Critiques de notre temps

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Les sociétés primitives et le Pouvoir

Violence privée contre monopole de la violence légitime dans les sociétés primitives

Par Saucratès 

Saint-Denis de la Réunion, mercredi 29 novembre 2023

 

Pour en revenir à mon auteur préféré sur les sociétés primitives, Pierre Clastres, il écrit les choses suivantes dans un chapitre des ‘Recherches d’anthropologie politique’ dans le chapitre ‘La question du pouvoir dans les sociétés primitives’ :

 

«On retiendra qu’une propriété commune fait s’opposer en bloc les sociétés à État aux sociétés primitives. Les premières présentent toute cette dimension de division inconnue chez les autres, toutes les sociétés à État sont divisées, en leur Être, en dominants et dominés, tandis que les sociétés sans État ignorent cette division : déterminer les societes primitives comme sociétés sans État, c’est énoncer qu’elles sont, en leur Être, homogènes parce qu’elles sont indivisées. Et l’on retrouve ici la définition ethnologique de ces sociétés : elles n’ont pas d’organe séparé du pouvoir, le pouvoir n’est pas séparé de la société.»

 

Il écrit aussi :

 

«On sait que, dès son aurore grecque, la pensée politique de l’Occident a su déceler dans le politique l’essence du social humain (l’homme est un animal politique), tout en saisissant l’essence du politique dans la division sociale entre dominants et dominés, entre ceux qui savent et donc commandent et ceux qui ne savent pas et donc obéissent. Le social c’est le politique, le politique c’est l’exercice du pouvoir (légitime ou non, peu importe ici) par un ou quelques uns sur le reste de la société (pour son bien ou son mal, peu importe ici) : pour Heraclite, comme pour Platon et Aristote, il n’est de société que sous l’égide des rois, la société n’est pas pensable sans sa division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent et là où fait défaut l’exercice du pouvoir, on se trouve dans l’infra-social, dans la non-société.»

 

Et voilà comment Pierre Clastres interprète l’absence de pouvoir de coercition du chef dans les sociétés primitives qu’il étudie, c’est-à-dire les sociétés amérindiennes :

 

«La politique des Sauvages, c’est bien en effet de faire sans cesse obstacle à l’apparition d’un organe séparé du pouvoir, d’empêcher la rencontre d’avance fatale entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société primitive, il n’y a pas d’organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n’est pas séparé de la société, parce que c’est elle qui le détient, comme totalité une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l’apparition en son sein de l’inégalité entre maîtres et sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le pouvoir, c’est l’exercer ; l’exercer c’est dominer ceux sur qui il s’exerce : voilà très précisément ce dont ils ne veulent pas (ne voulurent pas) les sociétés primitives, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l’inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu’à renoncer à cette lutte, qu’à cesser d’endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission et sans libération desquelles ne saurait se comprendre l’irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu’elles y perdraient leur liberté.»

 

Ce questionnement sur le refus de l’inégalité est central selon moi dans une réflexion sur l’origine de l’Etat. Je lui ai longtemps donné une explication naturelle pour ma part. Le maintien de sociétés primitives s’expliquait selon moi par le milieu naturel dans lequel avaient réussi à subsister les dernières sociétés dites primitives de notre planète, c’est-à-dire les forêts primaires amazoniennes, les zones de jungles africaines et de Papouasie-Nouvelle-Guinée et d’Irian-Jaya. C’était grâce à des milieux naturels particulièrement hostiles que des groupes humains avaient pu tenir à distance la division entre dominants et dominés, parce qu’il y était impossible de survivre seul, en dehors de la protection d’un groupe, et même un grand chasseur, un grand guerrier ne pouvait y survivre si le groupe l’excluait de son village, de son peuple.

 

Cette explication, au fond strictement mécaniste, liée au milieu naturel, me semblait correspondre à l’idée exprimée par Pierre Clastres dans ses différents écrits. D’autres milieux naturels semblaient également avoir un impact favorable sur la préservation du pouvoir coercitif, à savoir les déserts et les milieux désertiques, en pensant au Kalahari des Bushmens ou à l’Australie des Aborigènes. Mais cela ne collait pas particulièrement avec le désert du Sahara ou d’Arabie et les tribus bédouines et touaregs qui y survivent et qui pourtant connaissent la division sociale entre maîtres et esclaves.

 

Et au fond, je sais parfaitement que cette explication mécaniste et évolutionniste ne satisferait en aucun cas Pierre Clastres lui-même. 

