Critiques de notre temps

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Révolutions

 

Réflexion trois (16 mars 2011)
Quel futur pour les révoltes au Maghreb (suite) ?

 

« (...) C'est pourquoi d'ailleurs la révolte est 'contre'. Elle n'est pratiquement jamais pour. Mais ce contre (qui se dresse devant une évolution probable) vise fréquemment ce que nous appelons le progrès (...) » (page 24). 

«Autopsie de la révolution», Jacques Ellul, 1969

 

C'est essentiellement pour cette raison que l'on peut dire que les évènements qui se sont déroulés au Maghreb, que ce soit en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Maroc, au Yémen, au Bahrein ... sont avant tout uniquement des révoltes et non des révolutions. Elles sont simplement 'contre' l'ancien pouvoir, leurs anciens dirigeants, leurs systèmes de sécurité, mais 'pour' pas grand chose de précis, si ce n'est plus de 'liberté' et plus de démocratie ... Mais de quelle liberté, de quelle démocratie parle-t-on, et pour qui ?

 

« (...) Pour qu'il y ait révolte, il faut qu'il ait reconnaissance distincte, claire, d'un ennemi, d'un responsable du malheur.

  

(...) Il faut accuser, et accuser celui que l'on a sous la main. La révolte ne peut se satisfaire ni d'analyses sociologiques, ni d'objets abstraits responsables de la misère (l'Etat), ni de personnages si lointains que mythiques (le roi), ni de groupes plus ou moins flous (une classe par exemple). La révolte vit dans l'immédiat : c'est dans l'immédiat qu'il lui faut un responsable, c'est sur un homme qui est là que porte l'accusation.

 

(...) Car il s'agit bien d'un bouc émissaire, celui qui doit être sacrifié pour porter les péchés du peuple. Et sans doute en définitive, l'ennemi que massacre le révolté quoique fait de chair et de sang est bien le symbole de tout ce qui est exécré.

 

(...) l'Etat est une abstraction. Et s'il est le vrai centre de la révolte, le noeud du problème, le révolté parce qu'il a besoin d'un bouc émissaire ne peut le ressentir ainsi. Mais il s'attaque alors aux agents de l'Etat - le plus proche, donc le plus odieux. Le fonctionnaire devient ainsi le visage même de l'Etat. Alors qu'il n'est qu'un modeste exécutant, le plus souvent à un degré assez humble, il est l'incarnation de tout ce que l'on hait, le vécu dont le reste n'est qu'abstraction. (...) Il n'y a pas de révolte vécue contre l'abstraction Etat. Et c'est pourquoi traditionnellement dans la révolte, on ne s'attaque pas au roi, au tsar : il est bien trop lointain, abstrait. » (pages 26-28). 

 

Une citation bien longue, mais qui éclaire d'un façon assez significative à la fois les évènements tunisiens et plus largement maghrébins, ainsi que les évènements marocains actuellement en train de se jouer.

En Tunisie, ce ne fut pas le président Ben Ali qui fut d'abord le centre de la contestation de la rue. La vindicte populaire se porta d'abord contre les forces de répression du régime, les policiers qui avaient par tant de fois enlevé, torturé, tué, assassiné ... Et d'une certaine façon, ce ne fut que lorsque le président Ben Ali, ou le président Moubarak, se furent exprimés à la télévision, menaçants, que la révolte se dirigea alors spécifiquement à leur encontre, conduisant à leur départ, à leur fuite, lâchés par leurs forces de police, de répression ... Schéma qui est peut-être justement en train de prendre fin en Libye, avec un dictateur qui a d'abord réussi à dépeindre un mouvement de révolte en un mouvement sécessionniste (Nord contre Sud), et qu'il va peut-être réussir à vaincre militairement. Echecs de la révolte libyenne qui sonnera peut-être la fin du printemps des révoltes arabes ... Kadhafi en sauveur des monarchies du Golfe persique ...

De la même manière, disais-je, ces citations permettent d'éclairer d'un jour nouveau la situation marocaine. La monarchie marocaine n'est pas aujourd'hui remise en cause par les manifestants. Mais le fait qu'ils n'aient aucune volonté particulière, aucune idéologie, le fait qu'ils soient uniquement 'contre', les rend extrêmement dangereux. Ils ne pourront se satisfaire d'aucune réforme qui puisse leur être présentée. Ils ne s'arrêteront en fait que lorsqu'il n'y aura plus rien en face d'eux.

 

Et le roi doit demeurer ce personnage insaisissable, distant, lointain. Il ne doit pas s'exprimer à la télévision mais user de personnages tampons, de fusibles ... afin que sa personne ne devienne pas le centre de la contestation.

