De la politique monétaire
Quand on parle des néobanques
Quand on parle des néobanques
Par Saucratès
Saint-Denis de la Réunion,
Samedi 6 novembre 2021
Si je vous dis « Swoon », « Morning », « Wirecard », « Boon », « C-Zam » ? Est-ce que ces quelques noms là vous disent quelque chose ? A votre avis ? A quoi donc ces noms se rattachent-ils ?
Ce sont les noms de Fintechs et de Néobanques qui ont fait faillite ou qui ont été fermées par les autorités monétaires ou leurs actionnaires au cours de ces derniers mois. Ce sont les noms de quelques scandales financiers ou bancaires des années 2020 ou 2021. Cela fait quand même beaucoup de Fintechs et de Néobanques qui se plantent, ne trouvez-vous pas ?
Mais qu’appelle-t-on donc « Fintechs » ou « Néobanque » ?
« Les néobanques sont de nouveaux opérateurs bancaires qui viennent concurrencer les acteurs traditionnels en proposant, principalement via des applications mobiles sur téléphone, une gamme restreinte, mais à prix compétitifs, de services comme la tenue de compte ou les paiements via des cartes ou des virement. »
https://www.lerevenu.com/finances-privees/banque/quest-ce-quune-neobanque
De son côté, le terme de Fintech « est l’abréviation de financial technology (technologie financière), terme générique désignant tout type d’innovation technologique utilisée en appui ou pour la fourniture de services financiers. Les nombreuses transformations induites par les Fintech dans le secteur financier se traduisent par l’apparition de modèles d’activité, d’applications, de processus et de produits entièrement nouveaux. Les entreprises Fintech placent l’innovation technologique au cœur de leurs activités. Elles sont particulièrement actives dans des domaines tels que les systèmes de paiement, la notation des crédits et les conseils automatisés en investissement et font appel à l’intelligence artificielle, aux mégadonnées (big data) ou à la blockchain. »
https://www.bankingsupervision.europa.eu/about/ssmexplained/html/fintech.fr.html
Ces deux appellations ne sont donc pas comparables. Elles ne signifient pas la même chose, elles ne recouvrent pas forcément la même réalité. Toutes les néobanques ne sont pas des Fintechs et toutes les Fintechs ne sont pas des néobanques.
Et comme si cela n’était pas encore suffisamment compliqué, il existe aussi ce que l’on appelle les banques en ligne, différentes d’une certaine façon des néobanques !
- Ainsi BforBank, Boursorama, Fortuneo et Monabanq et ING Direct sont des banques en ligne, dotées d’une licence bancaire française (ou batave pour ING). Orange Bank, Ma French Bank et N26 sont des néobanques, disposant également d’un agrément bancaire, en France, ou en Allemagne (dans le cas de N26). N26, Revolut, ou Nickel, pour les plus connues, sont enfin également considérées comme des Fintechs.
Et comme si cela ne suffisait pas, certaines d’entre elles par ailleurs appartiennent à des réseaux bancaires traditionnels, comme
- BforBank qui appartient au Crédit Agricole,
- Boursorama qui appartient à la Société Générale,
- Fortuneo qui appartient au Crédit Mutuel Arkéa,
- Hello Bank et Nickel qui appartiennent à Bnp Paribas,
- Ma French Bank qui appartient à la Banque Postale.
- Monabanq qui appartient au Crédit Mutuel CIC (à travers leur filiale Cofidis)
- Orange Bank qui appartient à l’opérateur téléphonique Orange, à l’origine nommé Groupama Banque, filiale de l’assureur Groupama
C’est même le principe de base des fondateurs de néobanques, ou des néobanques elles-mêmes : se faire racheter par une vraie banque, ou par un gros opérateur et tenter d’empocher par ce biais des importantes plus-values. La réussite commerciale, le développement du nombre de clients, n’a pour seul et unique objectif que de séduire un réseau bancaire traditionnel pour être racheté et toucher le pactole. Celles qui réussissent sont rachetées, les autres échoueront et seront liquidées !
Ce qui est amusant, c’est que le site Le Revenu.com indique qu’il «existe des astuces pour vérifier la fiabilité des néobanques», que «tous les superviseurs bancaires ne se valent pas, y compris en Europe». Et que «les questions de sécurité – et la robustesse des procédures - ne sont souvent qu’un élément du discours (des néobanques). Pas une réalité.»
Je gage qu’aux yeux du site «Le Revenu.com», les superviseurs français ou allemands ne font pas partie des pires superviseurs nationaux européens ! Mais le superviseur français (l’ACPR) a laissé la Néobanque Swoon faire faillite et entrainer dans sa chute près de 500 clients. Quant au superviseur allemand, la BaFin, elle a laissé la néobanque Wirecard prospérer pendant des années et présenter des comptes truqués, et entrainer dans sa chute 300.000 entreprises clientes. Le scandale Wirecard a d’ailleurs entraîné la chute d’un plus grand cabinet d’audit et de commissariat aux comptes de la planète : Ernst and Yung (E&Y). Et l’inaction et le caractère non approprié de l’action de supervision de la BaFin a été pointé du doigt jusqu’au parlement européen.
« En août 2020, la presse révèle que les employés de la BaFin effectuaient des opérations pour leur propre compte sur les actions WireCard. Selon le Frankfurter Allgemeine Zeitung c'est au sein de l'unité chargée de la lutte contre les fraudes que les spéculations des employées auraient été les plus importantes. En octobre 2020, un rapport commandité par le Parlement européen souligne les faiblesses structurelles de la supervision de la BaFin vis à vis des FinTech. »
https://fr.wikipedia.org/wiki/Wirecard
Et pourtant, la France et l’Allemagne sont les états européens où les autorités de contrôle sont les moins susceptibles d’être compromises, disposent des plus gros moyens humains et technologiques, et sont les plus efficaces !... Qu’est-ce que cela donne ailleurs ? Mais au fait, qu’est-ce qu’un superviseur bancaire ou une autorité de contrôle ?
Ce genre d’autorités de contrôle sont une création des années 2000. Auparavant, la Banque de France appartenait à l’Etat et le législateur, l’Etat, ou la Banque centrale, créait des comités (comme le Comité national du crédit) ou des commissions (comme la Commission bancaire) pour surveiller et contrôler les établissements, qui étaient d’ailleurs aussi propriété de l’Etat en France. Et puis la mode est venue des autorités indépendantes ! Indépendantes de quoi ? Pas des élites qui les contrôlent toutes. Indépendantes du pouvoir politique, des représentants du peuple. Simplement ... Mais par contre dépendants des organismes supranationaux, indépendants comme eux-mêmes de toute forme de contrôle politique. Un monstre qui contrôle les monstres. Une possibilité pour les élites qui les contrôlent de ne plus jamais avoir à rendre compte de leurs actions auprès du peuple.
