Critiques de notre temps

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Questions sociales

 

Réflexion trois (13 juillet 2012)
Harcèlement moral, suicides et France Telecom (suite)


La lecture d'un entretien paru sur le site www.terraeco.net m'a amené à quelques nouvelles réflexions sur les suicides de France Telecom et sur la mise en examen de son ancien PDG Didier Lombard.

http://www.terraeco.net/Malgre-les-morts-France-Telecom-n,44797.html

 

Il est assez invraisemblable de découvrir que malgré les années écoulées depuis cette horrible affaire et malgré les centaines de salariés de France Telecom qui se sont suicidés par la faute de la politique managériale qu'il a mise en oeuvre, cet homme soit resté braqué sur son analyse de la situation, sur sa croyance que France Telecom était en guerre économique et que ses mesures managériales toxiques étaient la seule réponse possible à une soi-disant agression subie par l'entreprise qu'il dirigeait («on est en guerre économique, on n’a pas le choix»).

 

La psychologue  du travail interrogée par www.terraeco.net (Marie Pezé, docteur en psychologie et expert auprès de la Cour d’appel de Versailles, qui a créé en 1997 la première consultation «Souffrance et travail» à Nanterre) rappelle ainsi un certain nombre de choses qui se sont passées à France Telecom, mais également sur ce qui continue de s'y passer tout comme dans de nombreux autres lieux de travail :

 

1) «Il s'agit d'un mode de management à la française, qui implique qu’un salarié, même en CDI, même fonctionnaire, doit être secoué et mis dans une organisation du travail déstabilisante. Mais pourquoi ? Le salarié français est déjà le troisième au monde en termes de productivité ! Il est aussi le premier consommateur de psychotropes».

 

2) Le plan NExT de Didier Lombard chez France Telecom, c'était le fait de «pousser 22 000 personnes du groupe à partir sans avoir à les licencier». Ce plan «a contraint des salariés de droit public à déménager à l’autre bout de la France alors que leur conjoint(e) ne pouvait pas les suivre. On leur a aussi imposé de changer de métier, comme ce docteur en mathématiques qu’on a muté sur un plateau téléphonique. On a doublement nié leur identité de salariés, avec une brutalité incroyable, et on a failli à l’obligation légale de protéger la sécurité des salariés».

 

3) «Le guide de management distribué aux managers consistait en une série de ficelles pour rendre les salariés dociles». Y «sont décrites les étapes du deuil par lesquelles va passer un salarié confronté à une mobilité forcée ou à un changement de métier. Ces phases sont la stupeur à l’annonce, le refus de comprendre, la résistance, la décompression, la résignation puis l’intégration du salarié. La décompression, c’est le désespoir et la dépression. Donc la direction a bien informé ses managers du risque, pour les salariés, de traverser une phase de désespoir».

 

4) Les suicides à France Telecom n'ont pas cessé avec le remplacement de Didier Lombard par Stéphane Richard au poste de PDG. «Il y a eu autant de suicides l’an dernier qu’en 2010. On en est donc à 70. Et il y a 2 000 agents de France Télécom qui sont actuellement en congé de longue durée. (...) Comment peut-on imaginer qu’en changeant une personne, on va changer une culture managériale et une politique ? Certes, il y a eu une pause dans les mobilités forcées, mais elles sont en train de reprendre».

 

5) «On est toujours sur les mêmes explications simplistes : si un salarié ne tient pas le coup, voire se suicide, c’est qu’il était fragile. On conserve les mêmes stéréotypes, et les mêmes modes de management. Pire, avec la crise, la situation continue à se dégrader. Le chômage endémique fait que les salariés ont peur de perdre leur place, ils ne savent pas vers quoi ils vont. Ils sont perdus. Cela les pousse à la servitude collective, à l’omerta, au consentement à des pratiques ignobles».

 

6) Sur le rôle des managers dans la maltraitance managériale. «Les dirigeants sortent de grandes écoles de commerce en ayant appris qu’ils sont les maîtres du monde. On leur dit désormais qu’il faut punir les salariés au lieu de les récompenser pour le travail bien fait. Mais quand vient le moment pour la direction de faire des coupes claires, on applique au manager les techniques qu’on lui a demandé d’employer à d’autres salariés. Le voile se déchire. Il se rend compte que son investissement corps et âme dans l’entreprise n’a servi à rien. Et il craque. C’est à son tour de subir la maltraitance managériale. D’ailleurs, si on a tant parlé de France Télécom (...) c’est justement parce qu’il s’agissait de cadres».

