Une problématique autour de quelques modèles économiques
Parlons d’économie. Quelle est la problématique à laquelle je souhaite m’attaquer dans cet article ?
La problématique porte sur la détermination du modèle économique qui peut permettre le développement d’un État comme la France, une zone géographique comme l’Europe ou les États-Unis d’Amérique. Faut-il privilégier le modèle ultra-libéral anglo-saxon, dans lequel c’est le régime de la libre-entreprise et du profit libre de toute entrave qui prime pour permettre le meilleur développement économique ? Faut-il privilégier le modèle semi-dirigiste de la planification à la française qui avait accompagné le développement de la France au cours des trente glorieuses ? Faut-il privilégier le système dirigiste communiste russe ou chinois ? Et enfin, on peut s’interroger sur ce qu’est le modèle de l’Union européenne actuel, normatif.
Des mutations économiques rapides
Pour débuter mon argumentation, je rappellerais les mutations extraordinaires de l’économie au cours des dernières décennies. C’est valable pour la France mais plus largement, c’est valable pour le monde entier. Je n’invente évidemment rien. Ces mutations ont été démontrées par de multiples auteurs et économistes.
En 1984, il y a quarante ans, la micro-informatique était encore balbutiante. Notre monde hyper connecté où chacun dispose chez soi d’un ordinateur, de téléphones portables plus puissants que les super-calculateurs du siècle dernier, n’existait pas il y a à peine quarante ans. En 1984, on utilisait des cassettes audio pour enregistrer des programmes et des jeux. On programmait soi-même ou on essayait de programmer ses propres jeux. On a commencé à y inventer les disquettes pour copier les données, puis les disques durs. Mais leur contenance se comptait en en dizaines ou en centaines de kilo-octets alors que l’on parle aujourd’hui de téraoctets (un milliard de kilo-octets).
En 1990, il y a plus de trente ans, l’internet était lui aussi balbutiant en regard de son essor actuel. Évidemment, il existait déjà sommairement entre les universités américaines. Mais on pouvait difficilement s’y connecter depuis la Réunion. Dans les entreprises, on ne disposait ni d’internet, ni de messagerie, mais on utilisait des fax, des télex et des courriers postaux. Il n’existait ni réseaux sociaux, ni médias en ligne, ni sites internet, ni même de télétravail. Et avant la généralisation de la bureautique, pas de micro-informatique, mais des machines à écrire.
En quarante ans, nous avons ainsi totalement changé d’époque. L’époque de la dématérialisation de toutes les opérations, des réseaux sociaux, du virtuel généralisé.
Le modèle ultra-libéral anglo-saxon
Ces modifications s’expliquent par des innovations inventées notamment par des multinationales anglo-saxonnes, comme Google, Amazon, FaceBook ou Apple. Derrière ces multinationales, à chaque fois, il y a un homme, un inventeur, devenu milliardaire par la suite. Steve Job, Mark Zuckerberg, Bezos, Bill Gates ou Elon Musk. Ce sont eux qui ont révolutionné notre monde, mais peut-être que si cela n’avait pas été eux, s’ils n’avaient pas existé ou inventé ces choses, quelqu’un d’autre aurait inventé leur invention : les iPhone, les réseaux sociaux, le commerce en ligne, les navigateurs internet … Parmi ces inventions et innovations, rappelons l’arrivée de Google en 1998 et de Wikipédia en 2001, comparables à l’époque à l’arrivée de ChatGPT et des autres artefacts génératifs en 2022.
Etait-ce leurs inventions qui ont révolutionné le monde, autorisé par un système ultra-libéral qui valorise et encourage la richesse extrême et la réussite sociale, ou bien était-ce la société qui avait suffisamment évolué, une société qui était prête à accepter toute sorte d’innovations majeures. Cela a été leur réussite, leur coup de génie (comment faire gagner des milliards de dollars avec un navigateur qui te propose des réponses, ou avec un réseau social sur lequel tu marques tes centres d’intérêt et ton histoire ?), mais quelqu’un d’autre aurait pu inventer plus ou moins la même chose. On ne parlerait pas des GAFAM mais des XBRLU ; ça sonnerait juste moins bien aux oreilles.
Cette réussite aurait-elle été possible avec un autre système économique que le modèle ultra-libéral anglo-saxon, comme par exemple avec le modèle dirigiste français ? De manière surprenante, comme pour répondre à cette question, on peut noter que la Chine communiste a également réussi à développer de grandes multinationales autour d’une commerce en ligne (Alibaba), de la voiture électrique (BYD) ou de la téléphonie mobile (Huawei). Mais loin des principes et des canons de l’économie dirigiste communiste, on trouve aussi des milliardaires derrière chacune de ces inventions, chacune de ces entreprises tentaculaires. Comme si seul le profit réussissait aujourd’hui à révolutionner notre époque.
