Sur la morale (2)
Réflexion vingt (28 février 2008)
Morale, Education et Civisme
Il y a actuellement un gros débat sur la place de la morale à l'école. Peut-on enseigner l'instruction civique et morale de nos jours à l'école ? Les avis divergent, entre ceux qui estiment qu'il s'agit du retour d'un archaïsme dépassé, le civisme ayant cessé d'être enseigné à l'école depuis 1955 (ce qui explique peut-être pour partie le délitement actuellement de notre société) ... et ceux qui croient en ce retour des valeurs morales et républicaines à l'école ... groupe de personnes dont je fais partie.
Evidemment, ce point fait débat. Pour ceux qui font partie de familles qui ne croient pas en la République française, soit parce qu'ils sont très pauvres et estiment que la République française ne fait rien pour eux, soit parce qu'ils sont fraichement immigrés, pour des raisons économiques et non affinitaires, soit parce qu'ils préfèrent vivre en marge de la société officielle française, de revenus illicites, soit parce qu'ils préfèrent vivre dans la délinquance ... ceux-là, ces familles et leurs enfants, seront opposés à l'enseignement de cette matière. En effet, la morale ... et le civisme derrière lequel elle se cache ... est souvent assimilée, par ceux qui sont du 'mauvais' côté de la société, comme une forme de contrôle social pour 'dresser' les jeunes enfants. Ceux qui n'ont rien à perdre, soit parce qu'ils vivent en marge, soit parce qu'ils ne possèdent rien, ceux-là peuvent n'avoir que faire d'une éducation qu'ils pensent inutiles à leurs enfants, que faire des chaînes que tisse la société pour contrôler leurs enfants.
A l'inverse toutefois, on peut aussi se demander, au-delà de quelques-uns de ces cas, quels parents soucieux de l'éducation de leurs enfants seront opposés à l'enseignement de cette matière ? Il doit être noté également qu'un certain nombre d'instituteurs (ou de professeurs des écoles selon la terminologie nouvelle) s'opposent à cet enseignement, sous prétexte qu'ils enseignaient déjà des règles de vivre ensemble dans leur classe. Mais y a-t-il un rapport, entre ces règles discutées en classe et la morale et le civisme, dont la composante "vie en classe" est une infime partie ? Enseigner le bien et le mal au sens de la société pose-t-il un problème, même si, évidemment, il y a aussi un risque de ne pas pouvoir dissocier dans cette morale l'influence de la religion chrétienne catholique.
Où se situe la limite entre la morale laïque et la morale religieuse ? Mais en même temps, ne faut-il pas rappeler que les étrangers qui ont choisi la France comme terre d'immigration ont choisi un pays de religion chrétienne, et que ceux qui se réclament d'une autre religion, tel l'islam par exemple, conservent le choix de partir s'ils ne veulent pas qu'une morale d'origine chrétienne soit ensigner à leurs enfants. Se pose en effet malgré tout le problème des racines religieuses de la France. Bien que le christianisme y ait été implanté militairement il y a deux mille ans - en même temps que cette religion se diffusait au sein des légions romaines et dans l'empire romain - on ne peut cependant nier les racines religieuses chrétiennes de la France, ni le fait que l'islam n'y représente rien historiquement, même s'il constitue la religion de millions d'immignants et d'anciens immigrants. De plus, le fait de remonter aux racines passées druidesques (ou gauloises) de la France ne me semblera pas être de nature à remedier aux problèmes actuellement observés sur ce problème des origines et des racines religieuses de la France, et de l'enseignement de la morale à l'école (opposition à la vieille maxime ... Nos ancêtres les gaulois ...).
Mais ce débat sur la place de l'éducation doit accepter d'autres types d'argumentations. Un certain nombre de réflexions assimilent les crêches et les écoles à des appareils de contrôle des enfants. Pour certaines personnes, la société occidentale (mais aussi japonaise) attend des enfants, même à leur plus jeune âge, un respect absolu des règles et de la discipline, dans l'optique d'en faire ultérieurement des citoyens adultes, responsables et obéissants. Mais si on assimile donc l'école à un instrument de contrôle et de formatage des enfants, il devient alors difficile de lui reconnaître une véritable capacité éducative (car éducation et coercition n'ont rien de comparable, l'une créant des enfants puis des citoyens éduqués, libres, ouverts ... tandis que l'autre crée la peur, l'obéissance aveugle et le fanatisme ...).
