Critiques de notre temps

Critiques de notre temps

L’homme est-il naturellement bon ou mauvais

L’homme est-il naturellement bon ou mauvais ? 

Suite de mon article sur la violence et la guerre

Par Saucratès

Saint-Denis de la Réunion, dimanche 25 août 2024

 

Dans un article précédent, je m’intéressais à la question de l’ancienneté de l’origine de la guerre ; était-elle apparue récemment comme aiment à le penser les archéologues pacifistes, avec la naissance de l’agriculture et le néolithique ? Ou bien était-elle beaucoup plus ancienne, remontant aux origines de l’humanité ? La vieille question opposant la théorie de Rousseau sur l’homme naturellement bon à l’état sauvage, contre la théorie de Hobbes, sur l’homme étant un loup pour l’homme à l’état sauvage.

 

https://saucrates.blog4ever.com/violence-et-guerre-en-australie

 
Même si je m’en voudrais de donner tord à Jean-Jacques Rousseau sur ce point, j’arrivais malgré tout à la conclusion dans mon article que la guerre était inhérente ou inséparable du fonctionnement des sociétés de chasseurs-cueilleurs archaïques à peu près partout dans le monde, tout particulièrement dans les endroits préservés du contact avec les empires et l’Occident comme l’Australie mais aussi les indiens des plaines américaines. Il était ainsi extrêmement probable qu’à l’époque du paléolithique, la violence et les affrontements entre groupes étrangers devait être régulière.

 

La réponse des archéologues pacifistes comme Marilène Patou-Mathis («Préhistoire de la violence et de la guerre») reprenant notamment les arguments de Rousseau (exposés dans «L’État de guerre») tournent autour de la disparition de l’homme s’il avait été un être naturellement violent. Selon eux, pour leur survie au cours du paléolithique, les groupes humains devaient collaborer entre eux, échanger, pour survivre au fil des générations. Ils reprennent en ce sens les mots de Rousseau :

 

«Qui peut avoir imaginé sans frémir le système insensé de la guerre naturelle de chacun contre tous ? Quel étrange animal que celui qui croirait son bien attaché à la disparition de toute son espèce ! Et comment concevoir que cette espèce, aussi monstrueuse et aussi détestable, pût durer seulement deux générations ?»

 

Jean-Jacques Rousseau, «L’État de guerre», page 27

 

Cet argument brillant de Rousseau sur la généralisation à l’absurde du principe de Hobbes n’a bien sûr aucune validité. Les prédateurs territoriaux comme les lions, les panthères, les chacals ou les loups n’hésitent pas à se combattre s’ils se croisent mais n’ont pas disparu pour autant. Seul le contact avec l’homme a conduit à la disparition de la mégafaune, que ce soit en Amérique du Sud ou en Australie. Les prédateurs territoriaux ont développé des mécanismes d’évitement pour survivre séparément en évitant de se croiser et de s’affronter, et en ‘marquant’ leur territoire.
 
Les recherches de Testart et de Darmangeat sur les aborigènes australiens font également apparaître des mécanismes d’évitement similaires à celui des prédateurs territoriaux, avec des formes ritualisées d’affrontement avec des tribus voisines ou proches, avec la proposition éventuelle d’actes sexuels pour éviter les conflits ou la désignation potentielle de certains pour se sacrifier. La guerre et l’affrontement non rituel ne concernent souvent que des groupes éloignés géographiquement.

 
Parce qu’en fait, derrière tout cela, comme l’écrit Marylène Patou-Mathis, on trouve une autre question primordiale, à laquelle je semble répondre un peu comme Hobbes : l’homme est-il naturellement bon ou mauvais ? Quelle est la nature profonde de l’homme ? 

À la différence de la vision optimiste de Marylène Patou-Mathis, je ne crois pas en la bonté naturelle de l’homme.

 
Je crois que les hommes, lorsqu’ils se croient à l’écart de la société, autant qu’il leur soit possible de se croire revenus à l’état naturel, à l’abri des regards des autres, de la société, persuadés de ne pas être découverts ou vus, se transforment en leur nature profonde, en reviennent à leur instinct de prédateurs, vis-à-vis de ceux qu’ils croisent, hommes ou femmes. Cela peut se produire dans une ruelle obscure, dans une forêt déserte et isolée, dans une foule d’anonymes où nul n’interviendra, ou en situation de guerre … Certains dans ces conditions se métamorphosent en monstres, aidés parfois par le groupe ou la meute à laquelle ils appartiennent. Parfois d’autres non, continuant à se comporter en humains civilisés.

 
Difficile de répondre à une telle question sur la nature profonde de l’homme. Qu’est-ce qui fait que certains se transforment parfois en monstres, en animaux, dans certaines situations, comme l’actualité nous l’apprend tous les jours, comme l’attaque du Hamas contre Israël dans les alentours de Gaza, avec des viols systématiques des femmes nous l’a rappelé atrocement ? Comment penser que l’homme est naturellement bon devant ses épisodes atroces, que sa nature profonde de l’homme n’est pas la violence, la mort et la prédation ?

