Critiques de notre temps

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De l’évolution des sociétés - Suite

De l’évolution des sociétés - Suite

 

Par Saucratès 

 

Istambul, dimanche 31 juillet 2022

 

Les sujets de réflexion qui m’interpellent le plus sont évidemment l’origine de l‘État, et par origine de l’Etat, je veux entendre l’origine de l’organisation sociale étatique au sens où nous l’entendons aujourd’hui, c’est-à-dire une organisation où il existe un monopole de la violence légitime (pour reprendre une définition de Max Weber). Et dans un deuxième temps, parce qu’il s’agit d’un sujet connexe, il s’agit de discourir sur l’origine du pouvoir, de cette violence légitime. Car selon de nombreux philosophes, il n’y a pas de pouvoir, sans la possibilité d’user de la violence, quelle soit légitime ou non.

 

Riche programme n’est-il pas ? Mais dans un premier temps, cette réflexion ne sera pas immédiatement la mienne dans ces articles. Avant de réfléchir à une quelconque origine de l’Etat en tant qu’organisation sociale ou bureaucratique, il faut parler d’évolution et de classification des sociétés humaines. En effet, au fond, de manière historique ou anthropologique, tenter de répondre à la question sur l’origine de l’Etat en cherchant les différentes formes que les sociétés humaines ont pu prendre par le passé, jusqu’à nos jours, c’est la même chose que de répondre à l’autre question approchante visant à déterminer comment des formes d’organisations sociales apparemment non étatiques ont pu résister, survivre pratiquement jusqu’à nos jours.

 

Dans mon introduction, j’ai essayé de présenter un certain nombre de notions que je tiendrais désormais pour acquises.

De l’évolution des sociétés - Introduction

 

La toute première société humaine organisée ayant laissé des traces archéologiques massives date ainsi d‘environ 12.000 ans BP (before present) et se trouve être contemporaine de la dernière glaciation du quaternaire que l’on nomme «Dryas récent». Il s’agit du site de Göbekli Tepe, en Anatolie centrale. En Occident et au Proche-Orient, il n’existe pas d’autres traces archéologiques massives, hors la Turquie, pendant les 6.500 années qui vont suivre. Les premières cités attestées archéologiquement parlant datent de l’occupation sumérienne il y a 5.500 ans. Et en Grèce ou en Crète, les premières traces archéologiques historiquement datées remontent à 3.500 ans, aux temps obscurs de la Grèce antique, où seules des légendes nous renseignent sur le passé, comme l’Iliade et l’Odyssée. 

 

Nota 1 : Quand je parle de trace archéologique massive, je ne prends pas en compte les trous de poteaux d’habitats préhistoriques que l’archéologie découvre régulièrement en Europe ou au Proche-Orient. Je veux parler de réalisations monumentales ou mégalithiques, un peu à la manière de Stonehenge, qui date de 4.800 ans BP, ou des alignements de Carnac, à partir de 7.000 ans BP.

 

Mais ces sites archéologiques massifs ne renseignent que difficilement sur l’organisation sociale des sociétés qui les ont construits. Sumer et Akkad ont connu des rois, des guerriers, des prêtres et des paysans. Carnac ou Stonehenge semblent également démontrer l’existence de castes de personnages importants, pour lesquels des tumulus massifs étaient construits, ou des castes de prêtres ou de druides chargés de la liturgie. Impossible en revanche de savoir quelle était l’organisation du ou des peuples qui ont construits Göbekli Tepe.

 

En Revanche, depuis Sumer, on sait que les grands États qui se sont succédés à la surface du monde ont tous été organisés de la même manière qu’à Sumer, jusqu’à la période récente. Des Rois, des prêtres, des soldats, des guerriers et enfin des paysans et des artisans. Cette même organisation en trois ordres qui a survécu inchangée jusqu’à la Révolution Française.

 

Mais cette histoire qui remplit nos livres d’histoire n’est qu’une fraction de l’histoire des sociétés humaines. Parce que l’histoire des Amériques, l’histoire de l’Afrique en dehors de l’Egypte, l’histoire de l’Asie dans son entier à l’exception de la Chine des mandarins, l’histoire des civilisations du Pacifique, n’a pas grand chose à voir avec cette histoire des grandes civilisations. Des peuples y vivent depuis des dizaines de millénaires sans y avoir laissé de traces archéologiques majeures ayant perduré jusqu’à nous, voire sans avoir inventé cette organisation sociale en trois ordres.