Réflexion dix-neuf (21 février 2008)
Morale, Normes, Valeurs, Préceptes, Religions et Contraintes
Quelle différence entre préceptes et valeurs ? J'oserai une première analyse, en disant qu'il n'y en a pas, puisque les deux guident des choix. Mais, d'une autre façon, on peut tenter une distinction ... des préceptes guident des actions imposées ou édictées, tandis que des valeurs guident des actions choisies. Les valeurs correspondraient donc à des normes librement choisies, et les préceptes à des normes imposées à l'individu depuis l'extérieur (par la société par exemple).
Le problème né du fait que la frontière est ténue entre normes imposées et librement choisies. Des normes imposées par l'environnement à des individus, par la société, par les proches, peuvent devenir avec le temps des normes librement acceptées par ces mêmes personnes. C'est évidemment le cas dans le cadre de l'éducation des jeunes enfants ; l'éducation consistant à faire assimiler à des enfants des règles que leur apprennent leurs parents ou le milieu éducatif, jusqu'à ce qu'il paraisse naturel à ces enfants d'appliquer ces règles, sans y réfléchir.
Mais la morale est-elle une norme librement choisie ou une norme imposée ? La morale est-elle un ensemble de valeurs ? Evidemment, ce n'est pas le cas. Une norme morale est beaucoup plus contraignante qu'une simple valeur, c'est-à-dire une norme librement acceptée. Et pourtant, si la morale était simplement une norme imposée à chaque individu et non une norme acceptée ... dans le tréfonds de son être intérieur, dans son for intérieur, nul individu n'appliquerait volontairement de normes morales. Les normes morales ne seraient alors appliquées qu'en public, et en aucun cas en privé. Or, tel n'est pas le cas.
La plupart des gens applique dans leur vie de tous les jours des règles morales, en public comme en privé, voire dans la solitude. Les normes morales sont donc intériorisées par la plupart d'entre nous, de telle sorte qu'elles sont acceptées et appliquées sans discussion par chacun d'entre nous, mis à part un certain nombre de délinquants, qui ne reconnaissent ni règles morales ni règles sociales. Cette acceptation tacite est la faute de l'éducation que nous ont imposé nos parents, la société, l'école, et l'église ... enseignement ou éducation qui repose sur la répétition et l'apprentissage de règles et de valeurs, pour que l'enfant considère comme siennes un certain nombre de règles qui représentent pour ses parents et ses enseignants la bonne éducation, les bonnes manières, un bon comportement. De sorte que les règles morales sont intériorisés par la plupart d'entre nous et sont appliquées naturellement, sans qu'il soit besoin de nous contraindre pour cela.
L'une des seules limites d'une telle méthode d'assimilation, c'est lorsque l'usage habituel affronte des ordres de justification différents. Par exemple, dans le cas où un individu rencontre un autre groupe social ou humain qui applique des normes morales différentes, ou qui a déjà renoncé à certaines normes morales (par exemple des groupes où la drogue circule librement). Le risque, c'est que par souci d'intégration dans un tel groupe, un individu peut être tenté d'abandonner ses propres normes morales (pour finir par tuer une autre personne afin d'être intégré dans un groupe que l'on souhaite intégrer quel qu'en soit le prix à payer). Un autre ordre de justification peut être le plaisir. Il peut alors y avoir conflit entre une norme morale contraignante, et le bonheur procuré par le plaisir d'une action immorale, puis la culpabilité pour avoir agit contrairement à la morale. On peut aussi bien traité de sexe, de drogue ou de meurtre ... Le plaisir pouvant être assimilé à une déviance par rapport à une norme.
Dans un tel cas, il y aura alors rejet des normes morales communément acceptées, et conflit avec des normes autres. Ce sera alors la société qui tentera de contraindre l'individu en rupture. Mais parle-t-on alors ici d'un individu amoral, immoral, ou associal ? Lorsqu'un individu agit simplement à l'encontre des règles morales sans dévier des règles sociales, peut-on imaginer qu'il puisse être rappelé à l'ordre par la société, à moins simplement qu'il en subisse les conséquences dans ses relations avec ses proches et ses connaissances.
Nota : Lire au sujet de la place de la morale à l'école les articles suivants du Monde du 21 février 2008 ...
