Critiques de notre temps

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Quelques données ethnologiques sur l’Australie

Ethnologie 1

Quelques données ethnologiques sur l’Australie

Par Saucratès

Saint-Denis de la Reunion, samedi 14 juillet 2023

 

Pourquoi l’Australie passionne-t-elle autant les anthropologues, mais pas seulement ? Ainsi les sociologues comme le français Émile Durkheim («Formes élémentaires de la vie religieuse») ou les psychanalystes comme Sigmund Freud («Totem et tabou»). Que représente donc l’Australie ? Une faune particulière, le mythe des totems même si on retrouve des totems chez de nombreux autres peuples, des coutumes et des institutions sociales inconnues partout ailleurs, des peuples preservés hors du monde, jusqu’à l’arrivée des britanniques 

 

1. Un peuple à l’écart du reste de l’humanité au cours de ces cinquante derniers millénaires.

La faune australienne elle-même est déjà particulière, avec l’absence initiale de mammifères placentaires et la survie sur cette île continent des seuls mammifères marsupiaux, qui ont pu continuer de se développer et se maintenir à l’écart du reste des ordres des mammifères. Et pourtant, contrairement à une croyance, on retrouve des marsupiaux ailleurs qu’en Australie, essentiellement en Nouvelle-Guinée mais également en quelque rares endroits sur le continent américain. Et nulle part ailleurs alors qu’ils représentaient précédemment le principal ordre des mammifères sur le continent eurasiatique. Ils auraient commencé à être supplantés par des mammifères plus évolués il y a 150 millions d’années et on estime que la séparation des plaques continentales de l’Australie et de l’Amérique du Sud, puis de l’Antarctique, qui s’est produite il y a environ 85 à 65 millions d’années, les a isolés à l’écart en Australie à l’abri des autres ordres de mammifères, leur permettant de survivre jusqu’à notre époque. 

 

De la même manière, mais à une période beaucoup plus proche de nous, une migration humaine a rejoint les terres australiennes il y a environ 50.000 ans, et ces hommes sont restés à peu près sans contact avec le reste de l’humanité jusqu’aux premières rencontres avec les européens et l’installation de ces derniers à compter des années 1700-1800. Les peuples australiens précédant la conquête britannique ignoraient ainsi l’art et l’usage de la poterie ainsi que l’usage de l’arc, ce que révèle la lecture d’Alain Testard. Il ne s’agissait pas seulement de peuples restés à l’écart du reste de l’humanité, mais d’un isolat social et culturel pratiquement inviolé antérieur à l’invention de la poterie et de l’arc et de la flèche. 

 

En effet, l’époque de la séparation des aborigènes du reste de l’humanité, remontant à 50.000 ans, est antérieure à l’invention de la poterie cuite au four, dont les premières traces remontent peut-être à 20.000 ans à l’époque Jomon au Japon et en Chine. Et on peut déduire du deuxième trait isolé chez les aborigènes australiens que l’invention de l’arc par l’humanité est également postérieure à cette séparation. Les aborigènes connaissent néanmoins le propulseur, pour propulser les lances à une grande distance, propulseur qui a presque partout disparu en dehors de chez certains peuples restés isolés tardivement, les bâtons de jet et une arme totalement inconnue ailleurs : le boomerang. 

http://www.lahuttedesclasses.net/2017/08/des-armes-et-des-combats-en-australie.html

 

Lire également l’article suivant du même auteur, M. Jean-Marc Pétillon, critiquant la position d’Alain Testard sur l’usage de l’arc et l’explication de son absence en Australie. 

 

https://journals.openedition.org/tc/7606

 

L’Australie passionne donc les anthropologues. Du blog «La hutte des classes», je retiens aussi cette coutume particulièrement terrible non relatée par Alain Testard : «Quant à la corde, elle servait à s'emparer par surprise d'un adversaire dans un campement ennemi, et à le mettre hors d'état de nuire pendant qu'on lui ouvrait le dos afin de lui prélever la graisse rénale (le kidney fat des auteurs anglophones) – dans toute l'Australie, cette substance était chargée d'une forte valeur magique et était ardemment recherchée.»