 

Nota 2 : J’oublie évidemment les constructions des Mayas, des Incas ou des Aztèques en Amérique, les temples d’Ankor en Asie, les églises sculptées dans la roche en Éthiopie …

 

Ce sont donc ces sociétés auxquelles je vais m’intéresser. Ces sociétés survivantes d’un ordre ancien, plus ou moins influencées par les civilisations que ces peuples ont croisé au cours de leur histoire. Car, comme je l’ai déjà indiqué, aucune société humaine, même celles que l’on croit les plus isolées, n’est restée à l’abri de toute influence d’autres sociétés humaines. Il n’existe probablement pas de tribus restées vierges de toute influence extérieure depuis la préhistoire. Il en va de même pour ce peuple des îles Sentinelles, au large de l’Inde, que l’on dit réfugiés sans contact avec le reste de l’humanité. Et pourtant, au dix-neuvième siècle, des habitants de ces tribus ont été exhibés comme des trophées par des anglais les ayant visité, ont été forcés à travailler comme des forçats. Il est ainsi facile de comprendre pourquoi ce peuple refuse aujourd’hui tout contact avec le reste de l’humanité. Ont-ils d’ailleurs tord sachant que le capitalisme d’aujourd’hui (si cher à AMA) accaparerait immédiatement leur île pour y construire un hôtel pour vacancier occidental ou en prélever les richesses.

 

D’où vient donc l’humanité ? Quelle est donc l’origine de l’Etat, des sociétés humaines ? Il y a cependant quelque chose d’invraisemblable. S’il n’avait existé à la surface de la Terre aucun autre peuple que des civilisations occidentales, on aurait pu tout ignorer des formes anciennes d’autres formes d’organisations sociales ! Si des auteurs du passé n’avaient rencontré et rendu compte des peuples qu’ils avaient en face d’eux, on ne saurait rien non plus de ces peuples. Mais Jules César a décrit dans sa «Guerre des Gaules» les mœurs et coutumes des Gaulois qu’il a affronté. Tacite a décrit les peuples germains de son temps. Morgan a décrit les mœurs et l’organisation sociale des peuples Iroquois qu’il a pu voir de son temps. De La Boétie dans son «De la servitude volontaire» s’est servi des descriptions des observateurs de son temps (16eme siècle) pour penser l’apparition de l’Etat et de la servitude. Clastres a décrit l’organisation des indiens Guayakis au fin fond de l’Amazonie, qui se réservaient à eux seuls le terme d’humains.

 

Nota 3 : Mais eux aussi, même si Pierre Clastres les présentent comme vivants sans connaissance de l’existence du reste de l’humanité, doivent, comme ce peuple des Îles Sentinelles refusant le contact avec tout peuple extérieur, avoir été en contact avec l’envahisseur espagnol au seizième siècle, descendant de quelques peuples ou civilisations amazoniennes, répartis se réfugier dans la forêt amazonienne pour échapper à l’envahisseur et au colonisateur espagnol ou portugais.

Et enfin Malinowski a décrit le peuple des îles Trobriandais et le mécanisme de la Kula, dans les îles Trobriand, en pleine Mélanésie.

 

Pour continuer plus avant sur cette origine des sociétés, je me baserai sur un certain nombre d’auteurs. Le premier que je citerai sera le primatologue et anthropologue Bernard Chapais dans son livre publié en 2017 (la version originale américaine date de 2008) intitulé « Aux origines de la société humaine – Parenté et évolution ».

http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article178

 

Je suis absolument en désaccord avec les thèses qu’il y développe. Pourtant, son approche visant à rapprocher primates et humains me semble utile. En effet durant des millions d’années, si on oublie la théorie chrétienne de la création divine de l’homme, l’homme préhistorique a dû vivre dans une organisation sociale ayant à voir avec l’organisation sociale des bandes de primates, et ceci jusqu’à très récemment, jusqu’à il y a quelques dizaines de milliers d’années.  