1.http://www.lemonde.fr/web/articleinteractif/0,41-0@2-3224,49-1014311@45-4960@51-1013456,0.html
2.http://www.lemonde.fr/web/articleinteractif/0,41-0@2-3224,49-1014311@45-4957@51-1013456,0.html
3.http://www.lemonde.fr/web/articleinteractif/0,41-0@2-3224,49-1014311@45-4958@51-1013456,0.html
4.http://www.lemonde.fr/web/articleinteractif/0,41-0@2-3224,49-1014311@45-4959@51-1013456,0.html
5.http://www.lemonde.fr/web/articleinteractif/0,41-0@2-3224,49-1014311@45-4961@51-1013456,0.html
6.http://www.lemonde.fr/web/articleinteractif/0,41-0@2-3224,49-1014311@45-4962@51-1013456,0.html
7.http://www.lemonde.fr/web/articleinteractif/0,41-0@2-3224,49-1014311@45-4963@51-1013456,0.html
8.http://www.lemonde.fr/web/articleinteractif/0,41-0@2-3224,49-1014311@45-4964@51-1013456,0.html
9.http://www.lemonde.fr/web/articleinteractif/0,41-0@2-3224,49-1014311@45-4965@51-1013456,0.html
10.http://www.lemonde.fr/web/articleinteractif/0,41-0@2-3224,49-1014311@45-4966@51-1013456,0.html
Réflexion dix-huit (20 février 2008)
Peut-il exister une morale laïque ?
A l'origine, la morale fut fondée/construite par des philosophes grecs qui se placaient en marge de toute religion. Socrate, Platon, Aristote fondèrent une morale qui s'inscrivait dans la cité grecque, dans la polis, dans le démos. Cette morale sera ensuite remplacée en Occident à l'époque médiévale par la morale chrétienne, issue des écrits de Saint Thomas d'Aquin. Les écrits des philosophes grecs antiques ne seront redécouverts que bien plus tard, laissant la philosophie occidentale être fortement influencée par la morale chrétienne.
Aujourd'hui, n'est-il pas possible de dire que les morales individuelles de nombre d'entre nous, la façon dont nous vivons nos vies, en fonction de nos principes moraux, sont essentiellement construits en référence aux préceptes moraux chrétiens, et non pas de préceptes laïcs hérités des philosophes des Lumières ou des penseurs grecs antiques ? D'une certaine façon, par la faute du catéchisme catholique !
André Comte-Sponville pose que la génération qui eut vingt ans dans les années 1985-1995 peut être appelée la génération morale, par opposition à la génération précédente, celle qui eut vingt ans dans les années 1968-1975, qui rejetait la morale et ne croyait qu'en la politique.
Je me retrouve en effet dans cette analyse. Je crois essentiellement en la morale, que ce soit pour guider mes choix ou guider ma vie, et je ne crois pas en la politique, que j'estime pervertie, inaccessible et truquée. Mais cela ne veut pas dire que tout ce que je fais soit moral ... Cela veut simplement dire que je juge mes actes et ceux des autres en fonction de cette morale, et donc que je reconnais agir parfois de manière immorale, à mes propres yeux.
Etre immoral lorsque l'on souhaite agir de manière morale a-t-il un sens ?
Réflexion dix-sept (18 février 2008)
D'où vient la morale ?
Malgré tout ce qui a pu être écrit à ce sujet par des milliers de philosophes depuis trois millénaires, il peut paraître amusant qu'il soit toujours possible de s'intéresser à la morale, à ce qu'elle est, à ce qu'elle peut signifier et d'où elle vient.
Aucune réponse sur la morale ne semble aujourd'hui certaine, définitive.
- La première de ces questions concerne l'existence du bien et du mal, du permis et de l'interdit ?
- Une seconde question concerne le problème de l'existence d'une morale universelle ... ou à l'inverse de la pluralité des morales ... ce que l'ami Connaissance nomme ... des morales de troupeaux.
- Par complément, certains philosophes se sont interrogés sur la forme éventuelle que pourrait prendre une telle morale universelle ... Serait-elle minimale ou maximale au sens que lui donne Michael Walzer ...
- Et quelle est sa position historique et comment peut-on l'appréhender ? Correspondrait-elle au plus petit dénominateur commun entre toutes les morales ... Ou bien a-t-il existé une morale primordiale de l'espèce humaine, dont seraient issues toutes les morales actuelles ?
- Une cinquième question concerne l'origine de la morale (ou des morales) ... La morale repose-t-elle sur les sentiments, sur la raison (encore appelée par Kant la rationalité), ou sur un sens inné, une capacité génétique ...