 

Difficile ainsi de parler de bons sauvages, restés préservés à l’abri des violences et des côtés sombres de l’humanité ; chacune de ces tribus aborigènes étaient en guerre permanente les unes contre les autres et avaient inventé des armes mortelles (comme la lance de mort ou ‘death-spear’) ou des coutumes barbares (la mort en cas d’adultère). On retrouve des coutumes aussi barbares (à nos yeux d’occidentaux) chez de nombreux autres peuples premiers, comme des pratiques funéraires chez les Natchez (Amérique du Nord) où, à la mort du chef suprême, des dizaines d’individus étaient également étranglés ou tués, et où des nouveaux-nés étaient jetés sous le convoi funèbre. Chez les indiens des plaines, les hommes donnaient leurs phalanges pour satisfaire le soleil ou le Grand Mystère. Testard cite le cas «d’un grand chef qui avait obtenu réputation et succès après avoir offert au soleil tous ses doigts sauf les deux qui lui étaient indispensables pour tirer à l’arc». Et il en va de même avec les cérémonies d’initiation australiennes aussi extrêmement violentes avec les jeunes initiés ou les initiateurs.

 

Testard cite aussi la cérémonie de la danse du soleil chez les indiens Mandans, chez lesquels, après être restés suspendus par des crochets au toit de la grande hutte cérémonielle, tout s’achève en une course folle dans laquelle chacun traîne un crâne de bison jusqu’à ce que les chairs se déchirent». On peut aussi se rappeler les cérémonies d’initiation extrêmement violentes chez les indiens d’Amazonie décrits par Clastres ou chez de maints peuples africains.

 

Comment des civilisations ou des peuples pouvant être aussi violents avec leurs propres membres, avec leurs jeunes, pourraient-ils être autre chose que extrêmement violents avec les autres peuples, avec les autres tribus qu’ils croisent ou qu’ils côtoient parfois ? La violence semble en fait inhérente à l’humanité.

 

À noter que néanmoins, il n’est pas évident de parler d’isolat puisque des contacts avec les peuples mélanésiens de Nouvelle-Guinée eurent lieu le long du canal de Flores mais que les aborigènes n’adoptèrent pas l’arc à la suite de ces contacts. Testard estime que la résistance des aborigènes lors de ces contacts résulte par leur organisation sociale, tandis que Pétillon estime que c’est en raison de la supériorité de la lance sur l’arc et la flèche.

 

Par contre, il est également intéressant d’observer que les aborigènes connaissaient les épées et les boucliers. Il ne peut s’agir d’une diffusion postérieure au contact avec les européens puisque ceux-ci n’utilisaient plus le bouclier. S’agissait-il d’une invention humaine antérieure à leur séparation du reste de l’humanité, c’est-à-dire remontant à plus de 50.000 ans ? A quand remonte l’invention des épées et des boucliers en bois ? À plus de 50.000 ans ? Cela paraît improbable puisque la première mention de boucliers dans l’histoire remonte aux sumériens, en 3.000 avant JC. S’agit-il plutôt d’une adoption à la suite d’un contact avec les peuples mélanésiens ? Ou bien enfin, plus probablement, s’agit-il d’une invention en parallèle au reste de l’humanité de la part des aborigènes australiens ? Ils auraient inventé l’épée et le bouclier, mais pas l’arc et les flèches. 

 

2. La cérémonie d’Intichiuma

L’Intichiuma est une pratique rituelle relativement méconnue dans l’anthropologie actuelle, apparemment un peu passée de mode. Ce rite a pour objectif de chercher à «assurer la reproduction abondante de l’espèce animale dont le clan a la garde, pour ainsi dire, et dont il dépend.» («Les formes élémentaires de la vie religieuse» d’Emile Durkheim). Et de nombreux clans dans certaines tribus australiennes pratiquent ce même genre de rite de reproduction de son totem.

 

«On se rappelle que les ancêtres fabuleux dont chaque clan est censé descendu ont autrefois vécu sur la terre et y ont laissé des traces de leur passage. Ces traces consistent notamment en pierres ou en rochers qu’ils auraient déposés en certains endroits ou qui se seraient formés aux points où ils se sont abîmés dans le sol. Ces rochers et ces pierres sont considérés comme les corps ou comme des parties du corps des ancêtres dont ils rappellent le souvenir ; ils les représentent. Par suite, ils représentent  également les animaux et les plantes qui servaient de totems à ces mêmes ancêtres, puisqu’un individu et son totem ne font qu’un. On leur prête donc la même réalité, les mêmes propriétés qu’aux animaux ou aux plantes de même sorte qui vivent actuellement. Mais ils ont sur ces derniers cet avantage d’être impérissables, de ne pas connaître la maladie et la mort. Ils constituent donc comme une réserve permanente, immuable et toujours disponible de vie animale et végétale. Aussi, est-ce à cette réserve que, dans un certain nombre de cas, on va annuellement puiser pour assurer la reproduction de l’espèce.

