Critiques de notre temps

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À l'origine du pouvoir dans les sociétés humaines - Une lecture du livre de James C. Scott «Homo Domesticus»

Saint-Denis de La Réunion, mardi 13 août 2019

 

Le sujet du pouvoir et de son origine historique ou préhistorique m'intéresse au plus haut point. En cela, j'appartiens, ou plutôt, je me retrouve dans un courant particulier de l'anthropologie (ou de l'éthnologie) que l'on appelle «l'anthropologie anarchiste». 

 

Selon la préface intitulée «Diaboliques céréales» de Jean-Paul Demoule au livre de James C. Scott intitulé «Homo Domesticus - Une histoire profonde des premiers États», on peut lire :

 

«A côté des différentes écoles actuelles d'anthropologie sociale (on disait autrefois ethnologie), qu'il s'agisse du structuralisme, longtemps dominant, du fonctionnalisme, du marxisme (un peu en sommeil dans ce domaine), ou encore du postmodernisme plus ou moins relativiste -sur le declin-, il existe une anthropologie anarchiste. Non que cette anthropologie se proposerait de travailler de manière anarchique, car elle est au contraire systematique, minuitieuse et argumentée, appuyée par des travaux de terrain. Mais parce que son sujet d'étude est le pouvoir (archê en grec), ou plus exactement l'opposition au pouvoir (an-archê).» (page I)

 

Je ne ferais donc dans cet article qu'une première approche de l'origine du pouvoir, de l'origine de l'Etat. Je trouve surprenant de découvrir que sans le savoir, je m'intéressais à l'anthropologie anarchiste et que mes quelques écrits (dans ce blog) s'intéressent à cette branche de l'anthropologie. J'ai souvent écrit que mes auteurs préférés en anthropologie étaient Pierre Clastres et Etienne de la Boétie. Je rangeraient aussi parmi les auteurs anarchistes Joseph de Maistre, qui préfaça l'opuscule d'Etienne de La Boétie, 

 

De ma lecture précédente, du livre «Ce que l'art préhistorique dit de nos origines» d'Emmanuel Guy, je conserverai une partie des idées qui y sont développées. Comme Emmanuel Guy le défend, les peuples de chasseurs cueilleurs qui ont habité l'Europe et les plaines asiatiques au cours des dizaines de millénaires de la dernière glaciation de Würms ont vraisemblablement dû apprendre à collecter de grandes quantités de ressources issues de la pêche ou de la chasse, en plaçant des camps à des confluents de rivière ou dans des goulets d'étranglement naturels permettant d'abattre de grandes quantités de gibiers, à certaines périodes de l'année ou de la saison. D'une certaine manière, ces méthodes de collecte en grande quantité de poissons (genre saumon remontant des rivières pour frayer) ou de gibiers et les méthodes de conservation (fumaison ...) ressemblent aux civilisations des indiens de la côte nord-ouest de l'Amérique du Nord qui ont développé à l'extrême ces modes de vie leur permettant de pouvoir rester dans des villages sédentaires malgré l'absence de toute agriculture céréalière. 

 

Là où je me sépare des thèses d'Emmanuel Guy, c'est de penser qu'un exemple tiré des temps actuels, historiques, puissent s'appliquer à un passé remontant à des dizaines de millénaires, même en présence de grottes ornées demandant un investissement en travail supposé être important. Pourquoi de tels peuples du paléolithique seraient-ils restés dans une région au cours de la période difficile de la saison, en vivant sur leur seul stock de ressources, à la merci du moindre incident, désastre, hiver plus rude ou printemps tardif, sans certitude que les beaux jours reviendront un jour ? C'est pourtant l'une des thèses défendues par Emmanuel Guy ... Non évidemment, il me paraît plus probable que ces peuples du paléolithique se déplaçaient avec des stocks de nourriture pour rejoindre d'autres zones moins inhospitalières lors des saisons froides, et qu'ils ne devaient revenir que de manière épisodiquement dans ces zones. Cela correspond d'ailleurs à l'image véhiculée par de nombreux films ou livres sur les hommes préhistoriques avec des abattages importants de gibiers chassés. Il faudrait une certitude peu envisageable sur l'alternance des saisons, sachant que nombre de peuples archaïques font encore appel à des croyances magiques pour les alternances des jours et des nuits !

 

Je pense ainsi peu probable qu'une sédentarisation des peuples du paléolithique aient pu se produire et qu'elle ait pu conduire à l'émergence d'une noblesse et d'une stratification de la société des tribus du paléolithique. L'existence de la différenciation sociale, de l'apparition d'organisations étatiques, de relations de dépendance autour de lignages nobles, doit être recherchée beaucoup plus récemment de nous. Elle ne remonte pas au paleolithique, même si les hommes et les femmes de cette époque ont découvert, appris, se sont transmis des méthodes de dessins rupestres, des méthodes de conservation de gibiers et de poissons, des emplacements et des lieux où à certaines époques de l'année, on trouve de grandes quantités de nourriture et de ressources ... Même si ces hommes et ces femmes ont appris à recolter des graminées et des céréales sauvages et des méthodes de les conserver pour qu'ils soient comestibles. Il nous restera à imaginer, à découvrir, de quelle manière ils se déplaçaient à ces époques préhistoriques, comment ils se déplaçaient avec des stocks de nourriture, de poissons, de gibiers séchés, sans animaux de bat et sans chariot en absence de domestication animale ... La génétique est-elle suffisante pour trouver une réponse à la domestication animale au paléolithique ? 