- Une sixième question complète cette interrogation en s'intéressant aux rapports entre la morale et la société. La morale est-elle issue d'une éducation par la société ? Ou trouve-t-elle sa source ailleurs ?
En soi, d'immenses questions restent toujours à l'état de réflexions, d'interrogations, même si, philosophes après philosophes, chacun d'entre eux a cru et a estimé, depuis trois millénaires, que tout avait été dit et expliqué sur la morale, et qu'il avait fait le tour définitif de la question, sans qu'il ne reste plus rien à expliquer. Un peu à la manière de Fukuyama qui écrivit sur la fin de l'histoire.
Réflexion seize (7 janvier 2007)
Cynisme et morale
Je vais répondre depuis mon blog à Connaissance, qui nous apporte régulièrement ses lumières sur le sujet de la Morale. Mais à lire ses différents posts, et notamment celui du 7 janvier 2006 sur le cynisme et la morale, je me demande s'il croit en l'existence de la morale. Selon lui, «la politique, par rapport à la morale, est cynique. Il faut l'admettre tout en réfléchissant sur les moyens de la civiliser de plus en plus». De même, le 18 décembre 2006, en paraphrasant Comte-Sponvile qui traitait de la justice, Connaissance écrivait : «la morale n'existe pas ; c'est pourquoi il faut la faire».
Est-il excessif de soupçonner Connaissance de ne pas croire en l'existence d'une morale ? Bien qu'il nous ait rappelé que selon lui n'existaient que des «morales de troupeau ou d'espèce». Que Connaissance ne pense pas que je le soupçonne d'être un «barbare». Je ne fais que m'interroger. La morale peut-elle s'appliquer à la politique nationale et internationale et devrait-elle être appliquée dans ce type d'actions politiques ? La morale existe-t-elle ?
Je pense que d'une certaine manière, tous les êtres humains jugent leurs propres actions en fonction de critères moraux, quels qu'ils soient, qu'il s'agisse de moi, de Georges W. Bush, de Saddam Hussein, voire Adolf Hitler. Leurs critères moraux sont peut-être pervertis, tout comme les miens (mais pervertis par rapport à quoi, là se trouve la question !), ils sont peut-être esclaves de leurs intérêts personnels, de leur soif de pouvoir, de leur soif de vengeance, mais ces critères demeurent, et leurs actions, d'une manière ou d'une autre, sont jugées par eux à l'aune de ces critères. Le garde américain de Saddam Hussein nous le prouve, en nous rappelons que ce dictateur déchu était avant tout un homme, qui s'interrogeait sur les raisons de l'attaque américaine.
Si tous les êtres humains sont capables de jugements moraux, même nos dirigeants, comment pourrait-on nier l'existence d'une morale (même de troupeau) ? Et les actions politiques peuvent donc être jugées à l'aune d'une morale. Tout acte peut donc être considéré comme moralement valable ou non.
Que Connaissance m'excuse si j'ai dénaturé involontairement sa pensée et ses arguments.
Réflexion quinze (18 décembre 2006)
Une morale de troupeau ?
J'ai lu avec intérêt le post du 13 décembre de 'Connaissance' sur ce qu'est la morale pour lui, et les apports de ces différents contradicteurs, 'Xavier' (qu'il me pardonne un post un peu trop violent sur les enseignants), 'Plumeplume', 'Decembre', 'Real' et 'Kleit'. Merci 'Connaissance' pour cette lecture.
Que faut-il en conserver ?
- Que ce que nous appelons Morale n'est que 'morale de troupeau', même pas une 'morale d'espèce'.
- Qu'il ne faut pas confondre morale, justice et législation.
- Que la morale se doit de s'interroger sur elle-même, de se critiquer elle-même.
- Et qu'il faut traiter de la place de la morale en période de guerre. Y échappe-t-elle ou non ?
Mais comment même expliquer le passage de notre morale individuelle, personnelle, à cette morale de troupeau ? C'était un peu l'objet de mes réflexions passées sur la place de la morale. Je rejoindrais ici l'approche de 'Kleit' qui pense que :
"La morale est individuelle plus qu'ethnique. Personne n'a précisément la même définition de ce que pourrait etre le bien, ou le mal, ce qui est bien pour moi ne l'est pas forcément pour vous alors que nous appartenons à la même société. C'est précisément pour cette raison que les lois sont nécessaires. Il est en effet impératif d'imposer une morale globale, un morale politique et législative, sorte de compromis entre tous et l'Etat, pour tenter de faire triompher une certaine vision du Bien."
