Critiques de notre temps

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Extrême-droite, l’Histoire bégaie-t-elle

En quoi les années actuelles peuvent-elles nous rappeler les années 1930-1940 ?

Par Saucratès 

Saint-Denis de la Réunion, dimanche 11 février 2024

 

 

L’Histoire dont nous avons conservé trace des années 1930-1945 est partielle et parcellaire. Je parle évidemment de l’Histoire que le petit peuple, les quidams des villes ou des bourgades, ont appris ou de celle dont ils ont le souvenir. Mais je pense aussi que nos gouvernants sont victimes de la même cécité, de la même méconnaissance de cette véritable Histoire. Cette Histoire a presque un siècle désormais et plonge ses racines dans des événements qui remontent à plus d’un siècle. 

Tout le monde sait plus ou moins qu’une grande crise économique et financière a eu lieu en 1929, dont les effets se firent sentir jusqu’à la seconde guerre mondiale. Tout le monde sait que des partis politiques fascistes (Hannah Arendt parle de mouvements) prirent le pouvoir dans plusieurs pays européens (Italie, Allemagne, Espagne) et déclenchèrent la seconde guerre mondiale. Et tout le monde sait plus ou moins pour l’Holocauste, pour l’extermination de millions de juifs et de tsiganes par le pouvoir nazi et ses alliés.

 
Un roman national où le rôle de collaboration des grandes institutions a été effacé (pour le bien de la Nation ?)

Mais c’est tout le reste qui a été tu, oublié. Le roman national raconté pour masquer la vérité, pour masquer que toute l’Europe était devenue une zone de non-droit, cette romance écrite pour nettoyer la mémoire de l’abjection, qui fait qu’aujourd’hui il est impossible de se rendre compte des ressemblances croissantes de ces deux périodes historiques. Rendre uniquement responsable l’extrême-droite ce qui s’est passé, c’est nous aveugler sur ce qui peut arriver demain, de ce qui peut revenir.

 

Il y a les romances racontées pour faire oublier les comportements antisémites de nombre de grandes administrations françaises. Au sortir de la Seconde guerre mondiale, il a paru important de célébrer la concorde nationale, de limiter les procès pour collaboration à une seule frange des pires collaborateurs. Les coupables furent le régime de Vichy, le Maréchal Pétain et ceux qui œuvrèrent à ses côtés, quelques miliciens et industriels arrivistes ou collabo comme Renault. Le peuple exécuta quelques miliciens ou policiers, le peuple tondit quelques femmes qui avaient fricoté avec l’occupant allemand et qui menèrent parfois grand train. Et on cacha et oublia le reste, pendant des décennies… C’est seulement en 2024 que Le Monde soulève un coin du voile sur le comportement antisémite du prestigieux Conseil d’Etat dès les premières semaines de l’occupation allemande.

 

https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/06/les-pratiques-zelees-du-conseil-d-etat-vis-a-vis-des-juifs-sous-le-regime-de-vichy_6214973_3224.html

 

Et comme Le Monde l’écrit, «la légende dorée a toujours cours en 1974, dans l’imposante somme dirigée par le conseiller Louis Fougère pour le 175e anniversaire du Conseil d’Etat : il y consacre un gros chapitre à la guerre, mais reste évasif sur le rôle de l’institution envers ses juifs. Et en 1988, l’ancien résistant et vice-président du Conseil d’Etat Bernard Chenot, en tenait toujours pour cette aimable version dans un discours devant l’Académie des sciences morales et politiques».

 

Mais ce qui est vrai pour le Conseil d’Etat l’est tout autant pour la Banque de France ou la Caisse des Dépôts. Cette même Banque de France qui dans les années 2000 cherche à idéaliser son rôle de résistance en romancant la manière dont elle aurait sauvé l’or de la France en le soustrayant aux occupants nazis. 

 

Jamais ces institutions n’ont eu à rendre compte devant la justice, devant leurs victimes juives, devant le peuple, de leur comportement pendant la Seconde guerre mondiale. Facile, leurs victimes furent livrées et assassinées par les occupants nazis, déportées et exterminées. Pas de victimes, pas de crimes ! Et aujourd’hui, il y a prescription !