Mais revenons-en au sujet qui nous intéresse. Ces néobanques et Fintechs qui se développent de plus en plus, qui veulent nous faire croire qu’elles vont réinventer la Lune en permanence et nous la mettre à disposition. Ou bien qui vont révolutionner le métier de la Banque.
Il faut je pense qu’il y ait de temps à autre des faillites de ce genre d’établissements pour que cela serve de leçon à tous ceux qui sont tellement crédules et âpres au gain.
La plus récente de ces faillites est donc celle de « Swoon », créée il y a trois ans par M. Quentin Hadouche, qui proposait un compte de paiement sur mobile ainsi qu’un livret d’épargne assorti d’un compte rémunéré à 3% à partir de prêts consentis à des PME. Les prêts étaient consentis par une autre entreprise de M. Hardouche, intitulée «La Financière de Garantie». Très beau nom tout à fait apte à attirer le badeau. «Ces conditions avantageuses avaient tenté près de 500 clients qui sont désormais sur le carreau, dans l’impossibilité de récupérer leurs avoirs sans savoir s’ils pourront un jour récupérer partie de leurs dépôts», victimes de leur cupidité ou de leur soif de nouveauté.
https://www.lerevenu.com/finances-privees/banque/neobanque-les-lecons-de-la-faillite-de-swoon
Je ne pense pas qu’aucune des mesures proposées par les autorités monétaires françaises ou européennes pour protéger les déposants ou les épargnants pourront suffire pour les mettre à l’abri des aigrefins et des gangsters compétents. Un système comme le site de l’ORIAS ou le REGAFI peut suffire à vous protéger des faux démarcheurs en produits financiers ou des banques bidons. Pas d’une Néobanque comme Swoon ou d’un dirigeant comme Quentin Hardouche. Comme indiqué, Swoon et son autre filiale «La financière de Garantie» étaient inscrite sur le site de l’ORIAS jusqu’au 10 septembre 2021. Jusqu’à cette date, ces établissements n’auraient pas dû pouvoir exercer, mais ils semblaient tout à fait autorisés à exercer.
On peut mettre en cause l’âpreté au gain des clients lésés, leur stupidité et leur aveuglement liés à leur soif de s’enrichir, comme je le fais moi-même. Je suis toujours mort de rire quand des personnes se plaignent d’avoir été les victimes de ces escrocs qui vous font croire qu’ils ont besoin d’aide pour rapatrier des millions d’héritage ou de sommes dérobées d’Afrique, et qu’ils ont pensé à vous pour les aider. Que des gens, tellement crédules et affamés d’argent faciles se fassent couillonner me semble extrêmement sain ! L’envie est un péché capital !
Mais la raison principale est à rechercher ailleurs. Les néobanques ne devraient pas être autorisées à ouvrir et à commercialiser des moyens de paiement. Elles ne devraient pas pouvoir être autorisées à ouvrir des comptes à des clients.
Et surtout, les clients devraient savoir qu’utiliser et ouvrir des comptes dans des néobanques est extrêmement dangereux, que l’on peut y perdre toutes ses économies. Les clients cherchent à économiser sur le prix d’une carte, sur le prix de certains services bancaires. Mais cette économie et ce goût de la nouveauté ont également un prix dont ces clients n’ont peut-être pas conscience : beaucoup moins de sécurité, de certitude de pouvoir retrouver les sommes placées.
Je dis toujours que face à des dépôts virtuels, en compte, face à des placements financiers virtuels (comme des actions placées sur un portefeuille-titres tout autant virtuel), il vaut mieux les avoir placés dans une banque ayant pignon sur rue (c’est le cas de le dire), dont on connaît l’emplacement, dont on connaît la réalité, les guichets, plutôt que de les avoir dans une banque tout autant virtuelle, n’existant que sur internet ! Le contraire est suicidaire.
Les néobanques ne devraient pas pouvoir être autorisées à fonctionner et à concurrencer les véritables banques. Les contraintes de fonctionnement des banques (capital minimum, dirigeants autorisés par l’Acpr ...) devraient être appliquées de la même manière à tous, quel que soit la taille où l’ancienneté des établissements concernés.
Reste le fait que des épargnants français déposent des fonds dans ces néobanques, ou y ouvrent des comptes et y demandent des cartes bancaires. Ces derniers n’ont plus conscience qu’ils prennent des risques. Que le fait que des sommes déposées dans une banque y soient en sécurité n’est pas tellement évident en soi, n’est pas obligatoire ou normal, mais correspond à une exception. Le système de garantie des dépôts français (et européen) est tellement bon, a tellement bien fonctionné, qu’aucun épargnant français ou européen ne s’est retrouvé ruiné ses dernières années ou décennies suite à la faillite d’un établissement bancaire. Les épargnants ont perdu toute notion de l’existence d’un risque lorsque l’on confie ses fonds à une banque. Cela leur paraît tellement normal, évident. Les épargnants n’ont plus conscience de l’existence de ce risque de non récupération de leurs dépôts.
Cela remet en exergue le principe bancaire primordial : plus vous avez de perspectives de gains, plus vous prenez des risques, et plus vous risquez de perdre la totalité ou partie de votre investissement. Si vous voulez une banque, il y a un prix à payer pour la sécurité de vos fonds, pour y disposer d’une carte bancaire ou de conseils bancaires. CQFD
Saucratès
Post scriptum : J’oublie volontairement de parler d’une chose dans cette démonstration ou dans cette prise de position : l’irruption des néobanques a contraint les banques normales à évoluer, à proposer de nouveaux services comme la banque à distance, à baisser le prix de certains services comme les cartes bancaires. Cette irruption n’est pas inutile. La mise en concurrence peut avoir un effet bénéfique sur les services proposés. Par ailleurs, ces néobanques se developperaient malgré tout de la même manière à l’étranger si elles ne se développaient pas en France. La concurrence frapperait forcément un jour ou l’autre les banques françaises. Il reste l’idée que les déposants choisissant ce genre de néobanques doivent comprendre qu’ils prennent des risques importants de perdre leurs dépôts en utilisant ces établissements. Il n’est donc pas bon que ces épargnants ayant choisi «Swoon» ne payent pas le prix de leur inconscience ! Cela servira de leçon aux épargnants suivants. Sinon, c’est un jeu où l’on ne perd jamais, et ceci est très dangereux !