D'où cette confusion entre morale, justice et législation que 'Connaissance' me reproche (qu'il me pardonne la force du mot).
Puis-je dire que 'Décembre' me rejoint lorsqu'il écrit que notre morale individuelle varie sans arrêt, à mesure que nous vieillissons, à mesure que les générations passent, que les sociétés évoluent. Je suis surtout totalement de son avis lorsqu'il écrit : "La démocratie ne veut pas, ne peut pas, se passer du bâton et la morale doit s’y faire. Le fort veut continuellement profiter de son statut dans le système moral démocratique mondial !"
Ce serait un peu la morale de cette histoire.
... Pour plagier 'Connaissance', nous assimilerons notre morale individuelle à une construction autonome, réalisée à partir, sur les fondations, des morales qui nous entourent (morales traditionnelles, morale enseignée par les parents, par l'école, morale de la société). Une construction qui évolue en permanence.
Réflexion quatorze (2 décembre 2006)
Contre l'intolérance
En ce début de vingtième-et-unième siècle, l'humanité et le monde dans son ensemble semblent retomber dans l'intolérance. L'humanité n'a pas réussi à se construire unitairement sur le respect d'un certain nombre de valeurs communes, telles que le respect de la vie, le respect de l'enfance, le respect de l'autre, le respect des droits de chacun. A quand remonte ce rêve ? C'était d'abord le rêve des philosophes, de Kant à Hegel, puis s'est devenu le rêve de toute l'humanité, grâce à quelques hommes d'état qui fondèrent l'organisation des nations unies au sortir de la deuxième conflagration mondiale.
Aujourd'hui, en 2006, cet ordre mondial vieux de soixante ans fait eau de toute part. Le libéralisme économique bafoue le respect des droits sociaux de centaines de millions de travailleurs dans le monde, dans les pays en développement comme dans les pays développés. Les états les plus puissants militairement de la planète conduisent des guerres d'agression au mépris des règles et des conventions internationales, et ne prennent plus en considération que leur seule force et leurs seuls intérêts (quand il ne s'agit pas d'intérêts purement privés). Mais ils s'enlisent malgré tout dans leurs guerres, malgré le déséquilibre des forces en leur faveur. En réponse, des groupuscules militaires (le plus souvent islamistes) et quelques états paranoïaques ont développé le principe de la guerre terroriste contre l'ensemble du monde occidental, avec pour objectif final la mise à mort de toute la population des mécréants, c'est-à-dire des non-musulmans. L'incompréhension croît aussi entre les diverses religions humaines et les diverses races, et notamment entre l'islam et le catholiscisme. Et cette incompréhension croissante se tranforme peu à peu en intolérance, notamment en matière religieuse.
Nos sociétés deviennent alors la caisse de résonnance de ces conflits, de ses impossibilités de vivre ensemble. Et les oppositions religieuses, les oppositions de richesse et de niveaux de vie, les oppositions de valeurs, les oppositions de sexe, les oppositions d'apparence et de race, gouvernent alors notre vie, nos échanges, notre devenir.
Au milieu de ce désordre, la philosophie ne pourra-t-elle pas redevenir une nouvelle fois le point d'ancrage, la réponse à ces déséquilibres, à ces tensions ? Cette situation n'est en effet pas si nouvelle. Elle n'est nouvelle qu'à l'échelle de l'homme, pas à l'échelle de l'humanité, ni à celle de la philosophie. A de nombreuses reprises, l'humanité s'est déjà trouvée au coeur de tels conflits. La première moitié du vingtième siècle a été une de ses périodes troublées que l'histoire des hommes a vécu, et l'on sait de quelle manière cela s'est terminé. Mais il n'a pas existé véritablement de grands philosophes qui se soient élevés à cette époque contre la barbarie qui s'étendait. Il y en a eu après la fin de cette guerre. Il y en a également eu certains pendant, mais ils ont parfois aussi été gagnés par la ferveur et la folie grandissante.
