Critiques de notre temps

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Ancient Society de Lewis Henry Morgan

Une lecture moderne du livre «La société archaïque» («Ancient Society») de Lewis Henry Morgan

Par Saucratès 

Saint-Denis de la Réunion, samedi 18 février 2023

 

On peut lire de deux manières différentes ce livre culte de Lewis H. Morgan. On peut soit noter les ‘archaïsmes’ et la manière datée de présenter les thèses et les notions qu’il y développe, on peut juger déplacés :

- ses commentaires sur l’âge sauvage et sur l’âge barbare,

- sur les différents stades que traversent ces différents âges,

- sur l’idée que les hommes de ces différents âges n’ont pas atteint le degré de qualité mentale et de qualité morale des hommes civilisés,

- ou bien sur l’idée que les différents stades d’organisation de la famille traduisent un état moral et éthique inférieur à ceux des hommes des âges civilisés.

 

«Nous avons jusqu’à maintenant expliqué l’origine de deux formes différentes de famille par deux systèmes parallèles de consanguinité. Les preuves apportées nous paraissent irréfutables. Elles montrent que l’émergence de l’humanité à partir d’une condition plus basse encore, et son entrée dans l’institution que constitue la famille consanguine, représentent le point de départ de la société humaine. Le passage de la première à la seconde forme est le résultat d’un processus naturel : une évolution d’une condition sociale inférieure à une condition sociale supérieure par l’observation et l’expérience. Il a été la conséquence de l’amélioration des qualités mentales et morales qu’a connue l’espèce humaine.»

 

Lewis H. Morgan, Ancient Society, page 512

 

Ou alors, on peut extraire de ce livre une somme considérable d’informations sur le monde tel qu’il était vu et connu vers la fin du dix-neuvième siècle. Il ne s’agit pas de croire tout ce qui y est indiqué, mais de récupérer une somme, un ensemble de connaissances qui, pour partie, ne sont plus connues que de certains spécialistes. Une partie de ces connaissances, comme celles concernant l’origine mythique d’Athènes et de Rome, ont peut-être évolué, ne sont plus considérées comme des réalités historiques mais comme de pures inventions, mais il demeure intéressant de les lire, de se faire sa propre opinion.

 

Ces ensembles de données disparues de la connaissance actuelle touchent aux sociétés amérindiennes dans Morgan était l’un des meilleurs spécialistes à son époque, et dont l’étude est désormais totalement tombée en déshérence. Elles touchent aussi aux sociétés des aborigènes australiens, en sachant que la présentation qu’en donne Morgan est antérieure de près d’un siècle aux données et aux exemples qu’un spécialiste comme Alain Testart en donnera dans les années 1970-1980. Enfin, elles touchent aussi à l’Antiquité grecque et romaine, avec une présentation en tribus, phratries et gentes que l’interprétation moderne de l’histoire a eu tendance à effacer. 

Je n’aborderai ci-après que les données concernant les tribus amérindiennes.

 

Les tribus amérindiennes 

La confédération iroquoise est l’une des tribus amérindiennes les plus longuement étudiée et présentée par Morgan. Son vrai nom était «Ho-de’-no-saute» qui signifie «Longue maison» et ses membres se nommaient eux-mêmes «Ho-de’-no-sau-nee» qui signifie «Peuple de la Longue Maison». 

 

Les Ho-de’-no-sau-nee (j’utiliserais leur vrai nom plutôt que celui d’iroquois par lequel l’histoire a conservé leur souvenir) étaient divisés en six tribus

 

1. Les Mohawk dont le qualificatif tribal était «Le Bouclier» (Da-gä-e-o’-dä). On les appelaient aussi «Receveurs du Tribut» (que versaient les tribus soumises). Ils disposaient de neuf sachems (de leur vraie appellation «Ho-yar-na-go’-war» pour «conseiller du peuple» - cf. page 166).

 

2. Les Onondaga, appelés «Porteurs de Nom» (Ho-de-san-no’ge-tä) parce qu’ils avaient été chargés de choisir les noms des cinquante premiers sachets et de les leur attribuer. On les appelaient aussi «Gardiens du Wampum et «Gardiens de la flamme du Conseil». Ils disposaient de quatorze sachems.

 

3. Les Seneca, appelés «Gardiens de la Porte de la Longue Maison» (Ho-nan-ne-ho’-onte) parce qu’ils étaient chargés de garder la porte ouest de la Longue Maison. Ils disposaient de huit sachems.

 

4. Les Oneida portaient le qualificatif de «Grand Arbre» (Ne-ar’-de-on-dar’-go-war). Ils disposaient de neuf sachems.

 

5. Les Cayuga portaient le qualificatif de «Grande Pipe» (Sonus’-ho-gwar-to-war). Ils disposaient de dix sachems.

 

6. Enfin, la sixième tribus des Tuscarora, qui s’était jointe tardivement à la Confédération, n’avait pas de qualificatif propre. Elle semblait disposer néanmoins de sachems.

