Dieu ne joue pas aux dés. Les économistes ne devraient pas non plus y jouer !
Saint-Denis de La Réunion, mardi 22 octobre 2019
On ne peut pas se réjouir de l’attribution du Prix Nobel d’économie (ou plus exactement le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel) à l’économiste française Esther Duflo qui enseigne au MIT aux Etats-Unis ! Pourtant c'est une française, pourtant c'est une femme. Pourtant le Prix Nobel d’économie lui a été décerné, en même temps qu'aux économistes américains Abhijit Banerjee et Michael Kermer, tous trois récompensés pour leurs expériences de terrain dans la lutte contre la pauvreté.
Ce prix vient aussi récompenser ce que l’on appelle l’économie expérimentale aléatoire, ou évaluation par échantillonnage aléatoire (en anglais randomized controlled trials). Ce qui me conduit à dire, pour reprendre Albert Einstein, que «Dieu ne joue pas aux dés», et que les économistes ne devraient pas non plus recourir à une telle méthode.
L'amoralité et l'absence d'éthique de ce genre d'expérimentation en médecine et par extension en économie
J'ai déjà abordé ce sujet dans de précédents articles, dont un particulièrement récent qui insistait, en matière d'économie comme en matière de médecine et de test de nouveaux médicaments et de nouvelles molécules, sur l'absence de prise en compte de réflexions éthiques et morales de la part des expérimentateurs.
https://saucrates.blog4ever.com/de-l-experience-en-medecine-et-en-sciences-economiques
Mais il faut je pense se croire ou se savoir gravement malade, pour se rendre compte de l'amoralité et de l'absence d'éthique de telles expérimentations en médecine, lorsque plus aucun traitement ne fonctionne plus sur vous, et que votre seule chance est de rentrer dans un essai clinique où vous avez une chance sur deux de vous voir prescrire la nouvelle molécule, et une chance sur deux de vous voir prescrire un placébo sans aucune efficacité ! Une chance sur deux d'être condamné à mort sans espoir de guérison. Dans ce cas-là, vous comprenez l'amoralité absolue de ce genre d'expérimentation sur l'homme, tout cela pour mesurer de manière scientifique l'efficacité d'un nouveau médicament, d'une nouvelle molécule, ou en sciences économiques, l'efficacité d'une forme d'aide pour combattre la pauvreté. Même Mme Esther Duflo découvrira peut-être un jour l'amoralité et la stupidité de cette méthode expérimentale en médecine pour laquelle elle aura tant milité dans ces jeunes années pour son usage et sa généralisation en économie (je ne le lui souhaite pas d'ailleurs ... qu'elle continue de l'ignorer).
La critique est la même en économie. Afin de réussir à mesurer scientifiquement l'impact et l'intérêt d'une politique quelconque en matière de développement ou de lutte contre la pauvreté, des économistes expérimentateurs vont décider que telle population va bénéficier ou non d'une politique publique quelconque, et telle autre population va au contraire en être privée, tout ceci dans un but de le mesurer scientifiquement et expérimentalement. Peu importe que cela est un coût ou non en matière de vie humaine, en matière de santé, en matière de qualité de vie, peu importe le coût humain ; plus l'écart est important, plus la mesure publique expérimentée sera considérée comme intéressante et l'expérimentation comme réussie !
Esther Duflo est la chantre d'une science économique jouant à Dieu ... nouvel avatar de l'ethnocentrisme occidental et de sa supériorité supposée
On quitte même à cet instant-là le principe de Dieu jouant ou non aux dés. L'économiste dans ce cas-là se substitue même à Dieu ! Un Dieu joueur ou une Déesse joueuse. Un Dieu ou une Déesse injuste ! Un Dieu ou une Déesse décidant qui doit être sauvé, qui peut être sauvé, et qui ne le sera pas. Tout ceci juste afin de pouvoir mesurer scientifiquement l'apport de telle ou telle mesure, de telle ou telle action ou aide publique !
Lorsque je parle d'un nouvel avatar de l'ethnocentrisme occidental, je pense aux jugements des économistes pratiquant des essais cliniques randomisés sur les populations qu'ils étudient, sur les populations sur lesquels ils font des expérimentations. Telles ou telles dépenses sont-elles bonnes, sont-elles acceptables ? L'expérimentateur ou l'expérimentatrice va ainsi décider des dépenses autorisées et de celles non autorisées, avec la possibilité, la sanction possible d'éliminer les contrevenants des essais cliniques aléatoires ou randomisés.