Une histoire du franc CFA - du CFA à l'ECO
Saint-Denis de La Réunion, samedi 31 août - dimanche 1er septembre 2019
Nota : Au sujet des points abordés dans cet article, voir les deux articles du journal Le Monde de ce jour, en libre accès, traitant de ces sujets sous des angles de vue assez différents, assez opposés, mais peut-être aussi complémentaires :
Mutation
Le monde de la monnaie est un monde en mutation. Entre la guerre des monnaies autour du dollar et du yuan/renminbi, entre la création de la nouvelle crypto-monnaie de Facebook, le LIBRA et enfin la disparition programmée du franc CFA et son remplacement par l'ECO, sans compter les centaines de crypto-monnaies qui de créent et qui visent bien souvent les pays en voie de développement, pour y concurrencer les monnaies nationales.
L'histoire du franc CFA est intrinsèquement lié à l'histoire de l'Ile de La Réunion, comme d'une bonne partie des colonies françaises d'Afrique. Mais je commencerais à parler de la première des mutations monétaires qui touche notre Monde et plus particulièrement l'Afrique ; les multiples projets de lancement de cryptomonnaies africaines (par exemple l’AFRO qui est gérée par une ONG installée à Genève en Suisse, le KOBOKOIN ou encore le ZYNECOIN promu par Dieudonné ...).
Les projet de l’AFRO et le LIBRA se ressemblent particulièrement. Toutes les deux prévoient de s’implanter par le biais d’une association en Suisse. Toutes les deux visent tout spécialement l’Afrique afin d’apporter de la stabilité monétaire. Tous les projets de cryptomonnaies visent aussi à permettre d’économiser les frais de transfert d’argent entre l’Occident et l’Afrique pour les transferts de fond venant des diasporas installées en Occident. Mais sur l’ensemble de ces projets (Libra, Kobocoin, Safcoin, Afro, Digital shilling, SureRemit, Awehcash, Mcoin, Dala, Zynecoin, etc), combien sont des arnaques ou des monnaies sans aucun avenir ?
Toutes ces monnaies par ailleurs, et le LIBRA de Facebook en tout premier, visent délibérément à remplacer les monnaies des Etats africains pour apporter stabilité monétaire, mais aussi pour supprimer le pouvoir régalien de battre monnaie à ces Etats en voie de développement. Confisquer le pouvoir monétaire à ces Etats pour le confier a des multinationales, voilà une bien drôle de façon de promouvoir la libre égalité et considération de tous les peuples et leur droit à disposer d'eux-mêmes. Vouloir récupérer la rente monétaire qui appartient aux États et aux peuples africains et la confisquer au bénéfice d'un seul milliardaire, sous prétexte d'apporter ordre et stabilité c'est une drôle de façon de concevoir le Bien public et l'ordre mondial. Cela ressemble bien plus à une forme moderne de captation des richesses créées et de néocolonialisme inavoué.
L'ECO
Mais ceci est un autre sujet que celui qui m'occupe : une présentation personnelle du projet de création de l’ECO en remplacement du franc CFA (ou plutôt de l’un des francs CFA). C’est ce sujet qui va occuper mes réflexions dans le reste de ce post. Il est donc prévu que l’ECO devienne assez rapidement (prévu à partir du 1er janvier 2020), la monnaie commune de quinze Etats d’Afrique de l’Ouest appartenant à la Cédéao (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest), dont huit d’entre eux actuellement ont pour monnaie le franc CFA. Les huit pays dont la monnaie est actuellement le franc CFA, qui appartiennent à ce que l’on appelle l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) sont : le Bénin, le Burkina Faso, la Cote d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo. Ils seront rejoints par sept autres états d’Afrique de l’Ouest : le Cap-Vert, la Gambie, le Ghana, la Guinée, le Libéria, le Nigéria et le Sierra Leone.
https://www.bfmtv.com/economie/des-pays-africains-abandonnent-le-franc-cfa-pour-l-eco-1722815.html
Le franc CFA n'est néanmoins pas prévu de disparaître, puisque les pays dont la monnaie est le deuxième franc CFA ne sont pas concernés par le lancement de l’ECO. Ces six pays appartenant à la CEMAC (Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale) sont le Cameroun, la République centrafricaine, la République du Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Tchad. Ces six pays devraient conserver le franc CFA comme monnaie.
L'appellation franc ne devrait donc pas disparaître à très court terme, malgré la création de l’ECO. Il existe d’ailleurs d’autres francs en Afrique, comme le franc malgache (renommé Ariary), le franc comorien, le franc burundais, le franc congolais et le franc rwandais, mais qui ne sont plus rattachés au Trésor français et qui ne sont pas en convertibilité fixe avec l’EURO.
D'ailleurs, c'est justement pour cette raison que le franc CFA fait l’objet de critiques régulières. L’une des premières raisons est l’obligation (réelle ou fantasmée) faites aux deux banques centrales de ces deux zones monétaires de maintenir des réserves de change auprès du Trésor Public français, pourtant rémunérées dans ce que l’on appelle un compte d’opération. C’est le Trésor français qui se charge de garantir la convertibilité du franc CFA en euro. Les autres raisons sont liées à la perte d’autonomie en matière monétaire de ces états, qui ont l’impression d’être demeurés contrôlés par l’ancien état colonisateur. La dévaluation de 50% du franc CFA du 12 janvier 1994 a notamment donné l’image d’avoir été décidée par la France et imposée aux Etats africains, dans le plus grand secret. Du jour au lendemain, les économies des ménages et des entreprises africaines avaient été divisées par deux en devises étrangères. D’autres critiques reposent sur les inconvénients d’un régime de change fixe (arrimé à l’EURO) par opposition à un régime de change flexible.
http://www.rfi.fr/afrique/20190804-eco-franc-cfa-monnaie-cedeao
http://www.cadtm.org/Le-Franc-CFA-une-monnaie-coloniale-servile-et-predatrice
Après tout, l'existence d'un seul EURO valable aussi bien en Allemagne que dans le Sud de l'Europe, pose déjà problème aux États du Sud de l'Europe, voire même à la France. Ce doit être encore plus compliqué d'être dans un régime de change fixe, arrimé à une monnaie relativement forte comme l'EURO dans un rapport fixe, pour des États africains qui n'ont en plus même pas droit à un poste au sein du Conseil des gouverneurs de l'euro système De là à considérer qu'il s'agit d'une forme de colonialisme, il n'y a qu'un pas et cela se comprend parfaitement. Et pourtant, cela ne me semble pas être le cas.
