Critiques de notre temps

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Du renouveau du concept de contrat social

Le concept de contrat social redevient actuellement un concept opérationnel. On le retrouve évoqué sous plusieurs formes à la fois par Le Monde dans plusieurs articles traitant des finances publiques ou de l’éducation des enfants, mais également sous la plume de nombreuses organisations s’intéressant à l’environnement et à la lutte contre la surconsommation.

 

https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/02/17/finances-publiques-un-nouveau-contrat-social-doit-etre-etabli-entre-les-actifs-d-un-cote-et-les-retraites-et-les-heritiers-de-l-autre_6550250_3232.html

 

https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/05/02/l-autorite-a-l-ecole-passe-par-un-contrat-social-et-educatif-plutot-que-repressif_6231125_3232.html

 
Partie 1

Principes et limites du contrat social selon Rousseau

 
L’idée de l’existence d’un contrat social est évidemment inséparable du philosophe des Lumières Jean-Jacques Rousseau. On ne peut plus se référer au principe du contrat social sans se référer à ses écrits fondamentaux. Le contrat social est ainsi un instrument qui permet d’expliquer le passage d’un état de nature, où les hommes vivaient libres, séparément les uns des autres, à un état de société où les hommes choisissent d’abdiquer une partie de leurs libertés pour sécuriser ce qui en restera. Cette idée rousseauiste du contrat social s’accompagne également d’une philosophie du Bien et du Mal. L’homme est bon à l’état de nature et c’est le passage à l’état de société qui le pervertit. 

 
Evidemment, cette philosophie du contrat social est en complète contradiction avec les faits préhistoriques. L’homme préhistorique a de tout temps vécu en société, en groupe, au sein de rapports sociaux ou de domination. Probablement qu‘avant même le processus d’hominisation, nos ancêtres hominidés communs aux autres branches des grands singes vivaient déjà en bandes organisées, en groupe. Le processus d’hominisation puis le processus de construction des sociétés humaines a probablement été insensible, sans changer grand chose aux relations sociales existantes au sein des groupes puis des sociétés, jusqu’à l’invention de la démocratie assyrienne puis grecque, des royautés sumériennes, égyptiennes, sacrées africaines ou romaines, des tyrannies ici ou ailleurs.
 
L’idée d’imaginer qu’à un moment quelconque de l’histoire, les hommes se sont réunis pour fonder une société et se mettre d’accord sur un contrat social est une hypothèse irréaliste. Évidemment, parfois, extrêmement rarement, à certains moments de l’histoire, on peut penser que des peuples se sont réunis pour fonder un contrat social pour se mettre en société, pour désigner les règles du jeu, les obligations des uns et des autres, pour permettre la désignation d’un chef. Le moment athénien sous le législateur Solon, autour du huitième siècle avant notre ère, fut peut-être un de ces moments-là. La littérature trouve trace de quelques autres moments de la sorte, comme lors de naufrages au cours des siècles passés, comme par exemple ceux du Doddington en juillet 1755 ou du Grafton en janvier 1864.

Mais il s’agit d’exceptions. On ne peut pas imaginer par exemple que la libération de la France puis la reconstruction de la société francaise  qui a suivi la seconde guerre mondiale s’apparente à un tel moment. Le contrat social doit regrouper tous les membres de la société et ils doivent tous accepter de négocier puis de se soumettre aux résultats et aux règles arrêtées en commun. On ne peut pas plus estimer que la Révolution française de 1789 ou des années suivantes appartienne également à ce genre-là. Il s’agit de nouveaux régimes et d’assemblées constitutionnelles dans lesquels le peuple n’a droit d’être représenté que par des représentants, par des notables, des nobles ou des bourgeois. En aucun cas les français n’ont eu le choix d‘adherer ou non à un tel nouveau contrat social. Les représentants du peuple ont juste mis en place de manière majoritaire un régime politique et social accordant quelques droits au peuple du dehors, en échange d’autres compromis.