 

(de chaque côté du feu du conseil, on trouvait d’un côté les sachems des tribus des Mohawk, des Onondaga et des Seneca, tribus sœurs entre elles et mères des trois autres tribus, et de l’autre côté, les sachems des tribus des Oneida, des Cayuga et des Tuscarora, qui étaient également sœurs entre elles et filles des trois tribus précitées.)

 

A noter qu’à la mort d’un sachem, la gente de la tribu à laquelle il appartenait procédait à l’élection de son successeur, qui perdait son nom pour prendre le nom de sa fonction.

 

«Les noms donnés aux premiers sachems ont toujours été portés par leurs successeurs. Par exemple, à la mort de «Gä-ne-o-di’-yo», l’un des huit sachems Seneca, son successeur a été élu par la tribu de la Tortue de Mer, dans laquelle cette fonction était héréditaire. Quand il fut élevé, il reçut le nom de «Gä-ne-o-di’-yo» et abandonna le sien.»

 

Lewis H. Morgan, Ancient Society, page 152

 

Le conseil général de la Confédération ne comprenait néanmoins que 48 membres (et non 50 membres), deux des noms des sachems des Mohawks n’ayant jamais été reportés. Il s’agissait de «Hä-yo-went’-hä» (l’homme qui peigne, aussi nommé Hiawatha dans le poème de Longfellow) et de «Da-gä-no-we’-dä» (mais la légende indique que celui-ci était un sage Onondaga). Ces deux personnages sont à l’origine de la naissance de la Confédération selon Morgan, et sont soit des personnages mythiques ou légendaires, soit des personnages historiques.

 

Enfin on peut noter leur manière très originale de prendre des décisions collectives et dégager une unanimité au sein du conseil représentant leurs cinq (ou six) tribus qui constituaient leur Confédération.

 

Les Ho-de’-no-sau-nee «ignoraient totalement le principe de la majorité ou de la minorité dans les décisions du Conseil» de la Confédération. «L’accord unanime des sachets étaient exigé pour toutes les questions d’ordre public et constituait une condition essentielle pour la validité de tout acte officiel. (…) Au conseil, on votait par tribu et les sachems de chacune d’elles devaient tous avoir le même avis pour qu’une décision fût prise.»

 

Pour y parvenir, les sachems de chaque tribu étaient divisés en classes distinctes. Et «aucun sachem n’était autorisé à exprimer, par un vote, une opinion devant le conseil, sans s’être mis d’accord au préalable avec le ou les sachems de sa classe, sur l’avis à exprimer et sans avoir été désigné comme porte-parole. (…) De cette manière, les sachems d’une même classe devaient d’abord être d’accord entre eux. Les sachems designés comme porte-parole de ces classes se consultaient ensuite entre eux. S’ils étaient d’accord, ils désignaient l’un d’entre eux pour exprimer leur opinion commune, qui était alors considérée comme la réponse de la tribu. Lorsque, grâce à cette ingénieuse méthode, les sachems des diverses tribus étaient séparément parvenus à l’unanimité, on comparait leurs opinions. Si elles s’accordaient, la proposition était adoptée. Si elles divergeaient, la proposition était rejetée et la session du conseil prenait fin.»

 

Lewis H. Morgan, Ancient Society, pages 161-162

 

Morgan liste également les noms des gentes des Ho-de’-no-sau-nee :

 

1. Loup (Tor-yoh’-no)

2. Ours (Ne-e-ar-guy’-eee)

3. Tortue de mer ((Ga-ne-e-ar-teh-go’-wa)

4. Cerf (Na-o’-geh)

5. Bécassine (Doo-eese-doo-we’)

6. Faucon (Os-sweh-ga-da-ga’-ah)

7. Castor (Non-gar-ne’e-ar-goh)

8. Héron (Jo-as’-seh)

 

Les trois premières gentes sont communes aux cinq tribus. Ce sont aussi les seules gentes des tribus des Mohawk et des Oneida. Les trois gentes suivantes (cerf, bécassine et faucon) sont aussi communes aux tribus des Seneca, des Cayuga et des Onondaga. Le héron est aussi une gente de la tribu des Cayuga (qui dispose ainsi de sept gentes).

 

La description faite par Morgan permet d’observer qu’un certain nombre des noms de ces gentes se retrouvent dans la majeure partie des tribus indiennes de toute l’Amérique du Nord (pour ne pas dire la plupart). Mais seule la signification des noms pour les gentes restent les mêmes ou bien évoluent très peu. Les noms dans les langues de chacun de ces peuples ne sont par contre plus les mêmes.


… Comme si les langues variaient plus rapidement que la signification sociale, que l’institution elle-même. Comme si l’institution de ces divers gentes présentait moins de variations dues au temps qui passe, au temps qui s’écoule, que les langues de ces mêmes peuples.

 
Ainsi, on trouvera des listes des noms de gentes dans le livre «Ancient Society» de Lewis H. Morgan à partir de la page 178 jusqu’à la page 202 (cf. tableau ci-dessous).