Un peu d'histoire
À l'origine, le franc CFA (franc des colonies françaises d'Afrique) est créé à l'occasion de la Libération de la France par le gouvernement de la France Libre, il y a donc 74 ans. Le général de Gaulle avait eu besoin d'un trésor public et d'une Banque centrale pour libérer la France, et c'était les colonies d'Afrique qui avaient été les premières à rejoindre la France libre, puis à accueillir le gouvernement provisoire. À la libération, de Gaulle disposait ainsi de deux Trésor Public, de deux Banques centrales, les unes qui l'avaient accompagnées dans sa reconquête de la France, les autres qui avaient collaboré avec le régime de Vichy. La France par ailleurs ressortait de la seconde guerre mondiale exsangue financièrement, tandis que les colonies françaises avaient été moins touchées. Elles étaient plus riches que la métropole et le rapport de conversion entre le franc français et le franc CFA à l'époque reflète ce déséquilibre. La parité initiale du franc CFA, à l’origine est ainsi de 1,7 francs métropolitain pour 1 franc CFA. Lors de la dévaluation du franc français du 17 octobre 1948, qui ne concerne que le franc métropolitain, la parité du franc CFA passe à 2 francs métropolitains pour 1 franc CFA.
Ainsi, à l'origine, le rapport de domination de parité dont se souviennent tous les réunionnais ou les peuples africains n'existe pas, bien au contraire. C'est l’instauration du nouveau franc en France métropolitaine (qui vaut 100 anciens francs français), le 27 décembre 1958, qui introduit cette parité dont tout le monde se souvient, avec un franc CFA qui vaut 0,02 nouveau franc métropolitain. Le 12 janvier 1994 survient une nouvelle dévaluation de 50% de la valeur externe du franc CFA, qui ne vaut plus désormais que 0,01 franc français.
Le franc CFA a ainsi cours légal à La Réunion (décret du 25 décembre 1945), dans l'ensemble des colonies françaises en Afrique ainsi qu'à Saint-Pierre-et-Miquelon, mais pas aux Antilles et en Guyane, qui appartiennent à la zone du franc métropolitain. A noter qu’avant décembre 1945, c’est-à-dire à l’époque coloniale, c’était le franc français qui était l’unité monétaire dans l’île, mais avec des billets émis par la Banque coloniale de la Réunion, qui avait le privilège de l’émission monétaire dans la colonie, jusqu’au 30 novembre 1942, date du ralliement de La Réunion à la France Libre, et l’installation de la Caisse centrale de la France Libre (CCFL). A noter que des banques coloniales d’émission existaient aussi dans les trois autres vieilles colonies d’Amérique (le nouveau franc ne sera pas non plus instauré immédiatement en 1958 dans les colonies des Antilles et de Guyane, dont la monnaie demeure l’ancien franc métropolitain). Elles verront également l’implantation de la CCFL, de même que dans l’île de Saint-Pierre-et-Miquelon, où celle-ci se substitue à la Banque de France qui émettait précédemment elle-même la monnaie.
A La Réunion comme dans les trois autres départements d’Outre-Mer, c’est la Caisse centrale de la France d’Outre-Mer (CCFOM), nouveau nom de la Caisse centrale de la France Libre, qui émet les signes monétaires (billets et pièces), depuis le 1er juillet 1944. Mais il est à noter que jusqu’en 1952, ce sont les quatre anciennes banques coloniales qui continuent à émettre les billets, pour le compte de la Caisse centrale de la France d’Outre-Mer (CCFOM). Dans le reste des colonies françaises, la CCFOM a également remplacé les anciennes banques d'émission et émet le franc CFA. Mais le mouvement des indépendances n'a pas encore démarré !
À noter que dans les colonies françaises du Pacifique et d'Asie, il est créé une autre monnaie, le franc CFP, qui est aujourd'hui encore en vigueur en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna.
Ce qui fonde l'histoire du franc CFA n'est pas ainsi cette histoire post-coloniale tellement décriée en Afrique. Elle trouve son origine dans un établissement financier, la CCFL (Caisse centrale de la France Libre, à la fois Trésor de de Gaulle et Banque centrale), qui avait accompagné le Général de Gaulle dans sa lutte de Londres jusqu'à Alger, et jusqu'à la libération de Paris. L'histoire du franc CFA, c'est aussi l'histoire des relations de cet établissement, la CCFL devenue ensuite la CCFOM, avec la Banque de France, et la volonté de cette dernière de reprendre le pouvoir perdu à la libération de la France. Ainsi, en 1947, la Banque de France préconise de «restituer aux quatre anciennes banques coloniales le privilège de l’émission monétaire qui leur a été retiré en 1944, et de les transformer en instituts publics ou semi-publics, placés sous le contrôle direct de la Banque de France, chargée de veiller à ce que leur gestion soit rigoureusement conforme à ses directives et s’inspire uniquement de l’intérêt général. (...) La Banque de France prendrait, dans le capital de chacun des quatre instituts, une participation assez importante pour en détenir le contrôle de fait». (Lettre du 3 novembre 1947 adressé par le gouverneur de la Banque de France, Emmanuel Monnick, au Ministre des Finances).
En 1955, l'histoire du franc CFA commence à se séparer de l'histoire de la CCFOM, et les histoires des francs CFA divergent les uns des autres. Le 20 janvier 1955, deux nouveaux instituts d’émission sont créés, entérinant la séparation entre les activités de financement et de banque centrale de la CCFOM : les Instituts d’émission d’AOF-Togo (qui deviendront ultérieurement la «Banque centrale des Etats de l’ouest africain» - BCEAO) et d’AEF-Cameroun (qui deviendront la «Banque centrale des Etats d’Afrique centrale» - BEAC). En 1958, l’appellation de franc CFA change de signification, devenant «franc de la communauté française d'Afrique» au lieu de «franc des colonies françaises d’Afrique». Une ordonnance du 7 janvier 1959 crée par ailleurs un Institut d’Emission des Départements d’Outre-Mer (IEDOM) qui se voit transférer le privilège de l’émission monétaire précédemment confié à la CCFOM pour les départements d’outre-mer. La CCFOM change également de nom, devenant la Caisse centrale de Coopération Economique (CCCE). En 1960, le terme CFA change encore de signification, avec la création d’appellations différentes selon les zones d’émission. On a ainsi le franc de la Communauté financière africaine (CFA) pour la zone de l’Afrique de l’ouest, le franc de la Coopération financière en Afrique centrale (CFA) et le franc CFA des Comores et Madagascar. Et il y a aussi le franc CFA de La Réunion.