L’un des défauts du contrat social de Rousseau est évidemment que dans une telle négociation, si elle avait eu lieu, le contrat social sur lequel on débouche est forcément le plus mauvais compromis entre les intérêts opposés des uns et des autres. Qu'est-ce que les propriétaires, les nobles et les industriels sont-ils prêts à lâcher ou à accorder aux pauvres et aux autres membres de la société en échange du maintien de leurs avantages, de leurs richesses, de leur puissance ?

 
Le concept même de contrat social pose un autre problème fondamental. Même si on pouvait imaginer qu’à un moment quelconque de l’histoire passée, une telle négociation ait eu lieu et un tel contrat social ait pu être passé au temps de nos parents ou de nos grands-parents, comment un tel contrat social pourrait-il encore s’appliquer à leurs enfants ou à leurs petits-enfants ? Ceux-ci se retrouveraient à vivre dans une société et dans un contrat social auxquels ils n’auraient pas individuellement adhéré et qui s’imposerait automatiquement à eux. Et au bout de quelques générations, que resterait-il d’un tel contrat social et qu’est-ce qui le différencierait de lois imposées par un fondateur, un tyran ou un despote ? Comment pourrait-on être forcé à accepter notre place dans la société imposée par un contrat social à la négociation duquel nous n’avons jamais participé, pour lequel on ne nous a jamais demandé notre avis ou notre adhésion.
 
Au fond, on peut penser qu’à chaque génération il faudrait refonder ce contrat social et cette société. À défaut, il ne s’agirait plus d’un contrat social pour les jeunes générations nées après son établissement ou en âge d’y adhérer. Ce problème du renouvellement du pacte pour les générations suivantes a forcément été abordé par Jean-Jacques Rousseau mais au-delà du fait que ce principe du contrat social n’est pas applicable, son renouvellement est encore moins applicable.

 
Partie 2

Quelques exemples de contrat social

 

Le principe du contrat social ne me semble pas applicable même si des mouvements récents pensent pouvoir parler de l’existence de tels pactes dans la démocratie française récente, avec par exemple un pacte autour du système de sécurité sociale ou de sécurité des gens. 
 
A-t-il donc existé des sociétés basées sur un véritable contrat social, explicite ou implicite. Je pense avant tout à une société antique comme la Grèce et la cité athénienne, exemple de démocratie directe où l’ensemble des citoyens constitués l’Agora et pouvaient voter les lois et désigner leurs dirigeants. C’est du moins l’idéal promu par la cité athénienne telle que décrite par les lois de Solon en -594 avant notre ère. Je pense que l’on peut parler d’une société fondée sur un contrat social dans son cas, même si tous les citoyens ne pouvaient pas accéder aux charges de magistrats et si tous les habitants d’Athènes n’étaient pas tous des citoyens (les esclaves, les étrangers et les femmes).

 
Quelques autres sociétés archaïques devaient également fonctionner de manière suffisamment démocratique pour pouvoir considérer qu’elles étaient basées sur un contrat social. Je pense notamment à la confédération des Iroquois, de leur vrai nom les Haudenosaunee (ou peuple de la longue maison). Chez un peuple où chaque homme et chaque femme participent à la moindre prise de décision, et où chaque décision se doit d’être unanime, je pense que l’on peut parler de l’existence d’un contrat social.

 
Neanmoins, je pense que la société constituée entre les naufragés du Grafton constitue le meilleur exemple d’une organisation sociale fondée autour d’un contrat social. Le Grafton était une goélette qui a sombré début janvier 1864 dans les îles d’Aukland, dans le Sud antarctique de la Nouvelle-Zélande. L’équipage était constitué de 5 marins : le capitaine américain Thomas Musgrave, le français François Edouard Rayan, l’anglais George Harris, le norvégien Alice McLaren et le cuisinier portugais Henry Folgee. Ces cinq hommes écrivirent une constitution formelle de 6 articles de la ‘famille’ des cinq hommes, qui permettaient notamment aux membres de déposer le chef de la famille s’il abusait de sa position.