 

7) Enfin, un peu d'espoir. «Certaines entreprises bougent en termes de formation. La mairie de Montreuil a récemment formé 400 cadres de sa municipalité aux risques psychosociaux. Désormais, quand quelqu’un ne va pas bien dans un service, tout le service est invité à s’exprimer. Il faut laisser les salariés fédérer une force collective pour aller mieux. Or le but de la mobilité forcée, c’est justement de séparer sans arrêt les salariés, afin qu’ils se retrouvent isolés. (...) L’important est de ne pas rester seul, et de connaître ses droits. Quand on est averti, on déconstruit sa peur du manager».

 

 

Réflexion deux (8 juillet 2012)
Harcèlement moral, suicides et France Telecom

 

Quoique puisse dire l'ex-PDG de France Telecom, Didier Lombard, en se déclarant non responsable de la vague de suicides qui a touché l'entreprise semi-publique France Telecom dans les années 2000, en accusant la déréglementation du marché de la téléphonie et l'endettement laissé par son prédécesseur (il est beaucoup plus précis sur ce point que sur le nom des victimes de sa politique managériale), on ne peut nier ni oublier l'absence de toute attention de la direction générale de France Telecom, et de toute la hiérarchie, au coût humain des sacrifices imposés à son personnel.

http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/07/04/france-telecom-n-a-pas-agi-contre-ses-salaries_1728998_3232.html

 

Et sous couvert d'adaptation à une déréglementation du marché, la même politique anti-humaine et managériale toxique peut de nouveau à tout moment être conduite par une nouvelle entreprise publique à laquelle ses dirigeants imposeraient de s'adapter à une modification du marché (par exemple La Poste et la Banque Postale).

 

Néanmoins, on ne peut s'empêcher de se demander si les méthodes de management de France Télécom ne correspondent-elles pas plus largement à une modification plus importante des techniques gestionnaires de l'Etat ? La déréglementation de la majeure partie des marchés de téléphonie, de la poste, de l'énergie, de l'eau, voire bientôt de l'éducation, sont des décisions politiques nationales prises pour se mettre en conformité avec des règles imposées par l'Europe et par la Commission, soi-disant pour améliorer la concurrence intra-communautaire.

 

C'est également ce que peut laisser supposer l'observation des méthodes de quantification utilisées par les responsables politiques français au cours des dernières décennies et la modification du discours et des valeurs morales utilisés au sujet du service public. Que sont ces méthodes de quantification mises en œuvre par les pouvoirs publics français ? J'utiliserais pour cela les analyses d'Albert Ogien et Sandra Laugier de leur ouvrage : «Pourquoi désobéir en démocratie». Si je ne suis pas en accord avec la thèse principale de cet ouvrage, je rejoins par contre totalement nombre des analyses des auteurs, notamment sur l'Etat. 

«Car l'histoire contemporaine de l'Etat n'est pas simplement celle de la lente réduction de ses prérogatives et de ses interventions en matière industrielle, financière et sociale. Elle est également celle de sa modernisation, c'est-à-dire celle des transformations qui touchent les manières de gouverner, de prendre des décisions, d'organiser le travail des bureaucraties d'Etat et de penser les pratiques de la démocratie. Pour certains, ces transformations ne sont que le reflet et la conséquence d'un inexorable mouvement de marchandisation de pans entiers des services publics. Cette façon de voir les choses n'est que très partiellement juste : si on observe que des entreprises privées cherchent effectivement à capter les secteurs les plus rentables de l'enseignement, de la santé, de la sécurité ou de la défense, on constate également qu'elles ne se précipitent pas pour prendre en charge l'intégralité des missions que remplissent l'ensemble des services publics institués dans les démocraties de droit social. Bref, la libéralisation et les privatisations qui l'accompagnent ne permettent d'expliquer qu'une dimension du changement qui affecte aujourd'hui l'ordre du politique.