Et c'est le 27 décembre 1958 qu'a lieu le changement de parité entre le franc CFA et le nouveau franc français, et d'où on peut faire démarrer le ressenti d'un franc CFA sous-valorisé, voire dévalorisé, avec une parité d'un franc CFA pour 2 centimes de nouveau franc français. Et il est notable que le passage au nouveau franc n'ait eu lieu ni en Afrique, ni dans le Pacifique, ni dans aucun des départements français d'outre-mer, comme pour mieux acter la victoire de la métropole, elle qui avait été essentiellement libérée par les anglais, les américains et ses colonies. Treize ans plus tard, c'est la vengeance de la métropole sur ses colonies, de la Banque de France sur la Caisse centrale !
En mars 1967 est créé l'Institut d'émission de l'outre-mer (IEOM) dont la zone d'émission couvre les territoires et colonies du Pacifique, où la monnaie en circulation est le franc CFP. Le 1er janvier 1963, l’ancien franc local des Antilles et de la Guyane est remplacé par des coupures, toujours émises par l’IEDOM, mais exprimées en nouveau franc français. En décembre 1972, le franc métropolitain est introduit à Saint-Pierre-et-Miquelon en remplacement du franc CFA (loi du 11 juillet 1972).
En 1973, Madagascar sort de la zone du franc CFA. Et c'est le 1er janvier 1975 que le franc français est enfin mis en circulation à La Réunion, en remplacement du franc CFA et que les billets de la Banque de France exprimés en francs français y ont cours légal, comme dans les autres départements d’outre-mer.
[En application de l’article 17 de la loi n° 74-1114 du 27 décembre 1974 et des décrets n° 74-1130 du 30 décembre 1974 et n° 75-182 du 19 mars 1975 (fixant au 31 mars 1975 la fin de la double circulation du franc français et du franc CFA).]
Il ne faut évidemment pas oublier que depuis le 1er janvier 2002, le franc français a été remplacé par l’euro (taux de conversion : 1 euro pour 6,55957 francs français) à La Réunion comme dans l’ensemble de la zone euro.
Les questions ouvertes par l'ECO
Je comprends parfaitement les questions soulevées par le maintien du franc CFA, puisque je soulève moi-même l'idée que le maintien de l'ancienne parité du franc CFA doit être vu comme un combat entre deux institutions françaises adverses. Initialement considérée comme un outil de développement et d'uniformisation monétaire des colonies françaises, à une époque où des hommes et des économistes croyaient en un rattrapage possible de l'Occident par les colonies, les anciennes colonies françaises et par les nouveaux États indépendants, le franc CFA est petit à petit devenu ce qu'il est aujourd'hui, une monnaie commune mais aussi une source d'incompréhension.
Une grande idée initiale mais otage par la suite des conflits entre institutions. Néanmoins, malgré l'épisode de la dévaluation de 1994, le franc CFA a réussi à maintenir une valeur stable de la monnaie des États qui l'utilise. Il suffit d'observer les désordres des monnaies sud-américaines et des épisodes hyper-inflationnistes qui y ont été régulièrement observés. Il suffit d'observer l'évolution de la valeur de la roupie mauricienne, indépendante du franc français comme de la livre sterling, mais qui diminue régulièrement depuis des décennies. Il ne vaut mieux pas parler du franc malgache et de l'ariary malgache, dont la valeur externe s'est complètement effondrée au fil des années. Et de la monnaie de nombreux autres États africains.
Il reste l'idée que les Etats africains ne seraient pas maîtres de leurs réserves de change, contraints de les conserver bloqués auprès du Trésor français ! Mais au delà de la rémunération de ces réserves placés en compte d'opération, qui ont l'avantage d'être rémunérées à une époque de taux directeurs négatifs, on oublie surtout que des réserves de change sont avant tout des sommes forcément bloquées, dans d'autres devises ou en actifs de réserves, comme de l'or ou des DTS (droits de tirage spéciaux) du FMI, et qu'ils sont forcément bloqués pour pouvoir aider à maintenir une parité de change et éviter qu'elle ne s'effondre sous les coups de boutoir des spéculateurs internationaux ou plus simplement juste des mouvements financiers naturels de ventes et d'achats de devises.
Saucratès
Mes sources : essentiellement divers rapports d'activités, publications et archives de la CCFOM-CCCE-CFD-AFD ainsi que de l'IEDOM. Voir également l'excellent livre de Didier Bruneel, «Des banques coloniales à l'IEDOM», aux éditions «Société d'histoire de la Guadeloupe».
Le Libra de Facebook ... ou quel sujet aborder ...
Paris, mercredi 10 juillet 2019
Il y a quelques jours, je m'interrogeais pour savoir quel sujet il me restait à aborder ? J'étais à Paris, dans un bar, totalement assoiffé, en attendant une bière.
J’avais fini de traiter du Libra de Facebook mais il m'est apparu nécessaire de revenir sur ce sujet, sous un autre angle. Pourquoi, pour quelles raisons Facebook et Mark Zuckerberg se lancent-ils dans un truc aussi compliqué que la création d’une cryptomonnaie convertible reposant sur un panier de devises ?
Évidemment, il s’agit d’un projet excitant. Créer une cryptomonnaie, c’est déjà particulièrement intéressant. Faire en sorte en plus qu’elle se veule être ou devenir une véritable devise, concurrente du dollar ou de l’euro, avec une association pensée comme une banque centrale, des partenaires pensés pour être chargés d’animer et de gérer son développement, c’est encore plus excitant. Et le penser à la taille de Facebook, aux plusieurs milliards d’utilisateurs, là, ça devient carrément mégalomaniaque, juste à la mesure de Mark Zuckerberg ! On peut penser que lui qui a tout réussi, pourrait seul être capable de réussir. Et Internet pourrait alors avoir une monnaie qui ne serait plus soit le dollar, soit l’euro, soit le rinminbi !
Un économiste apparemment très favorable à ce projet semblait défendre l’idée que Facebook voulait devenir la principale banque d’internet avec le Libra. «Aucune des contraintes d’une banque centrale et tous les avantages d’une banque ...», écrivait-il dans Le Monde. Or, justement, dans mon idée, c’est tout l’inverse. Les contraintes sont sur les banques, pas sur les banques centrales. Contraintes de fonds propres, de liquidité et de lutte anti-blanchiment ...
Un économiste qui idéalise les banques, ce n’est pas nouveau. La banque est un monde presque étranger aux économistes, dont ils n'ont pratiquement aucune idée. Pour moi, la banque est le métier le plus régulé et le plus contrôlé au monde, et aussi le plus dangereux. Fournir un réseau social à des utilisateurs est infiniment plus simple.