 

«6-The community reserves to itself the right of deposing the chief of the family, and electing another, if at any time he shall abuse his authority, or employ it for personal and manifestly selfish purposes.»

 
Ces hommes se nourrirent notamment de phoques qu’ils chassaient. Au bout d’un an, ils décidèrent de construire un bateau pour rejoindre la Nouvelle-Zélande. Trois d’entre eux tentèrent la traversée pour chercher des secours (Musgrave, Raynal et McLaren) et ceux-ci réussirent à renvoyer un navire, le Flying Scud, chercher les deux naufragés qui étaient restés. Tous survécurent. La même année, en 1864, deux mois plus tard, un autre navire, l’Invercauld, sombrait aussi sur l’autre côté de cette île, rejetant 25 naufragés sur cette île d’Auckland. Mais ceux-ci ne survécurent pas aussi facilement. Apparemment, trois d’entre eux seulement furent sauvés par un navire espagnol. Apparemment, les deux groupes de naufragés ne se croisèrent jamais.
 
La survie des naufragés du Grafton en comparaison de celle de l’Invercauld tient-elle au fait des denrées et des matériaux sauvés du naufrage, ou bien de la mise en place du contrat social qu’ils avaient passé entre eux, tandis que les naufragés de l’Invercauld s’éparpillèrent chacun œuvrant à sa propre survie sans constituer de société ?

 
Partie 3

Le contrat social selon Rawls

 
John Rawls apporte une amélioration au concept de contrat social de Rousseau en inventant le concept de voile d’ignorance. Selon lui, la seule manière de permettre de créer une société équilibrée entre les droits, les devoirs et les positions sociales de tous et de chacun, c’est de fonder une société sur des règles décidées sans que personne ne connaisse préalablement sa position dans cette société, qu’il y soit esclave, maître, ouvrier, riche propriétaire ou roi. Derrière ce voile d’ignorance, chacun ignorant la manière dont il risque d’être traité dans cette société, fera en sorte qu’elle soit la plus juste et la plus équilibrée possible. 

 
Cette théorie est évidemment féconde. Le voile d’ignorance inventé par John Rawls permet d’offrir une réalité tangible au moment de négociation de ce contrat social de Rousseau. Chez Rousseau, on devait imaginer le moment où l’homme basculait de l’état de nature à l’état social et on se rendait bien compte que cet instant ne s’était jamais produit au cours des derniers millions d’années. Cette négociation du contrat social était ainsi un instant impossible. Aucun nouveau contrat ne pouvait être passé pour fonder une nouvelle société. L’invention de John Rawls permet ainsi de sortir de la conflictualité inhérente à cet instant entre des membres d’un groupe qui cherchent tous à améliorer leur situation ou à ne pas l’empirer. Le voile d’ignorance résout cette potentielle conflictualité en privant chacun de l’envie de défendre sa propre situation. Comment chercher à défendre sa propre situation si on ignore totalement sa place dans la société ? On se trouve alors chacun confronté au besoin de limiter les pouvoirs des puissants et des plus forts et à maximiser la situation des plus pauvres, des moins bien pourvus, des plus faibles, car on ne sait alors nullement si l’on fait partie des plus pauvres ou des plus puissants.
 
Le problème néanmoins avec cette approche, c’est qu’elle ne soit pas  plus applicable. On ne peut ignorer ce que l’on sait de sa position sociale. Et là aussi, même si une génération peut décider de règles, ce contrat social ne pourra être revisité ni modifié à chaque fois qu’un nouveau membre vient au monde ou arrivera à l’âge de citoyen.