 

Pour démontrer que les langues varient plus rapidement que la dénomination sociale des institutions comme l’organisation gentilice, on peut prendre un exemple parmi ceux cités par Morgan, notamment entre les indiens Iowa et les tribus Otoe et Missouri (qui appartiennent toutes deux au peuple des indiens Missouri. Ceux-ci ont gardé les mêmes significations pour les noms de leurs huit gentes (loup, ours, bisonne, élan, aigle, pigeon, serpent et hibou) mais les noms de plusieurs de ces gentes ont divergé : loup (Me-je’-ra-ja), bisonne (Ah’-ro-wha) et hibou (Ma’-kotch) n’ont pas bougé - mais ce n’est pas le cas de ‘ours’ (Moon’-cha au lieu de Too-num’pe), de ‘élan’ (Hoo’ma au lieu de Ho‘-dash), de ‘aigle’ (Kha’-a au lieu de Cheh’-he-ta), de ‘pigeon’ (Lute’ja au lieu de Lu’-chih) ou enfin de serpent (Wa’-ka au lieu de Wa-keeh).

 
Concernant cette idée que l’on retrouve parmi toutes les tribus indiennes d’Amérique du Nord un certain nombre de gentes désignant les mêmes noms d’animaux, malgré les milliers de kilomètres les séparant et les nombreux siècles qui s’étaient écoulés depuis leur probable origine commune. Et pourtant, on retrouve presque partout les mêmes noms de gentes. On retrouve ainsi la gente du ‘Loup’ chez : 

 

Les Ho-de’-no-sau-nee : Tor-yoh’-no

Les Iowa : Me-je’-ra-ja

Les Kaw : Sho’ma-koo-sa (Loup de prairie)

Les Winnebago : Shonk-chun-ga-da

Les Mandan du Haut Missouri : Ho-ra-ta-mu-make

Les Creek ou Muscokee : Ya-ha

Les Chikasa : Na-sho-la

Les Cherokee : Ah-ne-whi-ya

Les Ojibwa : My-een-gun

Les Potawattamie : Mo-ah

Les Miami : Mo-wha-wa

Les Shawnee : M’wa-wa

Les Sauk et les Fox : Mo-wha-vis-so-uk

Les Delaware : Took-seat

Les Mohicans : Took-se-tuk’

Les Abenaki : Mals-sum

Les Tlinket de l’Alaska : Kanu’kh

Les Shoshonee ou Comanches du Texas

 

On peut faire la même énumération pour d’autres noms de gentes que l’on retrouve aussi dans de nombreuses tribus, comme l’Ours, la Tortue de mer, l’Elan, l’Aigle ou le Cerf, le Bison, le Dindon ou le Serpent. On pourrait tirer du livre de Morgan des nombres d’occurrence de chaque nom de gente, et on découvrirait que les trois principales gentes communes aux tribus Ho-de’-no-sau-nee (les Iroquois), à savoir, l’Ours, le Loup et la Tortue de Mer, sont les plus communément observées dans la majorité des tribus indiennes d’Amérique du Nord. 

Je ne cherche bien sûr pas à théoriser une quelconque théorie sur la diffusion des langues ou des organisations sociales comme l’organisation gentilice. Je cherche plus à rappeler l’intérêt actuel d’une relecture de ce livre de Lewis H. Morgan, grand connaisseur des tribus indiennes d’Amérique du Nord. Que certaines de ces théories évolutionnistes n’aient plus de sens aujourd’hui n’est pas très important. Que certaines de ces observations ait été partiale, ignorant l’importance des femmes dans les sociétés indiennes d’Amérique du Nord n’est pas plus important. La majeure partie des anthropologues ont été concernés par cette déformation occidentale ; ils ne pouvaient admettre que des peuples primitifs à leurs yeux accordaient plus d’importance aux femmes que leurs sociétés modernes victoriennes ne leur en concédaient. Chez les sauvages, la force et la brutalité de l’homme devait lui donner encore plus l’avantage que dans la société occidentale.

 

Cette lecture de Morgan permet ainsi de rappeler cette règle d’or de l’anthropologue : observer en étant le plus neutre possible, en interprétant le moins possible, en intervenant le moins possible. Mais tout anthropologue ne peut entendre que ce que les témoins privilégiés qui les renseignent pensent que l’observateur veut entendre, seulement ce que le témoin a le droit de dire, seulement ce que le témoin comprend de la société dans laquelle il vit, ou ce qu’il veut que l’observateur voit de lui. L’anthropologue peut devenir malgré lui un outil de propagande politique dans le conflit opposant les hommes et les femmes, opposant la sagesse des uns (des femmes ou des anciens) contre la force et la puissance des autres …

 

En gros, en important sa grille de lecture des faits qui lui sont rapportés, par ses questions, l’anthropologue peut influer sur la société qu’il étudie, comme on peut penser que les savants du temps de Lewis H. Morgan ont pu influer sur la société amérindienne et sur les administrateurs coloniaux de leur époque, ainsi que sur les décisions masculinistes que ces derniers ont pu prendre.

 
 
Saucratès



18/02/2023
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