 

Je retrouve ainsi les thèses initiales de ma seconde lecture, le livre de James C. Scott, selon lequel c'est au néolithique qu'il faut rechercher les premières traces de l'apparition des stratifications sociales et l'apparition des premiers états. Et non avant. Une autre de ses thèses concerne l'importance des céréales dans l'apparition de l'Etat : 

 

«J'avance l'idée que les céréales présentent des caractéristiques uniques qui en font, pratiquement partout, la principale ressource fiscale indispensable à l'émergence initiale de l'Etat.» (page 12).

 

Dit autrement, «... l'histoire n'a pas enregistré l'existence d'états du manioc, du sagou, de l'igname, du tar, du plantain, de l'arbre à pain ou de la patate douce. (...) Seules les céréales sont vraiment adaptées à la concentration de la production, au prélèvement fiscal, à l'appropriation, aux registres cadastraux, au stockage et au rationnement.» 

 

Il reste à déterminer ce qui explique l'apparition de l'Etat à la période néolithique dans une grande partie du monde actuel, et les raisons pour lesquelles certaines sociétés humaines ont malgré tout continué à vivre de chasses et de cueillette, ce que l'on appelle des peuples de chasseurs-cueilleurs, et ont réussi à conserver de dispositifs sociaux interdisant la survenue de la malencontre, c'est-à-dire l'apparition de l'Etat et des différenciations sociales ? Autrement dit, de déterminer pourquoi nous, nous avons échoué à conserver ce mode de vie, cette organisation sociale !

 

D'une autre manière, ces quelques lignes m'ont surtout permis de rejeter certaines des explications proposées par un auteur (M. Emmanuel Guy), même si je peux agréer, rejoindre, certaines de ses explications ou interprétations concernant l'époque paléolithique, et de rejoindre les premières hypothèses d'un autre auteur, M. James C. Scott, et de me retrouver dans une tradition an-archê-iste.

 

Nota bene

 

Par le terme de «malencontre», je me réfère au livre de La Boétie que l'on trouvera à cette adresse :

http://classiques.uqac.ca/classiques/la_boetie_etienne_de/discours_de_la_servitude/discours_servitude_volontaire.pdf

 

«Quel malencontre a esté cela, qui a peu tant dénaturer l'homme, seul né de vrai pour vivre franchement et lui faire perdre la souvenance de son premier estre, et le désir de le reprendre.»

 

Même si je préfère de très loin les premiers mots du livre «Du contrat social» de Jean-Jacques Rousseau, que j'ai toujours trouvés beaucoup plus forts selon moi :

 

«L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d'être plus esclave qu'eux. Comment ce changement s'est-il fait ? Je l'ignore. Qu'est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question.»

http://www.ibiblio.org/ml/libri/r/RousseauJJ_ContratSocial_p.pdf

 

Néanmoins, en me référant à cette notion de malencontre, je m'expose aux mêmes critiques que celles qui étaient jadis opposées à Pierre Clastres ...

 

«Clastres considère d'abord la naissance de la domination, celle du pouvoir politique, comme un accident, une apparition mystérieuse, un formidable événement, qui ne se laisse guère appréhender en terme de structures sociales (...). C'est donc un modèle structurel et non un accident qui rend compte de l'absence de pouvoir, alors qu'un événement irrationnel provoqué par un changement inexplicable des désirs des acteurs, provoque au contraire la naissance de l'histoire et justifie la venue de l'Etat. L'analyse sociologique se trouve donc réservée aux sociétés sans histoire qui sont organisées de façon structurelle. Clastres abandonne délibérément le problème de l'origine sociologique de l'Etat : tout en nous affirmant qu'il s'agit d'un evenement irrationnel, il nous invite à nous détourner tant de Marx que de Durkheim pour essayer d'en rendre compte.

 

(...) Clastres admet comme Durkheim que la domination absolue de la société sur ses membres s'exerce dans certaines sociétés primitives, mais à la différence de celui-ci, il valorise cette domination qui empêche la survenue de l'Etat, tandis que Durkheim, au contraire, souligne leur caractère oppressif et attend du développement normal de la Direction vision du travail, l'apparition d'un État fonctionnel limité à des tâches de coordination et dépourvu de toute dimension contraignante. Alors que Durkheim se rejouit du développement d'une société complexe qui diminue les contraintes, favorise l'autonomie des personnes et tente de réduire l'Etat à un rôle fonctionnel, Clastres valorise les sociétés qui maintiennent un contrôle absolu sur leurs membres pour l'unique raison qu'elles auraient su éviter ainsi l'apparition de l'Etat.»

 

Pierre Birnbaum, «Aux origines de la domination politique. À propos d'Etienne de La Boétie et de Pierre Clastres», Revue francaise de science politique (pages 9 et 10)

 

 

Saucratès



13/08/2019
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