Critiques de notre temps

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Une histoire du franc CFA - du CFA à l'ECO

Saint-Denis de La Réunion, samedi 31 août - dimanche 1er septembre 2019

 

Nota : Au sujet des points abordés dans cet article, voir les deux articles du journal Le Monde de ce jour, en libre accès, traitant de ces sujets sous des angles de vue assez différents, assez opposés, mais peut-être aussi complémentaires :

 

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/09/01/avec-sa-cryptomonnaie-facebook-veut-concurrencer-les-services-de-transfert-d-argent-en-afrique_5505189_3212.html

 

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/06/30/la-monnaie-unique-ouest-africaine-risque-d-etre-un-echec-cuisant_5483447_3212.html

 

Mutation

 

Le monde de la monnaie est un monde en mutation. Entre la guerre des monnaies autour du dollar et du yuan/renminbi, entre la création de la nouvelle crypto-monnaie de Facebook, le LIBRA et enfin la disparition programmée du franc CFA et son remplacement par l'ECO, sans compter les centaines de crypto-monnaies qui de créent et qui visent bien souvent les pays en voie de développement, pour y concurrencer les monnaies nationales.

 

L'histoire du franc CFA est intrinsèquement lié à l'histoire de l'Ile de La Réunion, comme d'une bonne partie des colonies françaises d'Afrique. Mais je commencerais à parler de la première des mutations monétaires qui touche notre Monde et plus particulièrement l'Afrique ; les multiples projets de lancement de cryptomonnaies africaines (par exemple l’AFRO qui est gérée par une ONG installée à Genève en Suisse, le KOBOKOIN ou encore le ZYNECOIN promu par Dieudonné ...). 

 

https://www.capital.fr/entreprises-marches/zynecoin-la-tres-douteuse-cryptomonnaie-soutenue-par-dieudonne-1347779

 

Les projet de l’AFRO et le LIBRA se ressemblent particulièrement. Toutes les deux prévoient de s’implanter par le biais d’une association en Suisse. Toutes les deux visent tout spécialement l’Afrique afin d’apporter de la stabilité monétaire. Tous les projets de cryptomonnaies visent aussi à permettre d’économiser les frais de transfert d’argent entre l’Occident et l’Afrique pour les transferts de fond venant des diasporas installées en Occident. Mais sur l’ensemble de ces projets (Libra, Kobocoin, Safcoin, Afro, Digital shilling, SureRemit, Awehcash, Mcoin, Dala, Zynecoin, etc), combien sont des arnaques ou des monnaies sans aucun avenir ?

 

Toutes ces monnaies par ailleurs, et le LIBRA de Facebook en tout premier, visent délibérément à remplacer les monnaies des Etats africains pour apporter stabilité monétaire, mais aussi pour supprimer le pouvoir régalien de battre monnaie à ces Etats en voie de développement. Confisquer le pouvoir monétaire à ces Etats pour le confier a des multinationales, voilà une bien drôle de façon de promouvoir la libre égalité et considération de tous les peuples et leur droit à disposer d'eux-mêmes. Vouloir récupérer la rente monétaire qui appartient aux États et aux peuples africains et la confisquer au bénéfice d'un seul milliardaire, sous prétexte d'apporter ordre et stabilité c'est une drôle de façon de concevoir le Bien public et l'ordre mondial. Cela ressemble bien plus à une forme moderne de captation des richesses créées et de néocolonialisme inavoué.

 

L'ECO

 

Mais ceci est un autre sujet que celui qui m'occupe : une présentation personnelle du projet de création de l’ECO en remplacement du franc CFA (ou plutôt de l’un des francs CFA). C’est ce sujet qui va occuper mes réflexions dans le reste de ce post. Il est donc prévu que l’ECO devienne assez rapidement (prévu à partir du 1er janvier 2020), la monnaie commune de quinze Etats d’Afrique de l’Ouest appartenant à la Cédéao (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest), dont huit d’entre eux actuellement ont pour monnaie le franc CFA. Les huit pays dont la monnaie est actuellement le franc CFA, qui appartiennent à ce que l’on appelle l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) sont : le Bénin, le Burkina Faso, la Cote d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo. Ils seront rejoints par sept autres états d’Afrique de l’Ouest : le Cap-Vert, la Gambie, le Ghana, la Guinée, le Libéria, le Nigéria et le Sierra Leone.

 

https://www.bfmtv.com/economie/des-pays-africains-abandonnent-le-franc-cfa-pour-l-eco-1722815.html

 

Le franc CFA n'est néanmoins pas prévu de disparaître, puisque les pays dont la monnaie est le deuxième franc CFA ne sont pas concernés par le lancement de l’ECO. Ces six pays appartenant à la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale) sont le Cameroun, la République centrafricaine, la République du Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad. Ces six pays devraient conserver le franc CFA comme monnaie. 