 

Les seules institutions qui ne collaborèrent pas avec les nazis furent les hommes et les femmes qui avaient rejoint le Général de Gaulle à Londres et les institutions qu’ils y avaient créé, comme la Caisse centrale de la France libre. Mais à la Libération, il est apparu obligatoire de masquer toutes ces abominables histoires antisémites pour reconstruire la France. Le Général de Gaulle et la CCFL ne pouvaient pas tous les remplacer. La continuité du fonctionnement de l’Etat, des Institutions devaient primer sur leurs fautes. Il fallait cacher cette réalité et raconter une romance nationale où la majeure partie des français étaient tous devenus résistants, s’étaient tous comportés en courageux résistants. Malheur aux victimes ou à ceux qui demandèrent réparation des tords commis, lorsqu’ils ou elles avaient survécu. 

 
Les Réfugiés, les migrants et les apatrides

La période de l’entre-deux guerres fut aussi une période de montée des réfugiés, des migrants et des apatrides. Les écrits de Hannah Arendt sur ‘Les origines du totalitarisme’ éclairent aussi cette période de notre histoire. Et le parallèle avec la situation actuelle, avec ces flux migratoires massifs qui ne se cantonnent plus d’ailleurs à la vieille Europe mais touchent à la fois l’Europe, l’Afrique, les régions périphériques de l’Ukraine, l’Asie et les deux Amériques, témoigne de cette nouvelle ressemblance. Évidemment, ce qui inquiète le plus est la réponse de l’extrême-droite à cette question, qui rappelle ses heures sombres, même si, à l’époque, la dénaturalisation de populations entières et le rejet de peuples entiers ne fut pas seulement le fait des régimes fascistes, d’extrême-droite, mais fut largement généralisé même dans les démocraties. 

«Le probleme des apatrides est devenu primordial au lendemain de la Grande Guerre. Avant la guerre, il existait, notamment aux Etats-Unis, un certain nombre de dispositions en vertu desquelles la naturalisation pouvait être annulée dans les cas où la personne naturalisée cessait de nourrir un attachement authentique envers son pays d’adoption. Toute personne ainsi dénaturalisée devenait apatride. Au cours de la guerre, les principaux États européens ont estimés nécessaire d’apporter certains amendements à leurs lois sur la nationalité afin de se donner le pouvoir d’annuler la naturalisation (John Hope Simpson, The Refugee Problem, 1939). La classe des apatrides créée par la révocation de leur naturalisation était très peu étendue, elle établissait néanmoins un précédent commode si bien que, pendant l’entre-deux-guerres, les citoyens naturalisés ont été en règle générale la première fraction de la population à devenir apatride. L’annulation massive des naturalisations, du type de celle que l’Allemagne nazie a introduite à 1933 à l’encontre de tous les Allemands d’origine juive naturalisés, précéda généralement la dénationalisation des citoyens de naissance dans les catégories analogues, et l’introduction de lois permettant de procéder à la dénaturalisation par simple décret, comme le firent la Belgique et certaines démocraties occidentales dans les années 30, et précéda généralement une véritable dénationalisation de masse ; on en trouve un bon exemple dans l’action du gouvernement grec à l’égard des réfugiés arméniens : sur 45.000 réfugiés arméniens, 1.000 furent naturalisés entre 1923 et 1928. Après 1928, la loi qui aurait permis de naturaliser tous les réfugiés de moins de 22 ans fut suspendue, et en 1936 toutes les naturalisations furent annulées par le gouvernement.»

Hannah Arendt - ‘L’impérialisme’ - Quarto Gallimard - Pages 573-574

 
Ceci éclaire bien un certain nombre de choses. Premièrement, le fait que des États comme la Belgique ait pu utiliser ce genre de mesure de dénaturalisation témoigne de la généralisation de ces mesures dans les démocraties. La force des nazis fut de contraindre leurs adversaires démocratiques à conduire la même politique qu’eux.