 

Et, de fait, un autre phénomène intervient dans ce changement, qu'on peut tenir pour bien plus déterminant et dont les conséquences se font sentir indépendamment de la question que pose la forme de propriété : la quantification de l'action publique.»

Albert Ogien et Sandra Laugier, «Pourquoi désobéir en démocratie», page 68 

En fait, il s'agit d'appliquer à l'action publique les principes des entreprises privées : efficacité, sélectivité, rentabilité, mise en concurrence ... et transformation de l'usager du service public en une clientèle qu'il faut satisfaire mais qui doit également être servie à hauteur de la rentabilité de l'investissement qu'elle représente.

«La première de ces conséquences (de la quantification dans l'enseignement) tient à l'obli-gation d'organiser la mesure de la qualité de l'enseignement, donc à produire une description statistique de ce dont elle est précisément constituée. Cette obligation a rendu nécessaires la définition de critères d'évaluation aussi détaillés que possible, et la reconnaissance de leur caractère objectif (...).

 

La seconde conséquence de l'intégration des quantifications (administrative et académique) est d'exclure de l'ordre du calculable - c'est à dire du représentable et du formulable - les missions ou les résultats que les techniciens de la mesure sont incapables de chiffrer (comme, par exemple, les bénéfices de l'éducation pour les citoyens, la valeur attachée à la culture générale ou à l'originalité, le travail accompli pour le plaisir ou de façon gratuite, ou le temps passé à explorer des pistes qui se révèlent fausses).

 

Une autre conséquence de cette intégration des quantifications est, ici comme ailleurs, l'introduction d'une confusion lexicale : celle qui naît du heurt entre deux versions de l'autonomie. (...) La notion d'autonomie a subi une métamorphose : alors qu'elle renvoyait traditionnellement à des questions de démocratie (relatives à l'exercice des pouvoirs dans les institutions d'un Etat juste), son usage moderne s'apparente à ce que le terme signifie dans la langue économique (...).

 

Cette conception de l'autonomie s'oppose à celle, traditionnelle, dans laquelle la notion renvoie à la pleine souveraineté concédée au corps enseignant en matière de création et de diffusion du savoir, de sanction de l'acquisition des connaissances et de délivrance des diplômes. Dans l'ordre républicain, le rôle de l'Etat est de garantir, d'organiser et de protéger les conditions de cette autonomie, c'est-à-dire de consacrer la liberté et la responsabilité des enseignants ; dans l'ordre gestionnaire, il consiste à imposer l'autonomie à l'établissement qui les emploie, en le dotant d'une liberté et d'une responsabilité financière et organisationnelle lui permettant d'entrer dans le jeu mondial de la compétition.

 

L'analyse de la LRU montre donc que le mouvement de réforme, loin de se réduire à une substitution des règles du marché à celles du politique, émerge à la confluence de trois forces de transformation : une pression idéologique visant à dévaloriser l'Etat et favoriser l'initiative privée ; une volonté d'ajustement aux mutations sociales et économiques auxquelles le système de formation doit s'adapter ; la mise en application des innovations techniques qui modifient les usages de l'appareil statistique et le recours aux méthodes de management moderne que ce nouveau type de quantification permet. Le cadre législatif aujourd'hui en place porte la marque de chacune de ces forces, même si l'objectif affiché de la LRU est de faire entrer les établissements d'enseignement supérieur dans l'univers de la concurrence, en tablant sur ses effets potentiels en terme de privatisation partielle ou totale.»

Pages 137-140 

Voilà appliqué au cas des universités et de l'enseignement supérieur les réformes mises en oeuvre par l'Etat, par le biais de la LRU (loi sur l'autonomie des universités du 10 août 2007), pour réformer son fonctionnement afin de le rendre efficace, rentable, à l'image du secteur privé.

http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/03/09/a-l-universite-il-faut-abroger-la-lru_1655242_3232.html

http://www.liberation.fr/societe/01012373178-lru-les-finances-des-facs-a-la-rue

 