 
La lecture de John Rawls ne m’a pas persuadé du caractère applicable de sa philosophie. Évidement, une société rawlsienne serait foncièrement juste. Mais s’il est impossible de décider de l’organisation d’une société humaine derrière ce voile d’ignorance, si nul ne peut oublier sa propre position sociale et sa propre situation de santé, alors aucune théorie de justice et aucun contrat social ne peut être mis en œuvre de manière juste et équilibrée. 

 

Partie 4

Que représentent les pactes que certains groupes peuvent mettre en œuvre ?

 
Je suis arrivé au bout de ma réflexion autour de l’idée d’un contrat social. Le principe même d’un contrat social est selon moi incompatible avec le principe même majoritaire démocratique. Ce système majoritaire est d’ailleurs une aberration intellectuelle. Quelques centaines d’hommes et de femmes font en vrai passer leurs propres idées et leurs propres pulsions comme des décisions collectives. Tel député antispéciste tentera de faire passer ses priorités au nom de l’intérêt général. Le prix des whiskys et alcools forts à la Réunion a ainsi été doublé du jour au lendemain parce qu’une parlementaire réunionnaise combat les méfaits de l’alcoolisme et les violences contre les femmes dans le département. Idem pour les boissons sucrées au nom de la lutte contre l’obésité. 

 

Au nom de l’intérêt collectif, l’idée même de la loi perd toute unité et toute mesure sous les assauts des intérêts individuels de quelques oligarques qui s’imaginent en sauveurs ou en destructeurs de monde. Nul n’est sensé ignorer la loi mais comment faire quand la loi ne cesse de changer au gré des envies de tel ou tel. 

L’idée même d’un contrat social se heurte également aux sentiments d’abandon de ceux qui croyaient en un tel contrat social passé entre eux et la république et qui découvrent que la République ne remplit ses promesses, ne les protègent comme le contrat social qu’ils croyaient avoir passé avec elle le prévoyait selon eux. Au fond, parce qu’il n’existe pas de contrat social réellement conclu entre la République et chaque citoyen, parce que les lois changent si souvent au gré et aux envies de parlementaires et des hauts fonctionnaires qui fabriquent la loi, on se retrouve du jour au lendemain sans les protections et les libertés dont on croyait pouvoir disposer. On se retrouve sans droit, sans aide, sans appui, sans protection, sans liberté, comme notamment l’épidémie de coronavirus nous l’a démontré. Les organisations comme le conseil constitutionnel qui était sensé nous protéger se sont brutalement montrés comme étant à la solde du gouvernement de Macron. 
 
On peut parler d’un sentiment d’abandon et de tromperie de la part des citoyens qui découvrent que les contrats sociaux qu’ils croyaient avoir passés avec le gouvernement n’existent pas au fond. Aujourd’hui, pour conjurer la crise démocratique qui en est née, la crise écologique et climatique qui pointe, on veut nous faire croire que la société, le gouvernement, peut mettre en œuvre, peut discuter d’un nouveau contrat social passé avec les différentes classes de citoyens. Mais c’est évidemment aussi faux et  aussi factice que les contrats et les pactes que nous croyions avoir passés avec la république française.
 
On ne peut pas imaginer un nouveau contrat ou pacte passé entre les citoyens et les associations, parlementaires et gouvernements qui garantiraient des droits et des garanties aux citoyens que nous sommes. Loin d’être un nouveau pacte, ce ne seront que de nouvelles obligations, de nouveaux devoirs, de nouvelles interdictions, de nouvelles contraintes que nous imposerons tous ceux qui cherchent à restreindre toujours plus les droits des citoyens et à imposer une nouvelle forme de contrôle des orientations de la société dans son ensemble, à leur bénéfice sous couvert de l’intérêt général.

 
https://www.iddri.org/sites/default/files/PDF/Publications/Catalogue%20Iddri/Décryptage/202210-IB0302-contrat%20social.pdf

 

(IDDRI : institut de développement durable et de relations internationales)
 
 
Saucratès



08/03/2025
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