Mais il y eut d'autres époques où l'intolérance et l'ignorance régnaient, et où quelques philosophes les combattirent par leurs écrits et leurs pensées. Leurs écrits sont arrivés jusqu'à nous au travers des siècles, et ils éclairent encore aujourd'hui nos réflexions. Il faut lire le numéro hors-série du Point de septembre-octobre 2006 qui traite de Spinoza, de Kant et de Hegel pour mesurer à quel point le combat qui nous attend actuellement n'est pas nouveau. A leur époque, ces philosophes ont déjà eu à combattre l'obscanturisme, l'intolérance religieuse et le fanatisme. Bien sûr, il ne s'agissait pas des mêmes fanatiques. Les fanatiques d'hier ne sont plus les fanatiques d'aujourd'hui. Mais ces trois grands philosophes et d'autres ont répondu à cet obscurantisme et à l'absolutisme des princes qui gouvernaient alors le monde par une construction philosophique.
Il nous faut aussi construire une réponse philosophique au désordre du monde d'aujourd'hui. Si l'humanité échoue, les époques barbares reviendront. C'est à cela notamment que la philosophie doit servir.
Réflexion treize (21 août 2006)
Retour aux origines de la morale (trois)
De nombreux systèmes moraux, sociaux et religieux ont existé au fil des siècles et des sociétés humaines. La réflexion morale, le questionnement moral sur les fondements et la légitimité de ces systèmes moraux est par contre beaucoup plus récent, remontant à une époque comprise entre l’apparition de l’écriture et les premiers philosophes grecs, soit il y a environ trois ou quatre millénaires. C’est l’existence de ce questionnement qui permet de parler de morale. Sans cette interrogation sur la valeur des règles que l’on nous demande de suivre ou d’appliquer, il serait inapproprié de parler de morale. Il faut donc distinguer la ’morale’ du ’système moral’ ; la première correspondant aux réflexions issues du questionnement sur le fonctionnement de la société humaine, tandis que le second correspond aux valeurs individuelles véhiculées par chaque société humaine.
Les systèmes moraux, sociaux et à la rigueur religieux de chaque société humaine ont toujours été fonction des conditions matérielles et de production de celle-ci. Toutes les formes de systèmes moraux ne peuvent pas se retouver dans tous les types de sociétés humaines. Les sociétés reposant sur le don et les dépenses somptuaires (sociétés mélanésiennes et inuits) correspondent à des systèmes moraux et sociaux peu hiérarchisés, relativement égalitaires, sans accumulation capitaliste. Les sociétés reposant sur la chasse et la cueillette, vraisemblablement la première forme sociale rencontrée par l’espèce humaine, que l’on rencontre encore dans les zones les plus isolées de notre planète (Kalahari, la forêt amazonienne, l’Indonésie), présentaient également des systèmes moraux et sociaux relativement égalitaires (si ce n’est même plus égalitaires) même si la spéciation des tâches (la chasse réservée à l’homme et la cueillette réservée à la femme) implique une inégalité manifeste de la femme comparée à l’homme, qui se retrouve dans les compensations financières versées ou reçues par l’homme (compensations qui sous une forme ou une autre sont arrivées jusqu’à notre époque, puisqu’on parle encore parfois même aujourd’hui de la dote de la mariée) lors des épousailles.
Mais en même temps, les conditions matérielles et de production des sociétés humaines ne déterminent en aucune manière directement les systèmes moraux et sociaux régissant les groupes sociaux. Sinon, on ne trouverait pas à deux mille cinq cents ans de distance un système démocratique approchant dans deux organisations de production aussi dissemblables que la Grêce antique et l’Occident capitaliste libéral.
Mais, malgré ces milliers d’essais de systèmes moraux et sociaux différents, je demeure surpris que l’humanité n’ait toujours pas réussi à trouver un système moral où tous les membres de la société puissent être heureux. Mais j’ignore si ceci peut être l’objectif, le but, d’un système moral même parfait.
Réflexion douze (19 août 2006)
Retour aux origines de la morale (deux)
La morale, définie en tant que fonction sociale, est donc inséparable de la société et de la place qu’y occupe l’homme. Mais cette définition de la morale ne permet pratiquement plus de séparer les règles morales des règles de vivre ensemble, voire des règles cosmogoniques ou encore religieuses. Ainsi, dans les sociétés humaines dites archaïques, on peut estimer qu’il y a pratiquement corrélation entre les règles morales, les règles religieuses et les règles sociales de vivre ensemble. Un acte prescrit (un mariage préférentiel, un rite initiatique, un aliment, un travail) ressort-il des habitudes (sociales) du groupe humain, de dispositions religieuses ou de règles morales. D’une certaine manière, on peut dire que dans le cas de ces sociétés archaïques, la morale ne pose pas de problème d’interprétation, car elle a réponse à tout, dans toutes les situations. Pourtant, même dans une société archaïque, les règles morales ne sont les mêmes pour tous. Elles ne s’appliqueront pas de la même manière à tous les membres du groupe ; certains actes étant ainsi tabous/interdits pour le plus grand nombre mais autorisés à un petit nombre de membres du groupe.