 

Voici, par exemple, comment, à Alice Springs, le clan de la Chenille witchetty procède à son Intichiuma.

 

Au jour fixé par le chef, tous les membres du groupe totémique s’assemblent au camp principal. Les hommes des autres totems se retirent à quelque distance ; car, chez les Arunta, il leur est interdit d’être présents à la célébration du rite qui a tous les caractères d’une cérémonie secrète. Un individu d’un totem différent, mais de la même phratrie, peut bien être invité, par mesure gracieuse, à y assister ; mais c’est seulement en qualité de témoin. En aucun cas, il n’y peut ajouter un rôle actif.

 

Une fois que les gens du totem sont assemblés, ils se mettent en route, ne laissant au camp que deux ou trois d’entre eux. Tout nus, sans armes, sans aucun de leurs ornements habituels, ils s’avancent les uns derrière les autres, dans un profond silence. Leur attitude, leur démarche sont empreintes d’une gravité religieuse : c’est que l’acte auquel ils prennent part a, à leurs yeux, une exceptionnelle importance. Aussi, jusqu’à la fin de la cérémonie, sont-ils tenus d’observer un jeûne rigoureux.

 

Le pays qu’ils traversent est tout rempli de souvenirs laissés par les glorieux ancêtres. Ils arrivent ainsi à un endroit où un gros bloc de quartzite est enfoncé dans le sol, avec tout autour, des petites pierres arrondies. Le bloc représente la chenille Witchetty à l’état adulte. L’Alatunja, le frappe avec une sorte de petite auge en bois appelée apmara, en même temps qu’il psalmodie un chant dont l’objet est d’inviter l’animal à pondre. Il procède de même avec les pierres, qui figurent les œufs de l’animal, et, avec l’une d’elles, il frotte l’estomac de chaque assistant. Cela fait, ils descendent tous un peu plus bas, au pied d’un rocher, également célébré dans les mythes de l’Alcheringa, à la base duquel se trouve une autre pierre qui, elle aussi, représente la chenille witchetty. L’Alatunja la frappe avec son apmara ; les gens qui l’accompagnent en font autant avec des branches de gommier qu’ils ont cueillies en route, le tout au milieu de chants qui renouvellent l’invitation précédemment adressée à l’animal. Près de dix endroits différents sont successivement visités, dont quelques-uns sont parfois situés à un mille les uns des autres. Dans chacun d’eux, au fond d’une sorte de cave ou de trou, se trouve quelque pierre qui est censée figurer la chenille witchetty sous l’un, de ses aspects ou à l’une des phases de son existence, et sur chacune de ces pierres les mêmes cérémonies sont répétées.

 

Le sens du rite est apparent. Si l’Alatunja frappe les pierres sacrées, c’est pour en détacher de la poussière. Les grains de cette poussière très sainte sont considérés comme autant de germes de vie ; chacun d’eux contient un principe spirituel qui, en s’introduisant dans un organisme de la même espèce, y donnera naissance à un être nouveau. Les branches d’arbre dont se sont munis les assistants servent à disperser dans toutes les directions cette précieuse poussière ; elle s’en va, de tous les côtés, faire son œuvre fécondante. Par ce moyen, on croit avoir assuré la reproduction abondante de l’espèce animale dont le clan a la garde, pour ainsi dire, et dont il dépend.»

 
En quoi cette cérémonie de l’Intichiuma nous intéresse-t-elle me demanderez-vous ? Pourquoi un rite de multiplication et de réparation de la nature nous intéresserait-il donc me direz-vous ? D’abord et avant tout parce que dans notre monde où la nature est tellement exsangue, où la réflexion écologique (mais non extrémiste) prend une telle importance, un tel rite a une très forte signification et une très forte urgence.

 

Deuxièmement, il est important de noter que les aborigènes australiens sont les seuls peuples premiers, ou primitifs, à avoir conservé de tels rites. Partout ailleurs, ces rites ont disparu. Oubliés dans les fonds des âges. À moins qu’ils n’étaient pas généralisés de par le monde avant il y a 50.000 ans, avant la séparation entre les australiens et le reste de l’humanité. 

 

3. Une organisation sociale particulière.

Les sociétés aborigènes australiennes ne diffèrent pas du reste du monde par cette seule cérémonie de l’Intichiuma, mais par un ensemble de pratiques sociales qui n’existent pas ailleurs. Je ne traiterai pas ici non plus des interdictions de consommation alimentaire des totems de clan, ni de l’organisation en moitié ou en quart exogame que l’on observe en Australie, parce qu’on les trouve aussi ailleurs. 

