Critiques de notre temps

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De l’évolution des sociétés - Intermède deux

De l’évolution des sociétés - Intermède deux

Sur l’évolution et l’évolutionnisme 

 

… Suite de mes réflexions sur l’origine de l‘État, sur l’origine de l’organisation sociale étatique, sur l’origine du pouvoir, sur l’origine de cette violence légitime qui constitue l’Etat …

 

Par Saucratès 

Istanbul, dimanche 18 décembre 2022

 
Dimanche matin, 6 heures du matin. Alors que la pâle lueur de l’aube éclaire les montagnes et les arbres environnant, je vais revenir à mon sujet préféré, l’évolution des sociétés humaines, et tout particulièrement sur le principe d’évolutionnisme ou d’évolution. Que signifie ce terme d’évolution ou cette théorie que l’on nomme évolutionnisme ?

 

L’évolutionnisme est tout d’abord un gros mot, une insulte, en sciences sociales et en anthropologie. La véléité de copier le darwinisme, l’évolution des espèces, en sciences sociales est pratiquement considérée comme un crime, ou plutôt une maladie honteuse ou une faute gravissime. Depuis la parution du livre de Lewis Henry Morgan, «Ancient Society» à la fin du dix-neuvième siècle, parler d’évolutionnisme ou d’évolution des sociétés humaines est passée de mode, et les rares auteurs, sociologues ou anthropologues à s’y essayer sombrent désormais dans l’anonymat les plus complet et se ridiculisent définitivement aux yeux de leurs confrères.

 

Et pourtant, qu’y a-t-il de plus normal, conforme à l’histoire que nous voyons devant nos yeux, que l’existence d’une évolution des sociétés ! L’histoire occidentale ou européenne nous démontre la véracité et la pertinence d’une réflexion évolutionniste de l’histoire de nos sociétés. Les 2.600 dernières années de l’Europe occidentale nous démontrent que les sociétés européennes sont passées du stade de la cité antique grecque ou athénienne, à l’Etat libéral plus ou moins démocratique, en passant par les stades des empires, de la féodalité et de la royauté. 

Qu’il y ait des stades d’évolution successifs des sociétés humaines, on ne peut pas le nier sur la base de notre histoire occidentale. Que ces stades d’évolution des sociétés soient marquées par des phases d’accroissement des connaissances, par des phases de sophistication croissante des organisations sociales, et par des phases de recul, d’effondrement de certaines civilisations, puis de sursauts, on ne peut pas non plus le nier. Ces phases de recul, d’ensauvagement de la société occidentale sont évidentes lorsque l’on regarde la période du bas moyen-âge européen, ou lorsque l’on regarde les années autour de la guerre de cent ans et les terribles épidémies de peste bubonique qui ont ravagé l’Europe à cette époque. Mais on a aussi observé de semblables périodes d’effondrement concernant la Chine impériale lorsqu’elle rencontre l’Occident. La Chine impériale ne savait ainsi plus comprendre les mécanismes et calculer, prédire les éclipses de soleil, calculs que les savants chinois savaient pourtant parfaitement réaliser quelques siècles précédemment, alors que l’Occident pour sa part était alors plongé en pleine barbarie. 

L’évolution des sociétés est donc une évidence. Les sociétés évoluent et passent par des phases différentes de leur histoire, de leur organisation. 

Mais cela ne signifie pas que je pense qu’il existe forcément un ordre dans ces évolutions des sociétés humaines, ou que les sociétés humaines passent systématiquement par un ensemble de phases de leur organisation, par des stades successifs et obligatoires de leur organisation. Non évidemment non.

 

On peut parler d’évolutionnisme parce qu’il doit exister des stades d’organisations sociales qui ne doivent pas pouvoir se suivre. On peut ainsi difficilement imaginer qu’une société libérale pseudo-démocratique comme la nôtre, ou une société royale comme la France d’avant la Révolution française, puissent se transformer en une société sans État comme celle des Guayakis.

 

Mais en écrivant cela, je ne fais cependant que plagier la pensée d’Etienne de la Boétie, dans son essai «Discours de la servitude volontaire», qui estimait que, dès lors qu’un peuple découvrait le pouvoir de l’UN, il ne pouvait plus revenir à son état précédent de liberté de chacun, que les peuples prenaient goût à leur servitude. Nul pensée évolutionniste donc en cela. Rien d’autre que cette pensée propre à Etienne de la Boetie et de Pierre Clastres qui veut le goût de la liberté et de l’égalité n’est possible que quand un peuple ne s’est pas trouvé contraint par la force et la contrainte d’obéir à un maître ou à un groupe de maîtres, que quand un maître ou un groupe de maîtres n’a pas découvert le pouvoir de la contrainte et n’a pas réussi à faire disparaître l’égalité et la liberté de tous envers tous.