 

Comment répondre à la question de savoir si l’homme n’est au fond qu’un singe tueur ? Les deux espèces de primates les plus proches de nous, celles dont notre ancêtre primate se serait séparé le plus récemment, sont le Chimpanzé, ou Pan troglodytes et le Bonobo, ou Pan paniscus. Le premier, le Chimpanzé, résoudra les conflits par l’agressivité et la domination, tandis que le second, le Bonobo, résoudra les conflits par la sexualité et par la désignation d’un bouc émissaire au sein du groupe. Dans le premier, les mâles dominent. Dans le second, les femelles dominent et gèrent la redistribution et l’affectation des ressources. 

 
Comme si notre espèce était un croisement de ces deux groupes, comme si nous étions un mélange des traits sociaux de ces deux espèces proches. Les usages sociaux des Chimpanzés semblent reproduire les usages de la société patriarcale, alors que les usages sociaux des Bonobos semblent plus se rapprocher de notre idée du fonctionnement des sociétés matriarcales (idéalisé puisqu’elles ont pratiquement disparu). La manière notamment dont j’ai présenté le fonctionnement des sociétés aborigènes australiennes, sociétés humaines restées les plus préservées de tout contact avec d’autres peuples au cours des 50.000 dernières années, semblent intégrer à la fois des éléments des Bonobos (sexualité, bouc émissaire) dans leurs relations avec d’autres groupes, avec un fonctionnement interne plus patriarcal et une capacité de violence dans les relations avec d’autres groupes relevant du registre des Chimpanzés.

 
Comme le fait aussi Marylène Patou-Mathis, on peut s’interroger sur la place de l’empathie et de la morale dans cette réflexion autour de la nature fondamentalement bonne ou mauvaise de l’homme. Les archéologues pacifistes voient des signes préhistoriques d’empathie dans le fait que des fossiles présentent la preuve que des hommes préhistoriques comme Neandertal s’occupaient de leurs blessés ou d’enfants trisomiques. Cette façon de chercher à tout extraire de fossiles n’est-il pas excessif ? Ne trouve-t-on pas déjà de signes d’empathie de la sorte dans le fonctionnement des sociétés Bonobo, ne s’occupent-elles pas déjà de leurs blessés et de leurs mourants ? J’ai personnellement vu une scène susceptible d’être considérée comme de l’empathie chez mes propres chats, tous regroupés autour de leur mère sur le point de mourir après avoir été écrasée par une voiture. Alors qu’elle s’éteignait, mes cinq autres chats étaient tous en cercle autour d’elle, sans rien dire, semblant la veiller.
 
L’empathie n’est pas une invention de l’homme anatomiquement moderne, mais une constante animale. Ce qui semble plus problématique, c’est la capacité de l’être humain, de l’homme, à oublier cette empathie naturelle pour tuer, violer et assassiner son prochain ou sa prochaine. Cette capacité à haïr et à tuer. Comme en témoignent toutes les guerres ou l’attaque du Hamas dans la bande Gaza.

 
C’est plus là que l’on trouve l’aberration. Cette obligation de l’homme de créer et de penser une morale afin de suppléer la disparition des contraintes naturelles de l’homme qui font désormais de lui le pire des animaux, le pire des prédateurs, insensible pour certains à l’empathie et à la modération, oubliant notre humanité commune.

 
 
Saucratès

 

 

Nota bene : Ne pas oublier de prendre en compte l’autre vision théorique de l’homme défendue par les archéologues pacifistes, les philosophes et les anthropologues. L’homme est évidemment un animal social qui naît et vit dans des groupes, des bandes ou des tribus humaines depuis des millions d’années. Il n’existe ainsi pas d’hommes ou de femmes qui vivent à l’état de nature, seuls, hors de relations sociales depuis des millions d’années, depuis qu’il est devenu primate. L’état de nature tel que le discute ainsi Hobbes ou Rousseau ne concerne donc pas véritablement l’homme préhistorique mais le mammifère ancestral avant qu’il ne devienne primate.

 

Au sein de ces groupes, bandes ou tribus dans lesquels l’être humain naît et vit, le groupe a inventé des règles d’exogamie et d’exclusion permettant l’évitement de l’inceste, qu’ils prennent la forme d’exclusion du groupe des jeunes mâles ou des jeunes femelles, qu’ils prennent la forme de moitiés ou de clans créant des interdits de sexualité ou qu’ils prennent la forme d’échange entre tribus voisines de jeunes femmes ou de jeunes hommes. Il existe au fond une continuité entre les règles d’évitement de l’inceste chez les primates, fondées sur l’exclusion du groupe des jeunes mâles conduits à rejoindre d’autres groupes ou à affronter d’autres mâles pour prendre leur place chez certains primates ou certains prédateurs sociaux, et les règles et rites d’exogamie mis en place par de nombreux peuples humains. 
 