Les difficultés des banques naissent à partir du moment où elles doivent faire face à des fuites de leur monnaie (parce que chaque banque émet en fait sa propre monnaie ... à chacune d’elle, mais que sa monnaie est librement convertible en monnaie banque centrale). Tant qu’une banque ne fait qu’émettre de sa monnaie et que les clients échangent cette monnaie entre eux, il n’y a aucun problème et une banque pourrait en émettre autant qu’elle le voudrait. Mais dès lors que ses clients règlent des commerçants ou des entreprises en dehors de ses clients, ou lorsque ses clients virent leurs argents vers d’autres banques, les problèmes commencent. La banque doit alors disposer de monnaie banque centrale pour y faire face.
Le principe même d’une banque centrale consiste en le fait d’être le prêteur en dernier ressort de son système bancaire. Et aussi, de n’avoir aucun prêteur en dernier ressort au dessus de soi, si ce n’est le Fonds Monétaire International, aux moyens très limités.
Au fond, ce sont ces fuites de monnaie vers les monnaies banques centrales, ou monnaies de réserve, qui me semblent être le danger pour une banque epsilon (comme dans mon exemple) ou comme pour le Libra.
Une banque normale, à la différence d’une banque centrale, peut normalement toujours compter sur le prêteur en dernier ressort (dès lors qu’elle est solvable et la surveillance permanente dont elle fait l’objet par la banque centrale sert normalement à s’en assurer) et ne doit pas non plus faire face à des interrogations sur la convertibilité de sa monnaie interne en monnaie banque centrale ... Évidemment on connaît des cas qui contredisent cette théorie, comme par exemple la faillite de Lehman Brothers en 2009 ... Mais Lehman Brothers n’était pas une banque véritablement, plutôt une compagnie d’assurance, et elle était américaine ... Le fait de ne pas secourir Lehman Brothers et la mettre en faillite fut une décision politique, dont on n'avait peut-être pas parfaitement analysé toutes les conséquences à l'époque.
L’association Libra, en tant que banque centrale, devra pour sa part garantir la convertibilité en un panier de devises du Libra, quelque soit l’origine de ces Libras, en plus de se comporter en tant que prêteur en dernier ressort de son écosystème monétaire, avec les risques qui en découlent aussi (notamment de ne pas pouvoir récupérer ses créances sur une banque ou un établissement qui serait défaillant). Une banque centrale comme la BCE, la FED ou demain l'association Libra doit ainsi développer des outils et une législation pour lui permettre d'apprécier la solvabilité des banques relevant de sa juridiction, pour garantir les prêts de monnaie centrale qu'elles peuvent lui consentir, ceux des autres banques pour éviter qu'une catastrophe en chaîne (ou catastrophe systémique) ne s'enclenche en cas de faillite frauduleuse d'une banque, ou pour garantir tout simplement les dépôts des épargnants ou des internautes qui auraient fait confiance à cette banque.
Les réseaux sociaux peuvent-ils s'épargner l'ensemble des réflexions qui sont celles des banques centrales depuis le début du dix-neuvième siècle, c'est-à-dire plus de deux siècles d'histoire monétaire et financière, plus de deux siècles de faillites et de crises financières systémiques, plus de deux siècles de réflexions sur les législations financières et les contraintes de reporting, de législation nationale et de surveillance prudentielle peu à peu imposées aux banques et aux établissements financiers ?
Au fond, est-il possible de supprimer toute cette législation, toute ces contraintes imposées aux banques, et de les remplacer simplement par des «likes» et par des «j'aime» pour gérer les relations entre des banques et des millions d'utilisateurs ? C'est un peu la question. On le verra à l'apparition de la première crise financière, de la première grosse faillite commerciale dans l'écosystème du Libra ! On saura alors si les réseaux sociaux sont transparents et peuvent permettre de gérer ce genre d'activités à très gros risques, ou bien si le Libra était seulement un coup commercial ou une erreur stratégique monumentale !
Saucratès
Libra - La question n'est pas de savoir s'il va s'effondrer mais quand il s'effondrera (suite)
Saint-Denis de La Réunion, mercredi 26 juin 2019
Je vais donc désormais pouvoir en revenir à l'objet même de ma réflexion, à savoir expliciter les probables raisons du futur effondrement (à venir) du Libra de Facebook. Le Libra n'est pas encore créé ; il devrait être créé en cours d'année 2020. Pour une présentation de cette cryptomonnaie, voir mon précédent article.
Je m'étais arrêté aux raisons expliquant les alertes et la vigilance des autorités monétaires et politiques à l'égard d'un projet encore hypothétique, tournant autour des impératifs en matière de LAB-FT et de KYC et de la taille potentielle de la communauté des utilisateurs de cette monnaie lorsqu'elle serait créée. Au delà des principes et des explications, je pense que ce projet est particulierement bancal parce qu'il veut faire croire qu'on se trouve face à un projet totalement novateur alors qu'il ne s'agit au fond que de la création d'un simple moyen de paiement présenté comme une cryptomonnaie. Il ne s'agit que d'une opération marketing, mais susceptible de faire courir des risques inconsidérés et considérables au système financier ou à Facebook. La dizaine d'entreprise partenaires chargées de l'animation de cette monnaie seront ainsi regroupées au sein d'une «association Libra» faisant office de banque centrale. Mais qu'est-ce qu'une Banque centrale ? C'est d'abord le prêteur en dernier ressort d'une économie monétaire, un organisme capable d'émettre autant d'une monnaie que nécessaire pour défendre sa valeur interne ou externe, ou d'en vendre ou d'en racheter autant que nécessaire en échange de devises.
Mais il arrive parfois que même de très puissantes banques centrales d'un État échouent à combattre des spéculatEure, et ces banques centrales doivent alors se résoudre à laisser la spéculation contre une monnaie l'emporter, entraînant en forte baisse la valeur externe d'une monnaie. Ce fut notamment le cas lors des attaques spéculatives contre les monnaies constituant le serpent monétaire européen (SME) dans les années 1990-1993. La Banque de France (et les principales banques centrales européennes) avait alors été obligée d'accepter une dévaluation du franc et sa sortie des bandes étroites du SME. L'élargissement des bandes de fluctuations tolérées pour les monnaies européennes avait alors même conduit les médias à se moquer de cette décision européenne en observant que même le dollar dorénavant respectait les règles du SME.