Ainsi, d'une certaine façon, les méthodes managériales, ou plutôt la remise en cause extrêmement violente des principes de fonctionnement qu'a subi l'entreprise France Telecom n'est pas véritablement indépendante d'une réforme beaucoup plus large des modes de fonctionnement que l'Etat et ses décideurs politiques ont décidé de mettre en oeuvre dans les années 2000 dans toute la fonction publique et dans tous les services publics. Mais ce qui s'est produit à France Telecom a été beaucoup plus grave que ce qui a été conduit dans le reste des services publics, et la responsabilité de Didier Lombard dans cet acharnement managérial mené contre tous ceux qui étaient fonctionnaires, qui ne changeaient pas assez vite, qui n'acceptaient le changement lui est totalement imputable. Et il est invraisemblable, je l'ai déjà dit, qu'il tente d'échapper à sa responsabilité en se réfugiant derrière un discours d'irresponsabilité et en tentant de rendre responsable les autres, le hasard ou la fatalité !

 

 

Réflexion une (5 juillet 2012)
La mise en examen de l'ex-PDG de France Telecom pour harcèlement moral


On a énormément parlé dans la presse et dans quelques émissions télévisuelles des suicides de salariés de France Telecom et des méthodes managériales extrêmement violentes qui étaient utilisées dans cette entreprise semi-publiques. Des salariés de cette entreprise ayant connu ctte période nous rappelaient ainsi il y a quelques mois qu'à l'époque, leur PDG expliquait qu'il avait dans son entreprise 20.000 fonctionnaires de trop qu'il lui fallait faire partir ! Il doit certainement y avoir des traces de telles déclarations de M. Lombard dans les archives de presse ou dans les réunions sociales internes au groupe France Telecom. Gageons dès lors qu'il lui sera difficile de continuer d'assurer «qu’à aucun moment les plans conçus et mis en œuvre par France Télécom n’ont été dirigés contre les salariés», comme il l'a indiqué aujourd'hui dans une tribune publiée dans Le Monde.

http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/07/04/france-telecom-n-a-pas-agi-contre-ses-salaries_1728998_3232.html

http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/07/04/suicides-a-france-telecom-didier-lombard-mis-en-examen-pour-harcelement-moral_1729208_3234.html

http://lauer.blog.lemonde.fr/2012/07/05/france-telecom-le-debat-sur-les-suicides-change-de-dimension/

http://www.la-croix.com/Actualite/S-informer/France/France-Telecom-une-mise-en-examen-qui-peut-bouleverser-le-droit-du-travail-_NG_-2012-07-05-827697

 

Aussi la mise en examen de Didier Lombard, PDG de France Telecom à l'époque des faits, représente-t-elle une énorme victoire pour tous ceux qui se sont battus contre cette politique managériale, en mémoire de tous ceux qui sont morts dans cette histoire.

 

Et elle représentera surtout un avertissement très clair, extrêmement précis et distinct pour toutes les entreprises qui veulent copier le cas d'école de France Telecom et ses méthodes managériales limites pour se débarasser de ses fonctionnaires. Des salariés de La Poste avec lesquels je discutais récemment me mentionnaient ainsi que La Poste suivait désormais des méthodes comparables, ce que quelques suicides de fonctionnaires de La Poste venaient de corroborer !

 

Il me semble particulièrement insupportable de découvrir que cet homme, Didier Lombard, malgré tout le mal qu'il a pu faire, ne reconnaisse toujours pas sa responsabilité dans cette catastrophe humaine qu'a été la mutation à marche forcée de France Telecom vers le statut d'entreprise soumise à la concurrence, au mépris de la santé et de la vie de nombre de ses salariés historiques. Il est atroce de le voir refuser encore d'endosser sa part de responsabilité et de s'exonérer de toute faute, alors qu'il est à l'origine de la mise en place d'une politique managériale toxique et meurtrière, qui a broyé sans état d'âme des milliers de ses salariés, les poussant pour certains vers la démission, pour les plus chanceux, et vers le suicide et la mort pour les moins chanceux ou les plus fragiles. «Je conteste que les plans indispensables à la survie de l’entreprise aient pu être la cause des drames humains cités à l’appui de la plainte» ! Que cet homme royalement payé pour des tâches meurtrières est courageux dans la reconnaissance de ses actes !

 

 

Saucratès



05/07/2012
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