Les pratiques matrimoniales sont une première bizarrerie, ou spécificité australienne. Partout ailleurs, on observe des pratiques matrimoniales se basant soit :

• sur le mariage libre (notre propre culture occidentale),

• soit sur le versement d’une dot (versée par le père de la mariée au gendre, essentiellement dans les strates riches de la société occidentale moderne et ancienne),

• soit sur le paiement du prix de la fiancée (à l’inverse de la dot, c’est le mari ou la famille du mari qui doit payer pour avoir une femme)

• soit sur le service de la fiancée (au lieu de payer pour posséder une femme, le mari va travailler pour le père de la fiancée pendant un temps déterminé)

 

(à noter que dans certaines sociétés africaines ou asiatiques, ces diverses pratiques matrimoniales peuvent coexister les unes avec les autres, en complément, ou différer en fonction des strates de richesse de diverses classes sociales. Ainsi dans notre société occidentale moderne, en fonction des classes sociales, on observe le plus souvent le mariage libre mais également le versement de dot. À noter également que certaines pratiques matrimoniales peuvent ou pouvaient déboucher sur l’esclavage pour dette, ou sur la dépendance vis-à-vis d’un patron. L’impossibilité pour un homme de s’acquitter du paiement du prix de sa femme, en nombre de têtes de bétail, pouvait le faire tomber, lui ou l’ensemble de sa famille, en esclavage. Parfois, le mari devait rester habiter dans la famille de son beau-père jusqu’à avoir régler la totalité du prix de la fiancée. Seul le service pour (le père de) la fiancée permettait d’éviter tout risque de mise en esclavage pour dette. Tout le monde peut travailler et mériter une femme. Bizarrement, à ma connaissance, rares sont les sociétés à avoir inversé ce système misogyne en imposant le service du fiancé, ou le prix du fiancé)

 

Mais il existe une dernière forme de prestations matrimoniales différentes de cette liste, qui n’existe que chez les seuls peuples aborigènes australiens, et nulle part ailleurs. Je serais tenté de parler de survivance archaïque, d’un passé remontant à près de 50.000 ans. Il s’agit de prestations matrimoniales à durée permanente : tout ce qu’un chasseur chasse et tue sera indéfiniment donné au bénéfice de sa belle-mère, et de son père. Rien de ce qu’il chassera ne lui appartiendra et il ne pourra pas le consommer et en profiter. Ni sa famille. À noter que chaque jeune garçon se voit attribuer une jeune fille de son âge qui devient sa belle-mère. À partir de ce jour, elle et son père bénéficieront du produit de toute sa chasse, à vie, tandis que lui bénéficiera de l’ensemble des filles qu’elle mettra ultérieurement au monde, qui deviendront ses épouses. Accessoirement, cela explique les différences d’âge entre les maris et les femmes aborigènes, avec une différence d’au moins une génération entre maris et femmes. L’ensemble du pouvoir est également détenu dans les mains des vieux hommes, qui possèdent à la fois des pouvoirs magiques et des connaissances rituelles, et possèdent des filles à marier.

 

Dans ce monde australien, pas de fiers et puissants chasseurs qui puissent s’enrichir et se constituer une cohorte de dépendants, qui puissent se glorifier de leur habileté à la chasse. Aucun chasseur aborigène n’est proprietaire ou bénéficiaire du produit de sa chasse. Et ce système social a perduré durant des milliers d’années, pour survivre jusqu’à notre époque. Ce système, ainsi que la guerre perpétuelle que se livraient les tribus voisines ou proches. 


Sans oublier cette pratique qui me choque tant, retracée par M. Pétillon, du prélèvement en ouvrant le dos des hommes «de la graisse rénale (kidney fat), substance chargée d'une forte valeur magique et était ardemment recherchée dans toute l’Australie.»

 
 
Saucratès

 

 

Post scriptum : Il ne faut voir dans ces énumérations de pratiques sociales ou matrimoniales aucun jugement de ma part. Il ne s’agit que de mécanismes sociaux observés depuis plusieurs siècles par des ethnologues et anthropologues. Toutes les personnes dans ces sociétés ne doivent pas toutes observer ces usages et habitudes. En quelque sorte, comme l’avait utilisé le sociologue Max Weber, contemporain de Durkheim, il ne s’agit que d’un idéal type (ou type idéal), que l’on peut encore désigner comme un modèle idéal, valable pour chacune de ces sociétés. 



14/07/2023
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