 

La lecture des diverses œuvres d’Alain Testard offre une autre grille de lecture quant à l’apparition du pouvoir coercitif, même si j’ai l’impression que l’œuvre de Testard ne s’intéresse pas particulièrement à ce concept de pouvoir. Testard explique les différences entre les sociétés par une lecture fonctionnaliste de leur organisation. L’existence ou non de l’esclavage pour dettes, les diverses formes de prestations matrimoniales en vigueur chez les peuples, en séparant :

 

• les peuples qui pratiquent la dot, à savoir nos sociétés occidentales anciennes ou modernes

 

• les peuples qui pratiquent l’institution du prix de la fiancée, où, à l’inverse de la dot, c’est le mari qui achète une femme

 

• les peuples qui pratiquent l’institution du service de la fiancée, où le futur gendre doit se mettre au service du père (ou du groupe paternel ou maternel), pour une durée donnée, pour obtenir une femme à l’issue de cette période de service

 

• et enfin, les peuples, ou plutôt le peuple, à savoir les aborigènes australiens, qui pratiquent une forme unique de prestations matrimoniales, où le produit de la chasse d’un homme appartient à vie à sa belle-mère et à son beau-père.

 

Testard utilise également d’autres types d’institutions pour différencier les sociétés, ou expliquer les différences entre ces sociétés, et notamment la propriété des produits de la chasse, et la forme que prend la distribution du gibier. 


• chez certains peuples indiens d’Amérique, le gibier était partagé entre celui qui avait vu le premier la proie, ceux qui l’avaient tué ou qui avaient participé à sa capture. Dans beaucoup de sociétés primitives, ou dans de nombreux peuples premiers, la répartition du produit de la chasse est une activité codifiée, obéissant à des règles, et laissant plus ou moins de liberté au chasseur pour manger et partager le produit de sa chasse.

 

• chez les indiens Guyakis, et d’autres peuples amazoniens, Pierre Clastres nous indique que le chasseur ne peut manger le gibier qu’il a chassé sous peine de tabou, et de ne plus pouvoir chasser dans le cas inverse. Le chasseur ne peut ainsi consommer le produit de sa propre chasse mais ne pourra consommer que le produit de la chasse des autres chasseurs.

 

• chez les Bushmens, c’est le propriétaire de la flèche qui sert à tuer la proie qui est proprietaire du gibier tué. Et chaque chasseur Bushmen à dans son carquois des flèches ne lui appartenant pas et appartenant à plein de proprietaires différents, et c’est le chasseur qui choisit librement la flèche qu’il utilisera et qui tuera peut-être un animal et profitera alors à celui qui lui avait donné cette flèche. Au fond, l’habilité et le prestige du chasseur lui confère le droit de choisir celui qui recevra le butin de sa chasse, à égalité avec l’habileté du fabricant de flèches.   

• rien de tout cela donc, chez les Aborigènes australiens, où le chasseur n’est en aucun propriétaire du gibier tué, à moins qu’il ne le consomme pendant la chasse, dans la brousse. Mais s’il le rapporte à son village, il appartiendra immédiatement à un membre de sa belle-famille. Et s’il part à la chasse avec ses beaux-frères, ils lui confisqueront immédiatement le produit de sa chasse. Et contrairement à toutes les autres formes de distribution du produit de la chasse, le chasseur australien ne peut en aucun cas tirer prestige de sa capacité de chasseur, parce que son gibier ne lui appartient en aucun cas et qu’il ne peut en tirer aucun bénéfice d’aucune sorte.

 

Pour Testard, ainsi, ces différentes formes d’institutions permettent d’expliquer des différences d’organisations sociales entre les sociétés. Même nos sociétés occidentales modernes peuvent y être intégrées, même si nous n’y chassons plus et que les institutions matrimoniales y ont disparu, pour la majeure partie des groupes sociaux (hormis pour les plus hautes classes sociales nobiliaires où le principe de la dote existe toujours). 

Les spécificités des peuples Bushmens ou Aborigènes s’expliquent ainsi par leurs institutions matrimoniales ou de répartition des produits de la chasse particulières. Toutes les sociétés où existent l’institution du service de la fiancée (comme chez les Bushmens également) ne connaissent pas l’institution de l’esclavage pour dettes, parce que le service de la fiancée a une durée de temps limité et que tout le monde peut travailler pour acquérir des droits sur une épouse. Accessoirement, Pierre Clastres ne détaille pas particulièrement les prestations matrimoniales dues dans le cadre de l’échange de femmes. Le mariage y est une forme d’échange matrimonial et permet de nouer des relations d’échanges avec d’autres tribus amies. Dans un de ses essais, Clastres signale simplement que l’ensemble des femmes dans un village sont tabous pour les jeunes hommes de ce village et qu’ils ne peuvent obtenir des femmes que du village, ou du peuple de sa belle-famille (tout en étant  cependant aussi ennemi acharné de ce village, pouvant être tué par tous les hommes de ce village … cf. «Le dernier cercle» de Pierre Clastres dans «Recherches d’anthropologie politique»). L’une des autres manières d’acquérir des femmes signalée par Clastres, c’est la guerre et le rapt des femmes dans les villages ennemis. 