Je doute que l'association Libra soit capable et armée pour faire face à de telles attaques spéculatives. Les banques centrales mondiales des monnaies existantes ont appris de siècles d'histoires financières et monétaires, tout au long des dix-neuvieme, vingtième et vingt-et-unième siècles et je n'imagine pas que Facebook ou ces entreprises composant l'association Libra puissent du jour au lendemain apprendre tout ceci ! Comment fera cette association à sa première attaque spéculative, face à sa première panique financière et avec quels moyens financiers et quelles reserves de change ? Quelle arme des taux d'intérêt par ailleurs pour décourager la spéculation ?
L'existence de ces réserves de change est mon deuxième argument. Evidemment, l'association Libra aura certainement quelques réserves de change, réserves qu'elle sera susceptible d'utiliser lorsqu'il s'agira d'acheter des Libras contre des devises pour défendre sa valeur externe, son cours de change. Mais ces réserves pourront-elles suffire ? Facebook se retrouvera ainsi devant un très vieux schéma, reposant sur une opposition entre deux écoles monétaires opposées : «banking school» contre «currency school». Il s'agit de deux théories monétaires du régime de change convertible en étalon monétaire or, qui ont été théorisées au début du dix-neuvième siècle mais qui reste selon moi toujours d'actualité. Pour la «Currency school», la masse des billets en circulation doit être égale ou corrélée aux réserves en or de la Banque centrale. À l'inverse, selon la «Banking school», «la quantité de monnaie en circulation doit avant tout dépendre des besoins des agents économique. La masse monétaire doit alors être adaptée aux besoins des affaires, l'importance de l'or et de l'argent était ici minimisée.» (source Wikipédia)
En quoi me direz-vous cette vieille controverse peut-elle impacter mon argumentation et concerner le Libra ? Cela fait 48 ans (depuis 1971), que le régime de l'étalon or a disparu et que les majorités des monnaies sont devenues convertibles ! Cela concerne pourtant le Libra. Soit l'association Libra, la Banque centrale, appliquera la «currency school» et detiendra dans ses coffres, dans ses comptes, l'exacte contrepartie en les diverses devises des Libra mis en circulation et existant dans l'univers de Facebook, et il n'y aura aucun risque de panique financière tant que la banque centrale du Libra appliquera le «currency principle». Mais cela pourra représenter des sommes financières phénoménales à immobiliser pour la sécurité financière du système ... 2 milliards d'utilisateurs fois plusieurs dizaines de milliers d'euros ... cela représenterait au total vingt mille milliards d'euros ou de dollars, soit vingt fois la capitalisation boursière actuelle de Facebook ou encore le quart du PIB mondial. Deuxième solution, la Banque centrale du Libra appliquera les préceptes du «banking school», comme toutes les banques centrales existantes. Ce qui semble le plus évident vu les sommes nécessaires à immobiliser pour le principe adverse.
Vous me direz alors qu'il n'y a pas plus de raisons de voire le Libra s'effondrer que de voir l'euro, le dollar ou le renminbi (yuan chinois) s'effondrer ! Et j'en arrive donc à ma derniere série d'argumentations.
Les cours de l'euro, du dollar ou du renminbi peuvent augmenter ou baisser indifféremment pour la majeure partie de leurs utilisateurs parce qu'ils ne perdent pas de pouvoir d'achat interne. Seules les entreprises importatrices ou exportatrices peuvent être concernées, mais elles sont capables de se couvrir du risque de variation des changes. L'euro, le dollar ou le renminbi servent aussi surtout à payer les impôts et les taxes émis par les États souverains. Et les monnaies nationales sont également les seules monnaies utilisables pour régler des biens et des services dans un espace géographique donné, que ce soit la France, l'Allemagne, les Etats-Unis ou la Chine. Le monopole de circulation monétaire dans une zone géographique donnée offre un pouvoir, une puissance importante à une monnaie. Lorsqu'une monnaie nationale perd son monopole et voit d'autres devises circuler et être privilegiées dans les échanges (le dollar en Amérique centrale ou en Amérique du Sud ou l'euro dans quelques pays africains comme à Madagascar), cela témoigne d'une dégradation de la situation monétaire et prélude à des hyperinflations ou des crises monétaires.
Le Libra sera dans une situation inverse. Aucune zone géographique où il sera la seule monnaie acceptée, pour les échanges de biens ou le paiement d'impôts édictés par Facebook ou autres (même si certains peuvent peut-être imaginé que cette zone géographique où cette monnaie pourrait être prépondérante pourrait être internet ...). Et face à des variations de cours, les possesseurs de cette monnaie s'enrichiront ou s'apauvriront.
Et c'est dans ce cadre que je pense forcément que l'aventure du Libra prendra fin par son effondrement. Car il est fort probable qu'à un moment où un autre, une attaque spéculative, une défiance même passagère à l'encontre de la valeur du Libra interviendra. De mauvais résultats financiers de Facebook, des interrogations sur la capacité de la Banque centrale du Libra de faire face aux demandes de conversion ... plus cette méfiance interviendra tardivement, plus les montants de Libra en circulation et le nombre de porteurs de cette cryptomonnaie progressera, et plus le risque qu'une petite fraction de ces porteurs perdent confiance dans le Libra aura des répercussions importantes, sauf si (comme je l'ai déjà mentionné) c'est le «currency principle» qui est mis en œuvre et si la Banque centrale du Libra dispose de réserves en devises égales à la masse des Libra en circulation ... En effet, les porteurs qui comme moi disposeront de quelques euros sous formes de Libra pour effectuer quelques achats peuvent parfaitement se moquer de perdre leurs quelques euros. Mais quant à ceux qui auront placé toutes leurs économies ou dont c'est la seule monnaie ?
Hors «currency principle» ... mais on a vu que ce dernier était insoluble ... une simple fraction des porteurs ou des possesseurs de Libra fuyant cette monnaie et cherchant par tous les moyens à convertir leurs Libra en devises suffira à créer une panique monétaire qui s'amplifiera jusqu'à l'effondrement ... dès lors que la Banque centrale du Libra ne pourra plus convertir les demandes de remboursement, on observera une panique financière digne des plus belles crises que le monde est connue, et ce seront essentiellement le cœur de cible de Facebook ... les pauvres d'Afrique qui ne disposent pas de réseaux bancaires ... qui seront les grands perdants de cette panique financière. Et je n'imagine pas l'association du Libra ou Facebook pouvoir se relever d'une telle crise financière.