Ces groupes ont aussi inventé une une explication mythique du monde et de leur existence à un moment quelconque de leur histoire, qu’ils se sont transmis et qu’ils ont fait évoluer au fil des générations, de générations en générations. Au gré des travaux de Loic Le Quellec, on sait ainsi que ces mythes se sont transmis depuis plus de 100.000 ans pour les plus anciens, que l’on parle des mythes de l’émergence de l’humanité depuis une caverne ou des mythes par le biais du plongeon créateur. 
 
https://saucrates.blog4ever.com/retour-sur-les-mythes-1

https://saucrates.blog4ever.com/les-mythes-a-lorigine-de-lhumanite

 

On ne peut évidemment pas déterminer les traces des plus anciens mythes (ceux antérieurs aux plus anciens mythes retrouvés, à savoir celui de l’émergence primordiale datant de 100.000 ans), ni même si ces mythes s’expliquent véritablement par des événements marquants survenus dans ce passé très ancien. Ces mythes se retrouvent inscrits sur les parois des grottes depuis quelques dizaines de milliers d’années en Australie et probablement ailleurs. L’Australie nous enseigne le temps du rêve, et on peut se demander si ce temps du rêve ne prend pas sa source dans les temps antérieurs à la migration des aborigènes en Australie, si le temps du rêve n’était pas commun à l’humanité sortie d’Afrique. 

Cela ne signifie cependant pas que les premières traces d’une quelconque légende remonte à 100.000 ans avec le mythe de l’émergence primordiale. Cela signifie simplement qu’on ne peut faire remonter aucun mythe avant ce mythe, qu’aucun mythe plus ancien ne se soit transmis jusqu’à nos jours. Ce que l’on sait, c’est qu’il y a environ 100.000 ans, chez les ancêtres du peuple Khoisan, on se racontait des mythes, des histoires sur l’origine de l’homme, mythes qui se sont répandus jusqu’à nos jours, de la même manière que le temps du rêve des australiens s’est racontée jusqu’à nos jours. Il y a 100.000 ans, les hommes se racontaient déjà des mythes sur leur origine. Ils cherchaient déjà à expliquer leur origine et ce qui les entourait. Il y a 100.000 ans, la culture humaine existait. 

 

  

Bibliographie :

 

Johann Jakob Bachofen - Le droit maternel - Recherche sur la gynécocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuse et juridique - 1996 - Éditions L’Age d’Homme, Lausanne … Titre original : Das Mutterrecht - 1861

 

Cornelius Castoriadis - La création humaine II - Ce qui fait la Grèce - 1. D’Homère à Héraclite - Séminaires 1982-1983 - Éditions La Couleur des Idées - Seuil, Paris

  

Bernard Chapais, Aux origines de la société humaine – Parenté et évolution - 2017 - Editions du Seuil, Paris

 

Pierre Clastres - La société contre l’Etat - Recherches d’anthropologie politique - 1974 - Les éditions de Minuit - Collection Critique

 
Pierre Clastres - Recherches d’anthropologie politique - 1980 - Editions du Seuil

 

Pierre Clastres - Archéologie de la violence - La guerre dans les sociétés primitives  - 1997 - Editions de l’Aube

 

Richard Dawkins - Il était une fois nos ancêtres. Une histoire de l’évolution - 2007 - Éditions Robert Laffont, Paris

 
Christophe Darmangeat - Justice et guerre en Australie aborigène - 2021 - Smolny, Toulouse

 

Heide Goettner-Abendroth - Les sociétés matriarcales - Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde - 2019 - Éditions Des femmes - Antoinette Fouque, Paris

 

Emmanuel Guy - Ce que l’art préhistorique dit de nos origines - 2017 - Éditions Flammarion - Au fil de l’histoire, Paris

 
Etienne de La Boétie - Discours de la servitude volontaire - 1576 - Collection Mille et une nuits n°76

 

Bronislaw Malinowski - Les Argonautes du Pacifique occidental - 1967 - Gallimard, Paris

 
Lewis Henry Morgan - La société archaïque - 1971 - Éditions Anthropos, Paris … Titre original : Ancient Society - 1877

 

Marylène Patou-Mathis - Préhistoire de la violence et de la guerre - 2013 - Éditions Odile Jacob, Paris

 

Jean-Jacques Rousseau - L’Etat de guerre - 2000 (rédigé en 1756-1757) - Babel

 

Alain Testart – Le communisme primitif - Economie et idéologie - 1985 - Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris

 

Alain Testart – Eléments de classification des sociétés - 2005 - Editions Errance, Paris

 

Alain Testart – Avant l’histoire – L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac – 2012 – Editions Gallimard NRF – Bibliothèque des sciences humaines, Paris

 
Sources orientales - Tome 1 - La naissance du monde - 1959 - Éditions du Seuil, Paris



25/08/2024
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