 

L'appellation franc ne devrait donc pas disparaître à très court terme, malgré la création de l’ECO. Il existe d’ailleurs d’autres francs en Afrique, comme le franc malgache (renommé Ariary), le franc comorien, le franc burundais, le franc congolais et le franc rwandais, mais qui ne sont plus rattachés au Trésor français et qui ne sont pas en convertibilité fixe avec l’EURO.

 

D'ailleurs, c'est justement pour cette raison que le franc CFA fait l’objet de critiques régulières. L’une des premières raisons est l’obligation (réelle ou fantasmée) faites aux deux banques centrales de ces deux zones monétaires de maintenir des réserves de change auprès du Trésor Public français, pourtant rémunérées dans ce que l’on appelle un compte d’opération. C’est le Trésor français qui se charge de garantir la convertibilité du franc CFA en euro. Les autres raisons sont liées à la perte d’autonomie en matière monétaire de ces états, qui ont l’impression d’être demeurés contrôlés par l’ancien état colonisateur. La dévaluation de 50% du franc CFA du 12 janvier 1994 a notamment donné l’image d’avoir été décidée par la France et imposée aux Etats africains, dans le plus grand secret. Du jour au lendemain, les économies des ménages et des entreprises africaines avaient été divisées par deux en devises étrangères. D’autres critiques reposent sur les inconvénients d’un régime de change fixe (arrimé à l’EURO) par opposition à un régime de change flexible. 

 

http://www.rfi.fr/afrique/20190804-eco-franc-cfa-monnaie-cedeao

http://www.cadtm.org/Le-Franc-CFA-une-monnaie-coloniale-servile-et-predatrice

 

Après tout, l'existence d'un seul EURO valable aussi bien en Allemagne que dans le Sud de l'Europe, pose déjà problème aux États du Sud de l'Europe, voire même à la France. Ce doit être encore plus compliqué d'être dans un régime de change fixe, arrimé à une monnaie relativement forte comme l'EURO dans un rapport fixe, pour des États africains qui n'ont en plus même pas droit à un poste au sein du Conseil des gouverneurs de l'euro système  De là à considérer qu'il s'agit d'une forme de colonialisme, il n'y a qu'un pas et cela se comprend parfaitement. Et pourtant, cela ne me semble pas être le cas.

 

Un peu d'histoire

 

À l'origine, le franc CFA (franc des colonies françaises d'Afrique) est créé à l'occasion de la Libération de la France par le gouvernement de la France Libre, il y a donc 74 ans. Le général de Gaulle avait eu besoin d'un trésor public et d'une Banque centrale pour libérer la France, et c'était les colonies d'Afrique qui avaient été les premières à rejoindre la France libre, puis à accueillir le gouvernement provisoire. À la libération, de Gaulle disposait ainsi de deux Trésor Public, de deux Banques centrales, les unes qui l'avaient accompagnées dans sa reconquête de la France, les autres qui avaient collaboré avec le régime de Vichy. La France par ailleurs ressortait de la seconde guerre mondiale exsangue financièrement, tandis que les colonies françaises avaient été moins touchées. Elles étaient plus riches que la métropole et le rapport de conversion entre le franc français et le franc CFA à l'époque reflète ce déséquilibre. La parité initiale du franc CFA, à l’origine est ainsi de 1,7 francs métropolitain pour 1 franc CFA. Lors de la dévaluation du franc français du 17 octobre 1948, qui ne concerne que le franc métropolitain, la parité du franc CFA passe à 2 francs métropolitains pour 1 franc CFA.

 

Ainsi, à l'origine, le rapport de domination de parité dont se souviennent tous les réunionnais ou les peuples africains n'existe pas, bien au contraire. C'est l’instauration du nouveau franc en France métropolitaine (qui vaut 100 anciens francs français), le 27 décembre 1958, qui introduit cette parité dont tout le monde se souvient, avec un franc CFA qui vaut 0,02 nouveau franc métropolitain. Le 12 janvier 1994 survient une nouvelle dévaluation de 50% de la valeur externe du franc CFA, qui ne vaut plus désormais que 0,01 franc français.