L'économie expérimentale randomisée est ainsi une intrusion des expérimentateurs et des expérimentatrices dans la vie et dans les façons de vivre des populations qu'ils étudient. Les économistes pratiquant les essais cliniques randomisés se substituent ainsi à Dieu mais aussi aux personnes qu'ils étudient, en décidant à leur place de ce qui est bon et de ce qui n'est pas bon pour eux, des comportements qui sont bons et de ceux qui ne sont pas bons en matière de lutte contre la pauvreté. Tel ou tel usage des fonds prêtés, ou des ressources du ménage, seront ainsi considérés comme bons ou pas bons, utiles ou inutiles pour sortir des personnes de la pauvreté, tolérables ou à proscrire.
L'anthropologie ou l'ethnologie se trouvaient également confrontées à ce genre de dilemme à leur origine, dans les années 1920-1960. La simple présence d'un observateur peut suffire à modifier le comportement, les actions, les usages et les coutumes du peuple que l'anthropologue ou l'ethnologue étudie. C'est une préoccupation de base de l'anthropologie (les deux termes d'anthropologie et d'ethnologie sont une seule et même matière et seront utilisés l'un pour l'autre comme synonyme) de tout temps, et jusqu'à aujourd'hui. Et l'observateur se doit d'être le plus transparent, le plus invisible, avoir le moins d'impact possible pour éviter au maximum toute interaction ou toute influence sur la société étudiée, et récolter des informations en se méfiant de toute forme d'interprétation ou de tout jugement préétabli.
Aujourd'hui, je crains que l'économie expérimentale randomisée ne prenne pas ce genre de précaution, dans le but de tester des outils pour sortir des populations de la pauvreté. Bien au contraire, l'économiste pratiquant l'expérimentation aléatoire estime savoir ce qui est bon pour ses cobayes et ce qui est mauvais, ce qu'il faut faire et ce qu'il ne faut pas faire. Je crains que l'économie expérimentale randomisée ne joue à se prendre pour Dieu !
En insistant sur les comportements individuels dans les mécanismes de lutte contre la pauvreté, Esther Duflo et l'économie expérimentale randomisée appauvrissent l'économie du développement en oubliant sa composante globale, systémique, institutionnelle
C'est, je pense, la plus importante critique que l'on peut opposer à l'économie expérimentale randomisée qui vaut à Esther Duflo l'obtention du Prix Nobel d'économie. Le fait que l'on ne pense plus le développement économique que comme la seule lutte contre la pauvreté, au plan individuel. Esther Duflo ne parle pas de critique systémique des systèmes économiques, ni de comment permettre à un État, une collectivité, un ensemble de collectivités de se développer, de construire un système de développement. Elle ne parle que de bonnes et de mauvaises manières de combattre la pauvreté. La vision de l'économie expérimentale randomisée de Duflo est une vision microéconomique, néolibérale permettant de déterminer comment combattre la pauvreté. Mais on ne parlera pas de construction d'une nation, des infrastructures nécessaires, de la mise en place des structures sociales nécessaires pour qu'un véritable développement économique puisse avoir lieu. C'est une vision individualiste ; c'est en changeant des comportements individuels que l'on changera la société, que l'on apportera du développement, que l'on créera un cercle vertueux, pour sortir du sous-développement. Mais le problème, c'est que cela ne marche peut-être pas, qu'il faut un regard d'ensemble, macro, une réforme des institutions, le financement d'infrastructures, et un regard politique.
Les économistes comme Esther Duflo jouent à Dieu, mais un Dieu aveugle, incompétent, qui pensent quelques seuls artifices individuels, une indemnité ici ou là, envoyer ou non un enfant à l'école et lui fournir ou non un petit déjeuner, suffiront à résoudre comme par magie les difficultés économiques et sociales du monde entier. Ils sont aveuglés par leur petite technique expérimentale, et ils n'imaginent pas qu'il puisse falloir autre chose, une réflexion critique sur le développement, comment organiser un pays. Ils n'ont qu'une vision micro du Monde qu'il croit contrôler. Ce sont des Dieux d'opérette ! Aveugles. Aveuglés par leur boîte à outils, par leur égo.
Saucratès
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