 
Deuxièmement, cela témoigne également de la gravité des réflexions actuelles menées à Potsdam en Allemagne par des membres de l’AFD sur la possibilité ou la nécessité d’expulser et de retirer leur nationalité à des franges non assimilées ou non assimilables du peuple allemand. Même si évidemment, la question de savoir ce que l’on peut faire de fractions entières de la population qui haïssent la France (ou l’Allemagne) se pose néanmoins. Même si dans le cas du malien demandeur d’asile, Kassogue S., l’agresseur de la Gare de Lyon, qui professe une haine de la France et des français sur Tik-Tok, la question ne se pose heureusement pas puisque celui-ci n’a pas la nationalité française. Mais pour tous ceux qui tiennent le même discours de haine de la France et des français ? 
 

https://www.lefigaro.fr/faits-divers/un-profil-mi-sdf-mi-troubles-psy-que-sait-on-de-kossogue-s-assaillant-presume-de-la-gare-de-lyon-20240203

 

Cette idée de vouloir retirer la nationalité et d’expulser des fractions des populations de nos États européens rappelle néanmoins de très graves événements. Comme la masse des réfugiés qui circulent entre nos différentes nations européennes, et le fait que, comme dans les années 1930, ils semblent inassimilables pour nos démocraties et que la tentation de les expulser ou de les cantonner à des camps de réfugiés traverse les opinions publiques. 
 
https://www.humanite.fr/monde/allemagne/lextreme-droite-allemande-echafaude-t-elle-un-plan-de-deportation

 
L’histoire officielle contemporaine ne se trompe pas d’adversaires ou de responsables. Mais l’histoire officielle grossit la responsabilité des uns ou l’aveuglement des autres et oublie le caractère général de l’antisémitisme à cette époque. Dès les années 1920, Adolf Hitler avait écrit dans ’Mein Kampf‘ tout ce qu’il allait faire par la suite. Mais l’immense majorité de l’Europe était déjà antisémite depuis le dix-neuvième siècle, et des dizaines de partis ou de mouvements politiques y avaient construit leur idéologie autour de l’antisémitisme. Hitler n’était pas seul. Pourquoi donc aurait-il fallu s’inquiéter de Hitler plus que d’un autre. A posteriori, sur la base du témoignage de l’histoire, cela semble évident. 

 
Les camps de contraction nazis ne sont pas non plus des aberrations dans le paysage européen. De nombreux Etats européens ont également mis en fonction des camps pour y parquer des réfugiés. Notamment la France qui a enfermé les réfugiés républicains espagnols ou catalans fuyant le régime de Franco dans le Sud de la France. De même, les États-Unis d’Amérique enfermèrent dans des camps de prisonniers l’ensemble de leur population d’origine japonaise pendant la seconde guerre mondiale. Le problème est que cette partie de l’histoire des démocraties occidentales est aujourd’hui niée et oubliée.

 

Cela ne signifie en aucun cas que l’œuvre d’extermination nazie à une quelconque ressemblance avec les divers camps de prisonniers ou de réfugiés qui furent mis en place par les démocraties occidentales. L’abomination nazie, l’Holocauste, est sans commune mesure. Mais justement, la mise en œuvre de processus ressemblants, de gestion des minorités par les alliés, a pu leur laisser croire que les camps nazis n’étaient pas très différents de leurs propres camps d’internement. Les règles d’hygiène des camps occidentaux n’étaient pas respectées, et les personnes d’origine étrangères ou migrantes qu’ils y enfermaient y mourraient également, même si l’histoire me semble bien silencieuse sur ces camps, qu’il s’agisse des camps pour les japonais aux Etats-Unis ou en France, en Angleterre ou en Belgique. Simplement, les nazis allèrent beaucoup plus loin en organisant l’extermination de tout un peuple, de tous les déviants à leur idéologie nazie.

 

Se trouve-t-on aujourd’hui dans une situation approchante ? La gestion par l’Europe et l’ONU de la crise des migrants pourrait laisser croire qu’ils prennent en compte cette histoire passée, comme par exemple l’interdiction de fabriquer des apatrides en interdisant de retirer sa nationalité à une personne qui n’a pas d’autres nationalités. De même avec l’imposition de quotas de migrants à répartir entre tous les États européens, même lorsque ces États ne sont pas concernés par ces arrivées. Mais il n’empêche que ces vagues incessantes de migrations déferlant sur la vieille Europe, déferlant en Afrique ou en Amérique du Sud ne peut être dissocié des événements qui précédèrent la Seconde guerre mondiale. Et de la montée des extrêmes-droite qui en avait découlé et qui enfle à nouveau peu à peu. 
 
 
Saucratès



11/02/2024
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