 

Le franc CFA a ainsi cours légal à La Réunion (décret du 25 décembre 1945), dans l'ensemble des colonies françaises en Afrique ainsi qu'à Saint-Pierre-et-Miquelon, mais pas aux Antilles et en Guyane, qui appartiennent à la zone du franc métropolitain. A noter qu’avant décembre 1945, c’est-à-dire à l’époque coloniale, c’était le franc français qui était l’unité monétaire dans l’île, mais avec des billets émis par la Banque coloniale de la Réunion, qui avait le privilège de l’émission monétaire dans la colonie, jusqu’au 30 novembre 1942, date du ralliement de La Réunion à la France Libre, et l’installation de la Caisse centrale de la France Libre (CCFL). A noter que des banques coloniales d’émission existaient aussi dans les trois autres vieilles colonies d’Amérique (le nouveau franc ne sera pas non plus instauré immédiatement en 1958 dans les colonies des Antilles et de Guyane, dont la monnaie demeure l’ancien franc métropolitain). Elles verront également l’implantation de la CCFL, de même que dans l’île de Saint-Pierre-et-Miquelon, où celle-ci se substitue à la Banque de France qui émettait précédemment elle-même la monnaie.

 

A La Réunion comme dans les trois autres départements d’Outre-Mer, c’est la Caisse centrale de la France d’Outre-Mer (CCFOM), nouveau nom de la Caisse centrale de la France Libre, qui émet les signes monétaires (billets et pièces), depuis le 1er juillet 1944. Mais il est à noter que jusqu’en 1952, ce sont les quatre anciennes banques coloniales qui continuent à émettre les billets, pour le compte de la Caisse centrale de la France d’Outre-Mer (CCFOM). Dans le reste des colonies françaises, la CCFOM a également remplacé les anciennes banques d'émission et émet le franc CFA. Mais le mouvement des indépendances n'a pas encore démarré !

 

À noter que dans les colonies françaises du Pacifique et d'Asie, il est créé une autre monnaie, le franc CFP, qui est aujourd'hui encore en vigueur en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna. 

 

Ce qui fonde l'histoire du franc CFA n'est pas ainsi cette histoire post-coloniale tellement décriée en Afrique. Elle trouve son origine dans un établissement financier, la CCFL (Caisse centrale de la France Libre, à la fois Trésor de de Gaulle et Banque centrale), qui avait accompagné le Général de Gaulle dans sa lutte de Londres jusqu'à Alger, et jusqu'à la libération de Paris. L'histoire du franc CFA, c'est aussi l'histoire des relations de cet établissement, la CCFL devenue ensuite la CCFOM, avec la Banque de France, et la volonté de cette dernière de reprendre le pouvoir perdu à la libération de la France. Ainsi, en 1947, la Banque de France préconise de «restituer aux quatre anciennes banques coloniales le privilège de l’émission monétaire qui leur a été retiré en 1944, et de les transformer en instituts publics ou semi-publics, placés sous le contrôle direct de la Banque de France, chargée de veiller à ce que leur gestion soit rigoureusement conforme à ses directives et s’inspire uniquement de l’intérêt général. (...) La Banque de France prendrait, dans le capital de chacun des quatre instituts, une participation assez importante pour en détenir le contrôle de fait». (Lettre du 3 novembre 1947 adressé par le gouverneur de la Banque de France, Emmanuel Monnick, au Ministre des Finances).

 

En 1955, l'histoire du franc CFA commence à se séparer de l'histoire de la CCFOM, et les histoires des francs CFA divergent les uns des autres. Le 20 janvier 1955, deux nouveaux instituts d’émission sont créés, entérinant la séparation entre les activités de financement et de banque centrale de la CCFOM : les Instituts d’émission d’AOF-Togo (qui deviendront ultérieurement la «Banque centrale des Etats de l’ouest africain» - BCEAO) et d’AEF-Cameroun (qui deviendront la «Banque centrale des Etats d’Afrique centrale» - BEAC). En 1958, l’appellation de franc CFA change de signification, devenant «franc de la communauté française d'Afrique» au lieu de «franc des colonies françaises d’Afrique». Une ordonnance du 7 janvier 1959 crée par ailleurs un Institut d’Emission des Départements d’Outre-Mer (IEDOM) qui se voit transférer le privilège de l’émission monétaire précédemment confié à la CCFOM pour les départements d’outre-mer. La CCFOM change également de nom, devenant la Caisse centrale de Coopération Economique (CCCE). En 1960, le terme CFA change encore de signification, avec la création d’appellations différentes selon les zones d’émission. On a ainsi le franc de la Communauté financière africaine (CFA) pour la zone de l’Afrique de l’ouest, le franc de la Coopération financière en Afrique centrale (CFA) et le franc CFA des Comores et Madagascar. Et il y a aussi le franc CFA de La Réunion. 

