Kohath (gentes de Amramite, de Jisharite, d’Hebronite et d’Uzielite) et enfin de Merari (gentes de Machlite et de Mushite). Chacun de ses noms de phratries et de gentes correspondraient aux enfants et petits enfants de chacun des fils de Jacob. 

 

Pourquoi tant d’informations sur l’organisation sociale gentilité des plus grandes et plus anciennes sociétés archaiques ou classiques, que l’on estime que cette organisation soit archaïque ou bien qu’elle soit uniquement légendaire, ont-elles disparu des mémoires et des enseignements ? 

Quarto - Dernier point que je traiterai ci-dessous, toujours tiré de cet excellent livre de Lewis Henry Morgan (même s’il a pu ne rendre compte que d’une partie de la réalité et de l’histoire qu’il aurait dû observer), c’est que les noms que nous donnons à la majeure partie des peuples primitifs ou premiers que nous croisons, ne sont pas leur nom véritable. C’est simplement ceux qu’on leur a donnés, ou ceux que d’autres peuples leur donnaient et que l’on a utilisé pour les nommer par la suite.


«Lorsque les Européens entreprirent la colonisation du nord de l’Amérique, ils ne connûrent généralement pas le nom des tribus indiennes directement, mais par l’intermédiaire d’autres tribus qui leur attribuaient des noms qui n’etaient pas les leurs. C’est ainsi qu’un certain nombre de tribus sont maintenant désignées dans l’histoire par des noms qu’elles ne se reconnaissent pas à elles-mêmes.»

 

Lewis Henry Morgan, «Ancient Society»

 

Ainsi le vrai nom des Iroquois est «Ho-de’-no-saunee» (ou «Peuple de la Longue Maison»). De même, le vrai nom des indiens Cherokee est «Tas-lo-kee» («Grand Peuple»). Quant aux indiens Seneca, ils se désignaient eux-mêmes du nom du nom de «Nun-dà-wa-o-no» («Peuple de la Grande Colline») … Les indiens Omaha sont un peu à part, de leur vrai nom «O-mä-hä» qui signifie «Peuple qui remonte la Rivière».

 

Mais rien de tout ceci ne doit nous surprendre, nous européens. Après tout, les allemands nous appellent bien «Französisch» et non pas français. Et les anglais nous nomment «French». Nous appelons bien allemands un peuple qui se nomme lui-même Deutsche et que les anglais nomment ‘German’. Quant aux habitants de l’Espagne que nous appelons «Espagnols», ils se font bien appeler « Spanish» par les anglais. Nous renommons même jusqu’aux villes étrangères, comme Pékin pour Beijing.

 


Saucratès

 

 

Liste de quelques livres sur le sujet évoqué dans ces articles (les sources en couleur concernent l’article ci-dessus) :

 

Johann Jakob Bachofen - Le droit maternel - Recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuse et juridique - 1996 - Éditions L’Age d’Homme, Lausanne … Titre original : Das Mutterrecht - 1861

 

Cornelius Castoriadis - La création humaine II - Ce qui fait la Grèce - 1. D’Homère à Héraclite - Séminaires 1982-1983 - Éditions La Couleur des Idées - Seuil, Paris

  

Bernard Chapais, Aux origines de la société humaine – Parenté et évolution - 2017 - Editions du Seuil, Paris

 

Pierre Clastres - La société contre l’Etat - Recherches d’anthropologie politique - 1974 - Les éditions de Minuit - Collection Critique

 

Richard Dawkins - Il était une fois nos ancêtres. Une histoire de l’évolution - 2007 - Éditions Robert Laffont, Paris

 

Heide Goettner-Abendroth - Les sociétés matriarcales - Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde - 2019 - Éditions Des femmes - Antoinette Fouque, Paris

 

Emmanuel Guy - Ce que l’art préhistorique dit de nos origines - 2017 - Éditions Flammarion - Au fil de l’histoire, Paris

 

Bronislaw Malinowski - Les Argonautes du Pacifique occidental - 1967 - Gallimard, Paris

 
Lewis Henry Morgan - La société archaïque - 1971 - Éditions Anthropos, Paris … Titre original : Ancient Society - 1877

 

Alain Testart – Le communisme primitif - Economie et idéologie - 1985 - Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris

 

Alain Testart – Eléments de classification des sociétés - 2005 - Editions Errance, Paris

 

Alain Testart – Avant l’histoire – L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac – 2012 – Editions Gallimard NRF – Bibliothèque des sciences humaines, Paris

 
Sources orientales - Tome 1 - La naissance du monde - 1959 - Éditions du Seuil, Paris



30/08/2022
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