La question n'est pas tant de savoir si une telle crise se produira dans le futur. C'est pratiquement absolument certain. La question est plutôt de savoir quand cette crise se produira. Et jusqu'à quel impact une telle crise pourra avoir dans un monde aussi financiarisé et aussi mondialisé qu'il est aujourd'hui ! En 1929, dans un monde tellement plus archaïque et moins financiarisé, la crise financière de 1929 a failli détruire le monde. En 2007, la pire crise financière après celle de 1929 que le monde ait connu, ce ne sont que les réponses relativement justes apportés par les principales banques centrales mondiales qui ont permis d'en limiter les dégâts. Grâce également à un gouverneur de la FED, spécialiste de la crise de 1929, qui était resté obnubilé par les fautes survenues lors de cette crise. Il ne me semble pas certain qu'une panique monétaire touchant le Libra n'impacterait pas l'ensemble de l'économie mondiale, dans une mesure encore inégalée et inobservée !
Saucratès
Libra - La question n'est pas de savoir s'il va s'effondrer mais quand il s'effondrera
Saint-Denis de La Réunion, vendredi 21 juin 2019
Avant de vouloir pronostiquer l'effondrement du Libra, il nous faut d'abord revenir à la question primordiale : qu'est-ce que le Libra ! La nouvelle monnaie de Facebook n'est pas encore créée qu'elle agité désormais la toile entiere et le Landerneau économique et monétaire. Le Libra, qui devrait etre lancé en 2020, est sensé être une cryptomonnaie émise par Facebook et contrôlée par un ensemble d'une vingtaine de grandes entreprises mondiales. J'ai sélectionné deux articles (dont un article Wikipédia) présentant et traitant de ce projet.
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Libra_(cryptomonnaie)
J'écoutais en fin d'après-midi une émission de France Culture traitant du Libra. Le Libra serait donc d'abord et avant tout une cryptomonnaie. Qu'est-ce qu'une cryptomonnaie ? Le Bitcoin est l'une des principales cryptomonnaies existantes, c'est-à-dire une monnaie dont les livres de comptes ne sont pas détenus par un seul établissement bancaire (comme pour nos comptes bancaires normaux) mais par l'ensemble des participants du réseau informatique. On parle dans ce cas de monnaie décentralisée par opposition aux monnaies normales qui sont des monnaies centralisées. Les principes du Libra ne sont pas très bien connus à ce jour, ni la manière dont il pourra fonctionner, mais il ne semble pas que le Libra sera véritablement une cryptomonnaie. Si un groupe très restreint d'intermédiaires du réseau réalisent et archivent les transactions sur le Libra, le Libra ne sera pas alors très différent d'une simple monnaie scripturale bancaire, c'est-à-dire reposant sur des écritures informatiques sur des livres de comptes. Mais évidemment, il est beaucoup plus moderne et vendeur de parler d'une cryptomonnaie et de blockchain que d'une simple monnaie bancaire ou d'un simple moyen de paiement !
Je n'ai pas non plus défini le terme de blockchain, technologie inséparable du principe de cryptomonnaie. La blockchain (ou block de chaîne) est simplement un système informatique permettant de tenir une «sorte de registre public, infalsifiable, sur lequel sont inscrites toutes les transactions». Mais il n'y a pas grand chose à voir entre le futur Libra et la plus célèbre des cryptomonnaies, le Bitcoin, rendue célèbre par le niveau de son cours (plusieurs dizaines de milliers d'euros à son plus haut niveau) mais aussi son utilisation préférentielle par de nombreux terroristes ou hackeurs informatiques pour ranconner des particuliers ou des entreprises. Le Bitcoin fait intervenir des mineurs qui fabriquent les Bitcoins et d'autres utilisateurs qui conservent des traces des blockchains et des échanges. Et toute nouvelle transaction vient s'ajouter à la chaîne des transactions déjà enregistrées.
Si on lit ou on écoute la presse et les médias, les États et les Banques centrales seraient particulièrement alarmés par le développement du Libra ! Ne faisant partie d'aucunes de ces personnes, je ne peux guère répondre à cette question.
https://francais.rt.com/economie/63149-libra-cryptomonnaie-facebook-qui-inquiete-etats
Mais il y a plusieurs raisons qui pourraient expliquer que des banques centrales et des régulateurs nationaux ou internationaux s'intéressent au projet de Facebook. L'émission de France Culture mentionnait d'abord les contraintes LAB-FT (lutte anti-blanchiment et financement du terrorisme). Les autorités de régulation internationales imposent à toutes les banques de contrôler les identités de leurs clients et de vérifier toutes les opérations de paiement ou de financement que leur clientèle ou leurs correspondants bancaires leur demandent d'exécuter. Facebook et le Libra devra donc permettre de réaliser toutes ses diligences. L'émission de France Culture que j'écoutais rappelait également les diligences KYC (Know your customer) qui doivent être realisées par les établissements bancaires - et qui se déclinent aussi en «connaitre vos intermédiaires» (KYI) et «connaître vos fournisseurs» (KYS). Pour mémoire, les autorités de contrôles nationales (ACPR pour la France) peuvent suspendre l'agrément d'un établissement financier qui ne respecterait pas ces diligences ou démettre son dirigeant. Le besoin de respect des diligences LAB-FT n'est donc pas anodin.
C'est une première raison. La deuxième raison citée par l'émission de France Culture avait trait aux obligations réglementaires liées à Bâle III auxquelles devraient répondre les multinationales servant de banques centrales au Libra. Ces réglementations ne s'appliquent qu'aux établissements bancaires ou financière et sont là pour protéger le système financier international des conséquences d'une possible catastrophe financiere ou de faillites en chaîne.
Il y en a forcément une dernière. Facebook est une entreprise gigantesque qui veut émettre une monnaie, qui risque d'avoir une importance démesurée avec potentiellement plusieurs milliards d'utilisateurs de sa monnaie. Une faillite ou une panique financière sur le Libra aurait potentiellement un impact extrêmement important et il est du devoir des autorités monétaires ou des États de tenter de protéger au maximum ces futurs utilisateurs. Ainsi que les autres intermédiaires du système financier mondial ...
J'ai, il me semble, jusqu'à maintenant, grossièrement dépeint et expliqué ce que représentera le Libra. Avant d'en arriver à ma conclusion et à mon titre introductif selon lesquels la question à se poser n'était pas de savoir si le Libra allait un jour s'effondrer, ce qui me semble certain, mais plutôt de savoir quand le Libra va s'effondrer, il faut rappeler quelques débats anciens en matière monétaire et se poser quelques questions sur le futur fonctionnement de ce Libra. Ce que j'aborderais dans un prochain post.
Saucratès