Chez les peuples qui pratiquent l’institution du prix de la fiancée, c’est-à-dire dans laquelle, l’homme, ou la famille de l’homme, doit fournir un ensemble de biens de prestige pour pouvoir acheter une femme, l’ensemble de ces peuples connaissent l’institution de l’esclavage pour dettes (ceux qui doivent à d’autres ou qui n’ont pu payer ou rembourser le prix demandé pour la femme achetée) et également l’esclavage de guerriers ennemis. Ces sociétés sont divisées entre puissants et pauvres, dominants et dominés. Dans ces sociétés, l’une des solutions pour obtenir une femme est de se mettre dans la clientèle d’un homme riche et puissant, qui en échange, vous donnera ou achètera pour vous une femme. En échange, vous n’êtes pas son esclave mais son obligé indéfiniment. Dans ces sociétés, si vous ne pouvez rembourser vos dettes, vous pouvez vous mettre en esclavage ou mettre en esclavage vos enfants. Ce sont aussi des sociétés qui valorisent l’activité de la chasse et le prestige du chasseur, et dans lesquels le chasseur est le propriétaire du gibier qu’il a tué. Nombre de royautés africaines ont pour origine un ancêtre chasseur étranger auquel un groupe de villageois avaient confié la charge de la royauté sur leur groupe (lire Alfred Adler ou Luc de Heusch).

Les sociétés indiennes d’Amérique du Nord, comme les Inuits, organisent ou réglementent strictement le partage du gibier tué et constituent des peuples qui ne connaissent pas véritablement le pouvoir coercitif (par exemple pour la Ligue des Iroquois, de leur vrai nom les Haudenosaunee). Mais on y trouve aussi d’autres sociétés fortement hiérarchisées, entre riches et pauvres, entre patrons et dépendants, entre maîtres et esclaves, comme dans les peuples indiens de la Cote Nord-Ouest, qui y représentent ce que l’on appelle des peuples de chasseurs-cueilleurs stockeurs (gland et saumons) et qui pratiquent notamment le potlatch (dans lequel le principe est de devoir rendre toujours plus qu’on a reçu sous peine de déchéance et de prendre son prestige).

 

https://www.medarus.org/NM/NMTextes/nm_06_01_auto_8_cote_nordouest.htm

 
Dans les sociétés occidentales anciennes ou modernes, l’institution du prix de la fiancée a été remplacée par l’institution de la dote, et évidemment nos sociétés ont de tout temps été divisées entre riches et pauvres, patriciens et plébéiens, la noblesse et le tiers état, les nobles et les serfs, et ainsi de suite. 
 
Le Pouvoir, dès lors que les sociétés l’acceptent en leur sein, ne disparaît apparemment plus jamais. La société occidentale est toujours traversée par le Pouvoir, aujourd’hui le pouvoir de l’Argent, de l’influence, de la Terre, des diplômes, dont la seule unité de mesure commune est l’Argent, toujours l’Argent. Plus d’esclavage, mais une domination générale et définitive par ceux qui ont l’Argent. Même si les dominants, les puissants, ne se sentent plus du tout responsables de ceux qui dépendent d’eux, de ceux qui se placent sous leur dépendance.

 
L’absence de pouvoir coercitif étatique a pour conséquence une violence exacerbée entre ses membres

  

Cette question du Pouvoir que j’ai tenté ci-dessus de traduire relativement précisément, à l’aide d’un maximum d’exemples piochés dans la littérature anthropologique (ou ethnologique) comporte une facette plus sombre. L’absence de pouvoir coercitif de la part d’un État, de la part d’une classe de dominants, de la part d’un groupe exerçant le pouvoir coercitif au nom de l’Etat, le monopole étatique de la violence légitime comme certains le disent, tout ceci ne signifie pas que ces sociétés ne sont pas violentes.

 

Bien au contraire, ces sociétés archaïques, sans pouvoir, sont les plus violentes des sociétés vis-à-vis de leurs propres membres que l’on puisse imaginer.