 

De son côté, Bernard Chapais ramène toute l’origine de la société humaine à l’évitement de l’inceste chez les primates ainsi qu’à la prohibition de l’inceste chez les humains, et propose un supposé ‘modèle du groupe patrilocal ancestral’ dont l’origine remonterait à nos plus proches ancêtres paninés, à savoir les chimpanzés (pan troglodytes) et les bonobos (pan paniscus), qui serait organisé sur un système dit de ‘philopatrie mâle’.

 

Nota 4 : Le terme ´patrilocal’ signifie qui vit chez le mari ou le père. En anthropologie, on observe deux catégories contradictoires de résidence : celle-ci est matrilocale si le fiancé va demeurer dans la famille de sa femme, et patrilocale quand la fiancée se rend dans la demeure de son futur mari.— (Lowie, «Anthropologie culturale»)

https://www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition/patrilocal

 

De son côté, la ‘philopatrie’ (de philo : amour et pater : père) est la tendance de certains individus à rester ou à instinctivement revenir à l'endroit où ils sont nés, pour se reproduire (sur terre, ou sous l'eau). Ce phénomène a été observé chez de nombreux vertébrés. 
https://fr.wikipedia.org/wiki/Philopatrie

 

Il me semble particulièrement réducteur de tout faire provenir d’un supposé évitement de l’inceste, que l’on retrouve chez la majorité des espèces animales (grands félins, éléphants), ou dans une organisation sociale ressemblante des groupes (on retrouve la même organisation à un mâle et plusieurs femelles à la fois chez les gorilles et chez le lion dans la famille des grands félins, alors que l’on estime que le dernier ancêtre commun à ces deux espèces remonte à 85 millions d’années (séparation d’avec les Laurasiathériens) d’après Richard Dawkins. Une ressemblance entre l’organisation sociale de deux espèces animales différentes ne s’explique ainsi pas forcément par un ancêtre commun, puisqu’aucun autre grand félin n’a la même organisation sociale en groupe sociaux que les lions.

 

Nota 5 : Le fait que le dernier ancêtre commun entre la lignée des homininés (hommes et gorilles) et celles des félins remonte à 85 millions d’années n’est pas incompatible avec le fait que le premier félin soit supposément apparu il y a 11 millions d’années. Cela signifie simplement que les félins se sont séparés du reste de la famille des Laurasiathériens il y a 11 millions d’années.

 

Pour ma part, même si j’aimerais énormément connaître l’organisation sociale des hommes préhistoriques il y a plusieurs millions d’années, voire même simplement il y a quelques dizaines de milliers d’années, je ne peux pas imaginer simplement transposer une hypothétique organisation sociale des primates sur ces premiers humains.

 

Nota 6 : Surtout qu’une autre forme d’organisation sociale est défendue par d’autres penseurs ou anthropologues sur lesquels je reviendrais plus tard, à savoir sur une organisation des sociétés humaines traditionnelles organisées sous forme matriarcales. (Heide Goettner-Abendroth, «Les sociétés matriarcales - Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde»)

 

https://saucrates.blog4ever.com/lecture-du-livre-de-heide-goettner-abendroth-les-societes-matriarcales-suite-1

 

 

Saucratès

 
 

Sources : 

 

 

Bernard Chapais, Aux origines de la société humaine – Parenté et évolution - 2017 - Editions du Seuil, Paris

 

Pierre Clastres - La société contre l’Etat - Recherches d’anthropologie politique - 1974 - Les éditions de Minuit - Collection Critique

 

Richard Dawkins - Il était une fois nos ancêtres. Une histoire de l’évolution - 2007 - Éditions Robert Laffont, Paris

 

Heide Goettner-Abendroth - Les sociétés matriarcales - Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde - 2019 - Éditions Des femmes - Antoinette Fouque, Paris

 

Bronislaw Malinowski - Les Argonautes du Pacifique occidental - 1967 - Gallimard, Paris

 

Alain Testart – Le communisme primitif - Economie et idéologie - 1985 - Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris

 

Alain Testart – Eléments de classification des sociétés - 2005 - Editions Errance, Paris

 

Alain Testart – Avant l’histoire – L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac – 2012 – Editions Gallimard NRF – Bibliothèque des sciences humaines, Paris



31/07/2022
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