 

Et à la manière du général de Gaulle, en mai 68, il doit réussir à disparaître, à créer le vide contre lequel la contestation, la révolte va s'épuiser, prendre peur, imaginer qu'elle a gagné, et après laquelle elle ne saura plus quoi faire. Il lui faudra peut-être réussir comme le général de Gaulle à disparaître pendant quelques jours, à Baden-Baden, pour donner l'impression de cette béance du pouvoir, pour que le mouvement s'essouffle, et que tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans la contestation osent s'exprimer ... Ce que Ben Ali et Moubarak ne pouvaient pas faire, par manque de légitimité royale, le roi du Maroc le peut ...

 

Réflexion deux (13 mars 2011)
Quel futur pour les révoltes au Maghreb ?

 

«Autopsie de la révolution» de Jacques Ellul a été écrit au moment des évènements de mai 1968, et publié en 1969. Et pourtant, il s'adapte encore parfaitement aux révoltes actuelles du Maghreb et du Moyen-Orient ...

 

Révolte qui patine actuellement en Libye, s'étant transformée en une guerre civile larvée entre un nord et un sud sécessionnistes ... forme de guerre civile qu'elle a également prise dans les autres pays précédemment touchés par ces révoltes, en Tunisie et en Egypte, dans une histoire différente ... La différence consistant en l'absence de réussite de la révolte dans Tripoli, révolte matée par les armes des avions de Kadafi ... 

 

Révolte qui gagne aujourd'hui jusqu'en Arabie Saoudite, face à un pouvoir qui rappelle que les manifestations sont interdites en Arabie Saoudite ... et réprimée par la force ...

 

« (...) C'est pourquoi la révolte est à la fois réactionnaire et illuministe. Elle est toujours réactionnaire en ce sens qu'elle refuse ce qu'elle vient de vivre mais au profit d'un passé antérieur assurément plus satisfaisant, remettre toutes choses en leurs places anciennes pour la décharge du pauvre peuple (...). Ce qui était finalement intolérable, c'était de continuer sur cette lancée. Il fallait dévier le cours normal de l'histoire.

 

Mais de ce fait s'associe presque toujours à ce non, un facteur illuministe (...). Nous verrons plus loin en effet la révolte ne débouche sur rien. Mais qu'est-ce donc qu'ils pouvaient espérer ? Ne savaient-ils pas que toutes les révoltes, d'où qu'elles viennent, ont finalement toujours été réprimées, tous les révoltés massacrés, exécutés ? Et lorsqu'ils rencontrent une petite victoire, voilà cette troupe de révoltés comme frappée de stupeur - incapable de poursuivre (...).

 

Même quand la révolte triomphe temporairement, elle ne sait rien faire de sa victoire, c'est Pancho Villa, c'est Li Tzu Chang qui occupant le pouvoir absolu n'en font rien et s'effondrent. Les révoltés n'ont jamais qu'une vue immédiate de l'ennemi à combattre, de la misère à surmonter, de même qu'ils sont incapables d'unir des régions qui se révoltent ensemble. Les révoltés ne voient rien au-delà de leur pays (révoltes de Spartacus, des Jacques, de Münzer, des Torreben, du Gaoulé ...).

 

(...) La révolte peut d'ailleurs prendre une dimension considérable, elle peut embraser un pays, et même triompher. La révolte n'est pas forcément vaincue, écrasée, il lui arrive de détruire le pouvoir et les structures de la société qui l'avaient provoquée. Mais ni l'ampleur ni la victoire ne font de la révolte une révolution (...).» (pages 18-21)

 

Ces quelques paragraphes sont à rapprocher notamment de la situation tunisienne actuelle, où une révolte a totalement réussie, abattant le régime de son ancien dictateur, mais où elle échoue à penser la réorganisation de la société tunisienne, d'un état de droit. Les anciennes structures de pouvoir ont toutes été détruites, forces de police, autorités administratives ... mais seules survivent les formes d'auto-organisation de la foule, les milices privées ... on met en cause l'absence d'opposition politique organisée à l'ancien système ... mais c'est simplement l'incapacité d'une révolte à s'organiser, à déboucher sur un nouveau régime qui l'explique si on suit Jacques Ellul ...  

 

« (...) On s'interroge devant l'arrêt de Spartacus devant Rome, qui n'avait plus de défense, qui lui était ouverte. Il n'avait qu'à la prendre. Il ne l'a pas prise. C'est sans doute la stupeur du révolté, qui n'est pas un révolutionnaire. Qu'aurait-il fait de Rome, lui qui n'était qu'un chef de bandes ? Il a reculé devant le pouvoir, devant la nécessité qu'une société soit ordonnée. Devant l'ordre qu'il aurait dû rétablir. Il n'avait aucune idée sur le gouvernement et l'administration. Il a sans doute pris conscience et il a repris la montagne, laissant fuir son triomphe. » (page 22)

 

Spartacus qui fut finalement vaincu et mourrut au pilori ... après avoir fait trembler Rome.