 

• Violence des cérémonies d’initiation, dont l’objectif est de marquer violemment et durablement les corps des membres de la société pour rappeler à tous l’égalité de tous devant la douleur, devant les rites d’initiation. Que ce soit chez les peuples amérindiens d’Amérique du Sud, en Australie ou en Afrique.

 

• Violence entre les membres, entre tribus, chaque tribu étant en guerre contre ses voisines même si elles peuvent échanger des femmes, sans que cela ne remette en question qu’elles sont ennemies. En Australie, immobiliser et voler les reins et la graisse des reins d’un vieil homme puissant pour récupérer son pouvoir magique est normal, ce à quoi je doute qu’il puisse survivre. 
 
• Violence au sein même de la tribu dès lors qu’un chamane, ou que le groupe lui-même, estimerait que telle ou telle personne est à l’origine de telle ou telle faute, de telle ou telle erreur, comme par exemple d’avoir des relations sexuelles avec une personne de la mauvaise moitié (Australie) etc …

 

• Violence au sein même de la tribu en lien avec les processus de vengeance pour les morts ou pour les offenses, comme en Afrique dans les sociétés lignagères (comme chez les Nuers étudiés par l’anthropologue britannique Evans-Pritchard), mais aussi comme en Australie, en Amérique du Sud voire dans les plaines d’Amérique du Nord.

 

En quelque sorte, le passage d’une société sans État, à une société étatique, avec un monopole de la violence dite légitime, permet de voir refluer la violence privée s’exerçant par le groupe, par les autres groupes, sur les personnes privées individuelles. Ce monopole de violence légitime donnée à l’Etat, à un homme au sein de l’Etat, à un petit groupe agissant pour le compte de l’Etat ou pour le compte d’un homme, fait à la fois apparaître un risque de violences de la part de cet homme ou de ce groupe pour leur bénéfice personnel, mais aussi et surtout permet une diminution collective de la violence entre les membres eux-mêmes.

 

Au fond, la recherche en anthropologie et en ethnologie à permis de trancher entre les positions contradictoires de Hobbes et de Rousseau. Les sociétés sans État chères à La Boétie, à Montaigne et à Clastres ne sont pas ces sociétés idylliques que l’on nous a peint. Le monde idéal de Rousseau n’existe pas. Ce sont des sociétés d’une sauvagerie sans nom. La préservation d’une absence de pouvoir coercitif étatique, la préservation d’une société sans dominant, sans maître, sans roi, sans chef, n’est possible qu’en laissant s’exercer sans contrainte dans la société une violence de presque tous contre presque tous. 
 

Et l’histoire nous apprend que cette violence généralisée ne disparaît que lorsque apparaît un maître. En Australie, l’arrivée des colons britanniques met fin aux conflits incessants et aux guerres tribales au  fur et à mesure de l’avancée des colons britanniques. C’est la même chose avec la colonisation occidentale en Afrique ; violence qui réapparaît d’ailleurs aujourd’hui des décennies après les indépendances. 
 

N’y a-t-il nul autre choix qu’entre la violence généralisée de tous contre tous et la violence légitime des États et des maîtres dominants ? 
 

 

Saucratès

 

 

Nota : mes quelques autres écrits précédents sur le même sujet

 
https://saucrates.blog4ever.com/nouvelles-reflexions-sur-le-pouvoir

  

https://saucrates.blog4ever.com/considerations-sur-l-organisation-des-societes-humaines-2

 

https://saucrates.blog4ever.com/considerations-sur-l-organisation-des-societes-humaines-1

 
https://saucrates.blog4ever.com/evolution-des-societes-la-violence-comme-principe-explicatif

 

https://saucrates.blog4ever.com/de-levolution-des-societes-retour-1

 

Bibliographie :

Liste des quelques livres sur le sujet évoqué dans ces articles

  

Alfred Adler - Là mort est le masque du roi

Pierre Clastres - La société contre l’Etat - Recherches d’anthropologie politique - 1974 - Les éditions de Minuit - Collection Critique

 

Pierre Clastres - Recherches d’anthropologie politique

  

Etienne de La Boétie - Discours de la servitude volontaire - 1576 - Collection Mille et une nuits n°76

 
Lewis Henry Morgan - La société archaïque - 1971 - Éditions Anthropos, Paris … Titre original : Ancient Society - 1877

 

Alain Testart – Le communisme primitif - Economie et idéologie - 1985 - Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris

 

Alain Testart – Eléments de classification des sociétés - 2005 - Editions Errance, Paris

 

Alain Testart – Avant l’histoire – L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac – 2012 – Editions Gallimard NRF – Bibliothèque des sciences humaines, Paris



29/11/2023
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