 

Et c'est le 27 décembre 1958 qu'a lieu le changement de parité entre le franc CFA et le nouveau franc français, et d'où on peut faire démarrer le ressenti d'un franc CFA sous-valorisé, voire dévalorisé, avec une parité d'un franc CFA pour 2 centimes de nouveau franc français. Et il est notable que le passage au nouveau franc n'ait eu lieu ni en Afrique, ni dans le Pacifique, ni dans aucun des départements français d'outre-mer, comme pour mieux acter la victoire de la métropole, elle qui avait été essentiellement libérée par les anglais, les américains et ses colonies. Treize ans plus tard, c'est la vengeance de la métropole sur ses colonies, de la Banque de France sur la Caisse centrale !

 

En mars 1967 est créé l'Institut d'émission de l'outre-mer (IEOM) dont la zone d'émission couvre les territoires et colonies du Pacifique, où la monnaie en circulation est le franc CFP. Le 1er janvier 1963, l’ancien franc local des Antilles et de la Guyane est remplacé par des coupures, toujours émises par l’IEDOM, mais exprimées en nouveau franc français. En décembre 1972, le franc métropolitain est introduit à Saint-Pierre-et-Miquelon en remplacement du franc CFA (loi du 11 juillet 1972)

 

En 1973, Madagascar sort de la zone du franc CFA. Et c'est le 1er janvier 1975 que le franc français est enfin mis en circulation à La Réunion, en remplacement du franc CFA et que les billets de la Banque de France exprimés en francs français y ont cours légal, comme dans les autres départements d’outre-mer. 

[En application de l’article 17 de la loi n° 74-1114 du 27 décembre 1974 et des décrets n° 74-1130 du 30 décembre 1974 et n° 75-182 du 19 mars 1975 (fixant au 31 mars 1975 la fin de la double circulation du franc français et du franc CFA).]

 

Il ne faut évidemment pas oublier que depuis le 1er janvier 2002, le franc français a été remplacé par l’euro (taux de conversion : 1 euro pour 6,55957 francs français) à La Réunion comme dans l’ensemble de la zone euro. 

 

Les questions ouvertes par l'ECO

 

Je comprends parfaitement les questions soulevées par le maintien du franc CFA, puisque je soulève moi-même l'idée que le maintien de l'ancienne parité du franc CFA doit être vu comme un combat entre deux institutions françaises adverses. Initialement considérée comme un outil de développement et d'uniformisation monétaire des colonies françaises, à une époque où des hommes et des économistes croyaient en un rattrapage possible de l'Occident par les colonies, les anciennes colonies françaises et par les nouveaux États indépendants, le franc CFA est petit à petit devenu ce qu'il est aujourd'hui, une monnaie commune mais aussi une source d'incompréhension.

 

Une grande idée initiale mais otage par la suite des conflits entre institutions. Néanmoins, malgré l'épisode de la dévaluation de 1994, le franc CFA a réussi à maintenir une valeur stable de la monnaie des États qui l'utilise. Il suffit d'observer les désordres des monnaies sud-américaines et des épisodes hyper-inflationnistes qui y ont été régulièrement observés. Il suffit d'observer l'évolution de la valeur de la roupie mauricienne, indépendante du franc français comme de la livre sterling, mais qui diminue régulièrement depuis des décennies. Il ne vaut mieux pas parler du franc malgache et de l'ariary malgache, dont la valeur externe s'est complètement effondrée au fil des années. Et de la monnaie de nombreux autres États africains.

 

Il reste l'idée que les Etats africains ne seraient pas maîtres de leurs réserves de change, contraints de les conserver bloqués auprès du Trésor français ! Mais au delà de la rémunération de ces réserves placés en compte d'opération, qui ont l'avantage d'être rémunérées à une époque de taux directeurs négatifs, on oublie surtout que des réserves de change sont avant tout des sommes forcément bloquées, dans d'autres devises ou en actifs de réserves, comme de l'or ou des DTS (droits de tirage spéciaux) du FMI, et qu'ils sont forcément bloqués pour pouvoir aider à maintenir une parité de change et éviter qu'elle ne s'effondre sous les coups de boutoir des spéculateurs internationaux ou plus simplement juste des mouvements financiers naturels de ventes et d'achats de devises.

 

 

Saucratès

 

 

Mes sources : essentiellement divers rapports d'activités, publications et archives de la CCFOM-CCCE-CFD-AFD ainsi que de l'IEDOM. Voir également l'excellent livre de Didier Bruneel, «Des banques coloniales à l'IEDOM», aux éditions «Société d'histoire de la Guadeloupe».



01/09/2019
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