 

« (...) Il n'y a rien au bout de la victoire. Vainqueur ou vaincu, le révolté ne va que vers la mort. Un choix qu'il ne sait pas exprimer, généralement, mais qui signifie que la mort lui est devenue préférable à la vie. Ce choix inconscient, en même temps que la tentative désespérée pour dévier le destin, font que toute révolte est légitime. » (page 23)

 

L'exemple tunisien est une parfaite démonstration des écrits de Jacques Ellul, de l'absence de futur d'une révolte, même victorieuse. L'avenir nous le démontrera vraisemblablement, en fonction de sur quoi débouchera la révolte tunisienne ...

 

« (...) Très fréquemment, elle (la révolte) prendra son second souffle à l'occasion de la répression : on a arrêté des manifestants, alors la révolte rebondit pour exiger leur libération (...) » (page 24). C'est ce qui se passe justement en ce moment en Arabie Saoudite ...

 

 

Réflexion une (6 mars 2011)
Une nouvelle ère ?

 

Sommes-nous rentrés dans une nouvelle ère de révoltes et de révolutions ? A la lumière des évènements récents en Tunisie, puis en Egypte, aujourd'hui en Libye, au Maroc, au Bahrein, à Oman, au Yémen, en Syrie, jusqu'en Arabie Saoudite, la question mérite au moins d'être posée !

http://www.lemonde.fr/idees/ensemble/2011/03/02/ou-en-sont-les-revoltes-arabes_1487154_3232.html

http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/03/02/imprevisibles-revoltes-arabes_1487269_3232.html

 

Je m'appuierais sur un livre de Jacques Ellul, «Autopsie de la révolution», pour en appréhender certains aspects. Comme il l'a écrit, «il n'y a pas un exceptionnel de la révolution opposé à un normal ou à une règle de la vie des peuples, des pouvoirs, des civilisations. (...) Il est vain de chercher une division entre des périodes calmes et des périodes troublées. La révolution est moins la locomotive que l'un des éléments de la chaîne invisible du tissu des civilisations.» (page 10)

 

En effet, ce mouvement n'est pas né fin décembre 2010 ... un certain nombre de révoltes et révolutions ont pu être observé au cours de ces dernières années : en Iran l'année dernière à la suite des dernières élections présidentielles, évènements au milieu desquels se trouva mêlé la française Clotilde Weiss ... en Thaïlande en 2009, avec les chemises rouges opposées à l'armée ... à Madagascar quelques années auparavant avec une lutte pour le pouvoir opposant un président élu et son jeune challenger qui avait d'abord conquis la mairie de la capitale malgache ...

 

Peut-on dire que le mouvement actuel de contestation des pays du Maghreb n'est pas né en 2010-2011, mais qu'il est beaucoup plus ancien, qu'il remonterait aux années 2000 qui marqueraient un retour des phénomènes de révolte dans le monde, de renversement des vieilles dictatures ?

http://www.lemonde.fr/week-end/article/2011/03/04/retour-a-redeyef-creuset-de-la-revolution-tunisienne_1488163_1477893.html

 

Mais dans les années 1990, des mouvements populaires ont également explosé dans d'autres continents pour renverser d'autres dictatures militaires ; je pense à l'Amérique du Sud ... Mais il y eut aussi le renversement de l'Apartheid en Afrique du Sud ... Les années 1980 furent marquées par le renversement des dictatures populaires en Europe de l'Est, qui elles aussi se répandirent comme une traînée de poudre de pays d'Europe de l'Est en pays d'Europe de l'Est ... Il semble ainsi effectivement impossible de dater un début de processus de révoltes, conformément à ce qu'écrivit Jacques Ellul ; simplement, ces processus semblent se répercuter au sein d'une région donnée par mimétisme, par l'exemple, par transmission ... et très difficilement hors de cette région ...

 

Par contre, ce qui semble distinguer ce 'renouveau' des révoltes par rapport aux dernières expériences des dernières années, un peu comme en Amérique du Sud et en Europe de l'Est les décennies précédentes, c'est leur réussite ! Ce n'est pas tant que des révoltes explosent dans les pays du Maghreb qui est surprenant et qui était imprévisible ; c'est que ces mouvements de révolte est réussi en Tunisie, puis en Egypte ... Que des dictateurs, malgré le verni de démocratie qui enrobaient leur régime politique, aient abandonné sous la pression de la rue le pouvoir, se soient enfuis, aient fui ... C'est cela l'élément inconcevable, surprenant, extraordinaire ...

 

C'est la première victoire de la rue tunisienne contre Ben Ali qui a causé l'effondrement du régime égyptien d'Hosni Moubarak, et qui nourrit l'espoir des opposants de Kadhafi en Libye. L'échec de la révolte des opposants iraniens au régime des mollahs (ou plus des partisans de son évolution) n'avait pas fait naître la même fièvre révolutionnaire. Alors qu'aujourd'hui, tous les pays du Maghreb et de la péninsule arabique risquent d'être touchés par cette fièvre ...

 

 

Saucratès



06/03/2011
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