Ce problème d’interpération de la morale s’accroît avec la complexification de la société humaine, notamment avec la mise en concurrence, la mise en présence, de plusieurs formes d’organisations sociales et morales. Les rapports de production complexes des sociétés plus développés impliquent également une évolution des règles sociales et morales, pour autoriser ces nouveaux rapports d’échange, de travail ou de domination. En effet, les règles morales, tout comme les règles sociales et religieuses, ont toujours intégré cette part des relations humaines, quelque soit le type de sociétés considérées. L’esclavage antique tout comme l’esclavage des africains étaient reconnus dans la réflexion morale de cette époque ainsi que dans les religions. Le servage féodal à l’époque de l’Europe chrétienne, le système de don des sociétés mélanésiennes ou inuits ou le système de castes propre à l’Inde appartenaient aussi à un système social, moral et religieux équilibré et accepté par tous. Le système de rapport salarial et d’exploitation capitaliste propre à nos sociétés modernes, occidentales ou tiers-mondistes, s’insert également dans des règles sociales et un système moral qui lui confère une validité et une cohérence.
Evidemment, par rapport aux systèmes sociaux et moraux précédents, certains peuvent estimer que la contestation vis-à-vis de notre système social et moral actuel est plus importante. Mais c’est oublier que tous les systèmes sociaux et moraux de l’époque humaine historique ont été contestés par certains de leurs membres. L’esclavage antique a été constesté ; l’épopée de Spartacus a traversé les âges pour nous le rappeller. Le servage féodal a également été contesté ; certains serfs rejetant leurs conditions pour défier leur suzerain. Le système des castes indiennes l’a également été, même si ce système social subsiste encore aujourd’hui. L’esclavage des noirs a aussi été contesté, et des noms d’esclaves révoltés/marrons sonnent encore à nos oreilles, dans les anciennes régions esclavagistes.
Il est cependant très rare qu’un nouveau système totalement différent puisse être instauré par ceux qui réussissent à l’abattre. Même si Spartacus l’avait emporté sur Rome, l’esclavage antique n’en aurait pas pour autant été supprimé. Simplement, les esclaves n’eussent pas été les mêmes. De même, lorsque l’empire romain d’Occident fût abattu par les peuples barbares, l’esclavage antique ne disparut pas, et le servage féodal fit bientôt son apparition dans l’Europe chrétienne du premier millénaire. Enfin, lorsque le communisme s’implanta en Russie puis dans les pays avoisinant, il ne révolutionna pas vraiment les rapports salariaux, malgré la disparition du capitalisme et de la propriété privée. Quelle différence y a-t-il entre le stakhanovisme et le fordisme, le taylorisme ou le toyotisme?
N’en déplaisent aux révolutionnaires et aux rêveurs !
Réflexion onze (18 août 2006)
Retour aux origines de la morale
Revenons aux sources de notre réflexion sur la morale. Il existe de nombreuses notions fondamentales en philosophie. Ainsi le concept du réel, sur lequel je conseille de se rapporter au blog de ’Quemajoiedemeure’. Pourquoi s’intéresser tout particulièrement à ce concept de morale ? Plus que toutes les autres notions de philosophie, la morale est inséparable de la vie en société et de la place dévolue à l’homme. Sans morale, il ne pourrait y avoir de sociétés humaines, alors que l’on pourrait très bien l’imaginer par exemple sans le bonheur.
Pour quelle raison ne pourrait-il y avoir de sociétés humaines sans morale ? Toute société humaine implique nécessairement l’existence de ’règles sociales’, que j’appellerais encore indifféremment ’règles de vivre ensemble’. Nul ne m’a contesté lorsque j’ai fait remonté l’existence de telles règles sociales aux premières sociétés d’hominidés. En effet, on retrouve également des organisations sociales complexes chez les primates qui nous sont les plus proches, reposant non pas sur un mécanisme phéromonal inné comme chez certains insectes sociaux voires grégaires, mais sur des comportements acquis. Les premiers hominidés apparus il y a quelques millions d’années devaient donc vivre en groupes sociaux, dans lesquels devaient exister certaines règles de vivre ensemble, tournant notamment par exemple autour de l’évitement de l’inceste (évitement qui existe aussi chez certains primates).