 

«Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois un tyran seul qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent, qui n’a de pouvoir de leur nuire qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante - et pourtant si commune qu’il faut  plutôt en gémir que s’en ébahir - de voir un million d’hommes misérablement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensorcelés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter - puisqu’il est seul - ni aimer - puisqu’il est envers eux tous inhumain et cruel.»

 

Etienne de La Boétie, «Discours de la servitude volontaire»

 
L’ensemble de ce petit livre d’une cinquantaine de pages est tout entier riche de passages aussi géniaux que ces quelques lignes. Comme si, depuis les années 1576 de notre ère, Etienne de La Boétie avait vu l’avènement du petit hyper-président Macron qui est tellement insupportable à voir et à entendre que je préfère encore que la France perde la finale contre l’argentine que de le voir et l’entendre parader les prochains jours avec une éventuelle victoire. Mais si c’est lui qui peut s’en enorgueillir, je préfère encore que la France perde cette finale de ce dimanche soir. 
 

On peut aussi parler d’évolutionnisme en faisant le décompte, la liste, la description d’un certain nombre d’institutions sociales que l’on retrouve dans nombres de sociétés humaines, et qu’un auteur comme Alain Testart considère comme des institutions sociales marquantes, témoins de certains niveaux d’organisations sociales. 

Alain Testart dénombre ainsi l’existence ou non de l’esclavage pour dette et les différentes formes de prestations matrimoniales (dot, prix de la fiancée, service de la fiancée ou la forme australienne du service de la belle-mère) en tant que deux principales institutions sociales témoignant de la place d’une société donnée dans une échelle d’évolution des sociétés en matière de reconnaissance ou de place accordée à la richesse. 

 

Car, au fond, toutes les sociétés ne reposent-elles pas toutes sur des mécanismes concurrents visant à reconnaitre, à encourager et/ou à décourager et/ou à combattre les accumulations de richesse et de statuts, que ce soit à travers les systèmes juridiques, judiciaires, sociaux ou fiscaux ? Que l’on parle de nos sociétés européennes modernes, des sociétés féodales, des sociétés antiques ou des nombreuses formes de sociétés archaïques ou primitives que l’on a pu observer au cours des époques.

 

La place laissée à la richesse et à l’accumulation de richesse dans une société, la sécurité octroyée à la propriété privée ou à la propriété collective des biens, le statut octroyé à celui qui est riche, qui est puissant, ou au contraire qui est sans bien, sans richesse, tout ceci représente un immense panel de possibilités différentes. C’est tout ceci que je tacherais de fouiller, d’écrire, d’ordonner, d’expliquer dans mes prochains écrits.

  

 
Saucratès

 

 

Liste de quelques livres sur le sujet évoqué dans ces articles (les sources en couleur concernent l’article ci-dessus) :

 

Johann Jakob Bachofen - Le droit maternel - Recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuse et juridique - 1996 - Éditions L’Age d’Homme, Lausanne … Titre original : Das Mutterrecht - 1861

 

Cornelius Castoriadis - La création humaine II - Ce qui fait la Grèce - 1. D’Homère à Héraclite - Séminaires 1982-1983 - Éditions La Couleur des Idées - Seuil, Paris

  

Bernard Chapais, Aux origines de la société humaine – Parenté et évolution - 2017 - Editions du Seuil, Paris

 

Pierre Clastres - La société contre l’Etat - Recherches d’anthropologie politique - 1974 - Les éditions de Minuit - Collection Critique

 

Richard Dawkins - Il était une fois nos ancêtres. Une histoire de l’évolution - 2007 - Éditions Robert Laffont, Paris

 

Heide Goettner-Abendroth - Les sociétés matriarcales - Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde - 2019 - Éditions Des femmes - Antoinette Fouque, Paris

 

Emmanuel Guy - Ce que l’art préhistorique dit de nos origines - 2017 - Éditions Flammarion - Au fil de l’histoire, Paris

 
Etienne de La Boétie - Discours de la servitude volontaire - 1576 - Collection Mille et une nuits n°76

 

Bronislaw Malinowski - Les Argonautes du Pacifique occidental - 1967 - Gallimard, Paris

 
Lewis Henry Morgan - La société archaïque - 1971 - Éditions Anthropos, Paris … Titre original : Ancient Society - 1877

 

Alain Testart – Le communisme primitif - Economie et idéologie - 1985 - Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris

 

Alain Testart – Eléments de classification des sociétés - 2005 - Editions Errance, Paris

 

Alain Testart – Avant l’histoire – L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac – 2012 – Editions Gallimard NRF – Bibliothèque des sciences humaines, Paris

 
Sources orientales - Tome 1 - La naissance du monde - 1959 - Éditions du Seuil, Paris



18/12/2022
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