Le modèle de la planification à la française
Le modèle de la planification a permis à la France de découvrir et de développer le nucléaire civil, à égalité avec les plus grandes puissances mondiales. Elle a permis l’invention du train à grande vitesse, la mise au point du Concorde, de Airbus et Ariane Espace en partenariat avec des entreprises d’autres pays européens. Cette alliance de l’administration et de grands groupes industriels a fonctionné tout au long des années 1950 à 1970, permettant à la France de créer des champions industriels et des produits technologiques novateurs. Mais cela n’a duré que tant que durèrent les trente glorieuses.
Le projet planificateur s’est effondré, au choix, avec les crises pétrolières, la fin de l’empire colonial français, la présence puis la disparition de grands hommes politiques visionnaires, l’apparition de politique ultra-libéral en France, sous Giscard d’Estaing puis sous Chirac, Balladur puis Sarkozy, ou dans le monde (Ronald Reagan ou Margareth Thatcher).
La disparition du concept même de planification à la française explique probablement son échec actuel. Il n’existe plus depuis les années 1990 de commissariat au plan et de réflexions purement industrielles. Le commissariat au plan a été remplacé par un organisme nommé France Stratégie mais son objectif n’est plus de monter des plans industriels à grande échelle, sur des décennies. Son objectif depuis des décennies n’est plus que de mesurer l’efficacité des politiques publiques, d’effectuer des calculs socio-économiques, dans un objectif de rationaliser l’action publique, les politiques publiques pour les rendre plus efficaces. Résultat, depuis les années 1970, la France s’enfonce dans les crises, dans la dette publique et nos champions industriels disparaissent (Thomson) ou se font racheter ou bien se développent à l’international et cessent de produire en France et d’être français (Arcelor, Saint-Gobain…).
Existe-t-il des exemples de grandes réussites industriels françaises ? Quelques grands groupes internationaux sont encore français, comme les constructeurs automobiles Peugeot et Renault, dans le luxe (Pinault-Printemps ou LVMH), dans la beauté (Loréal) ou dans les services. Mais de réussites technologiques ou industrielles, à l’image du TGV, du Concorde, du nucléaire civil et militaire ? Un désert.
L’Allemagne semble s’en sortir mieux dans l’industrie, mais pour combien de temps face à la concurrence japonaise ou chinoise ? L’échec du modèle dirigiste français mais aussi communiste s’explique-t-il par l’abandon du principe même de la planification industrielle à grande échelle comme il a pu exister tout au long des années 1950, 1960 et 1970, ou bien s’explique-t-il par la suprématie économique du modèle ultra-libéral anglo-saxon, par la suprématie de l’attrait du profit sur celui de la régulation, sur la supériorité d’un modèle supposant qu’un génie saura découvrir et développer l’invention miracle ?
Au fond l’échec du modèle de planification française s’explique par son abandon face à l’idéologie ultra-libérale. La France aurait-elle pu avoir les moyens de défendre et de créer de nouveaux champions industriels ou technologiques ? On l’ignore. Les multinationales ont désormais une puissance financière qui les rend égale aux grands états occidentaux, avec une agilité que les budgets de l’Etat ne possèdent pas, corsetés par des dépenses de fonctionnement rigides pour assurer les diverses missions de service public que ces états assurent, et une capacité d’endettement étranglée.
Quel modèle européen ?
L’Europe a pu permettre la réussite d’un certain nombre de grands projets : Airbus, Ariane Espace, Eurofighter … essentiellement dans le domaine aérien, militaire ou spatial. Mais là aussi, ce modèle a vécu, remontant aux années 1970 et 1980. Rien de nouveau.
L’Europe aujourd’hui, c’est l’ouverture des marchés au sein de l’Europe, c’est la privatisation et le démantèlement de tous les champions industriels publics pour permettre la constitution de groupes privés charognards (le groupe du tchèque Daniel Kretínsky…) qui profitent des ouvertures des marchés nationaux imposés par Bruxelles, des normes édictées, comme le marché de l’électricité, le marché des réseaux ferrés. Voilà ce qu’est l’Europe aujourd’hui. Un zélote du modèle ultra-libéral anglo-saxon qu’elle impose dans chaque compartiment du marché européen qu’elle cherche à ouvrir et à démanteler. Un zélote de la conclusion d’accords commerciaux avec chaque zone commerciale étrangère (Canada, Mercosur, états ACP) avec cette idéologie mortifère pour les industries européennes que ce qui est bon pour le consommateur européen est bon pour l’Europe, quelqu’en soit les conséquences industrielles. Un modèle reposant sur l’édiction de règles et de normes impératives (jusqu’à libéraliser la notion de chocolat !) et sur l’ouverture tout azimut des marchés.
La réussite américaine ne tient peut-être pas tant à la supériorité de son modèle ultra-libéral que dans l’abandon de la planification réfléchie à la française et au déploiement de l’idéologie mortifère de l’Union européenne et des ultra-libéraux qui la servent probablement de manière intéressée.
Saucratès
Nota bene : Le commissariat général au plan existe de 1946 à 2006 mais son rôle est remis en cause dès 1986 lors de la première cohabitation et les plans quinquennaux sont abandonnés en 1993.
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