Qu’est-ce qui a pu permettre le passage de règles sociales vers des règles morales ? Ces dernières existent-elles également chez les primates ? Question athée. Cette question est en effet inséparable de celle de la conscience individuelle. L’existence d’une morale implique la possibilité d’un questionnement sur soi-même, sur ces actes et leurs conséquences, d’une conscience de l’existence d’actes bons et d’actes mauvais. Est-il possible de faire remonter l’apparition de la morale à l’apparition de la conscience (mais on reconnaît l’existence d’une conscience de soi aux chimpanzés et aux bonobos) ?
La conscience est-elle une cause nécessaire et suffisante à l’apparition de la morale ? La transformation de règles sociales immémoriables en règles morales est-elle tellement ancienne ? Je ne le pense pas. L’existence d’une réflexion morale ne nécessite pas simplement de s’interroger sur ses propres actions, le plus souvent imposées par les usages de la société dans laquelle on vit et on agit, mais implique en plus de s’interroger sur la validité de ces usages et règles sociales en vigueur dans cette société. Il est donc nécessaire que la société considérée tolère cette remise en question, de cette réflexion sur ses propres règles de fonctionnement, voire tolère la critique et accepte l’enseignement de cette réflexion critique et de ces conclusions. A-t-il existé beaucoup de sociétés humaines avant la société grecque antique qui ait accepté et valorisé une telle réflexion ? Certainement quelques unes. Mais les premières traces d’écriture, qu’elles soient cunéiformes ou hiéroglifiques, traite plutôt de problèmes comptables que de réflexions philosophiques ou morales. Même le code d’Hammurabi (-1730 avant notre ère) ne correspond qu’à un recueil de décisions royales, sur l’organisation de la société sumérienne et les peines pouvant être appliquées. Une réflexion morale pourrait impliquer une remise en cause de l’ordre social de la société, et notamment du statut du souverain législateur.
L’un des problèmes qui doit nous occuper est donc de différencier la morale des règles sociales ou des règles de vivre ensemble. Il y a eu réflexion morale lorsqu’il y a eu interrogation sur les valeurs des règles sociales de la société, c’est-à-dire lorsqu’il n’y a plus eu application aveugle des règles du groupe. De la sorte, on peut donc s’interroger sur l’existence d’une morale chez certaines tribus amérindiennes récentes, tels les guayakis étudiés par Pierre Clastres. Dans ce petit groupe humain, les règles de survie du groupe ne semblaient pas remises en cause, même quand elles induisaient l’infanticide féminin ou l’anthropophagie. Ces groupes humains par ailleurs réservaient l’appellation d’hommes aux membres du seul groupe, renvoyant tous les étrangers au statut de non humains. Mais ceci implique justement l’existence d’une réflexion sur l’organisation du monde, et donc peut-être d’une réflexion morale, même si elle n’accorde pas la même valeur morale aux mêmes actes (là se situe aussi une autre partie du problème qui nous préoccupe. Comment différencier les règles morales des règles sociales de vivre ensemble si les deux types de règles sont différentes selon les sociétés humaines considérées, et si même les règles morales accordent des valeurs différentes à des actes comparables selon les cultures ou les sociétés ?). La morale nécessite donc non seulement une interrogation sur les règles sociales et le fonctionnement du groupe, mais aussi une réflexion sur l’organisation du monde, au delà du groupe humain. La philosophie serait ainsi l’art du questionnement, et la morale le résultat de cet art appliqué à la société humaine et aux rapports entre ses membres. Chaque communauté humaine, aussi primitive soit-elle, disposerait ainsi d’un système moral, permettant ainsi de distinguer le bien du mal, les actes moraux (prescrits) des actes mauvais (interdits).
Il serait ainsi possible d’apporter une réponse à ma question initiale : pourquoi ne pourrait-il y avoir de sociétés humaines sans morale ?
De même, notre difficulté à distinguer dans un premier temps les règles morales des règles sociales de vivre ensemble pourrait s’expliquer par la nature même de la morale. La morale et la société sont indissociables ; la morale remplissant au sein de la société une fonction sociale. Il est donc pratiquement impossible de distinguer la morale de la société et des règles sociales qui la régissent.
Saucratès
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