Critiques de notre temps

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Dette et Afrique

Dette et Afrique

Par Saucratès 

Paris, lundi 19 juin 2023

 

L’Afrique a-t-elle un problème avec l’idée même d’endettement ? Cette question n’est pas nouvelle. Le concept de développement et d’économie du développement se bat avec l’idée de la dette depuis les années 1970, c’est-à-dire le début de la période des décolonisations (ainsi dès 1957 pour le Ghana). De précédentes crises des dettes ont déjà éclaté par le passé, notamment dans les années 1980 et 1990, suivies de politiques d’annulation des dettes publiques de nombreux pays africains sous l’égide des institutions internationales, Banque mondiale et Fonds monétaire international. 

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/06/18/l-afrique-retombe-dans-le-piege-de-la-dette_6178186_3212.html

 
Le Club de Paris intervient aussi régulièrement, même au cours de cette dernière décennie, pour restructurer les dettes publiques lorsque certains États ou certains prêteurs le sollicitent. En économie du développement, on a cherché de tout temps une explication à ces crises périodiques d’endettement. Le parallèle immanquable de l’économie du développement, du concept de développement demeure évidemment le développement européen des années 1850-1900. Comment l’Europe a-t-elle pu réussir un développement autocentré à cette période, de même que le Japon, ou la Russie et les Dragons et Tigres asiatiques quelques décennies plus tard, sans crises d’endettement international, et pourquoi l’Afrique n’y arrive pas, sans voire périodiquement son économie s’effondrer pendant ces crises de la dette ? 
 

On a trouvé des explications à ces questions en économie du développement. Les premières crises des dettes s’expliquaient par le financement de projets titanesques, pharaoniques, totalement disproportionnés et sans intérêt ni retombées pour les populations locales. Les dettes issues de ces éléphants blancs n’avaient évidemment pas à être remboursées par leurs descendants ou par leurs successeurs politiques. Les seuls bénéficiaires de ces éléphants blancs étaient les entreprises occidentales les ayant construits.

 

Une autre explication se trouve aussi dans les détournements de fonds de dirigeants et d’intermédiaires louches dans ces montages, dans ces projets. Et là aussi, pourquoi les citoyens, de nouveaux gouvernements successeurs, devraient-ils prendre la suite du remboursement de prêts et de dettes illégitimes. On s’est ainsi trouvé face à des prêteurs bilatéraux et internationaux occidentaux restreignant et contrôlant beaucoup mieux les prêts qu’ils consentent, les projets qu’ils financent, et les retombées de ces projets. Education, santé, assainissement en lien avec les financements consentis, permettent de restreindre les possibilités de détournement des dettes, de financement d’éléphants blancs …

 

Mais ceci n’est qu’un aspect du problème de la dette. De quel droit les institutions bilatérales ou multilatérales des pays occidentaux pourraient-ils décider à la place des gouvernements africains de ce qu’ils peuvent financer et de ce qu’ils ne peuvent pas emprunter ? De nouveaux acteurs sont ainsi apparus, privés mais aussi et surtout la Chine. La Chine qui au travers de ses nouvelles Routes de la Soie, a pris la place de l’Occident des années 1970, avec le financement de nouveaux éléphants blancs ou d’infrastructures démesurées qui intéressent en premier lieu la Chine et ses Nouvelles Routes de la Soie. Et ceci crée un problème pour une entité comme le Club de Paris et pour les pays emprunteurs surendettés, qui doivent composer avec la Chine, extérieure au Club de Paris.

 

Les pays africains ayant emprunté avec la Chine découvriront dans quelques années ou décennies les méthodes de ce prêteur et les conséquences et concessions qui leur seront demandées en échange de l’abandon d’une partie de leur dette, ou pas. L’Afrique avait découvert les conséquences des politiques d’ajustement structurel du FMI et de la Banque Mondiale, et des pertes de souveraineté qui en découlaient. Il faut espérer que le coût financier et démocratique d’une cessation de paiement vis-à-vis d’un prêteur comme la Chine ne sera pas encore pire pour les Etats emprunteurs africains.

 

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/06/18/l-ethiopie-attend-toujours-une-restructuration-de-sa-dette_6178190_3212.html

 

https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/06/18/les-pays-africains-s-estiment-maltraites-par-les-agences-de-notation-financiere_6178202_3212.html

 
L’idée même de la dette est-elle pertinente. Si des États comme le Japon à partir des années 1850, la Russie à partir des années 1917, de la Chine à partir des années 1949, et d’autres par la suite, ont pu se développer de manière autocentrée et rejoindre le cercle des États industriels développés, pourquoi l’Afrique n’y réussit-elle pas ? L’Europe et les Etats-Unis ont pu se developper en recourant à leur propre épargne, mais cette épargne avait profité des richesses accumulées par la colonisation, or et argent des  Incas et des Aztèques volés par les espagnols et les portugais, qui avaient irrigué toute l’Europe. Richesses également tirées de la colonisation de l’Afrique et de l’Asie. Et malgré tout, ces États européens et occidentaux ont subi de très nombreuses crises financières et bancaires, liées à leur politique monétaire restrictive. Le développement du Japon, de l’URSS et de la Chine, puis des autres Dragons et Tigres asiatiques s’est reposé sur des processus beaucoup plus internalisés, et pour certains par leur insertion tardive dans les échanges internationaux sur la fabrication des biens les moins valorisés, suivi d’une montée en gamme progressive et d’une captation de transferts de technologie. 

D’une certaine façon, on peut s’interroger sur l’échec de ces différents modèles de développement en Afrique, que ce soit sur les échecs du développement autocentré, sur l’échec du développement d’une bourgeoisie africaine apte à financer elle-même le développement de l’Afrique, au lieu de se réfugier sur les marchés financiers occidentaux plus sécuritaires et plus rémunérateurs. Sur l’insécurité politique africaine, où on assiste régulièrement encore à des coups d’Etat militaires, et son corollaire en matière d’instabilité civile. Il manque ainsi soit à l’Afrique des décennies d’implantation de régîmes d’Etat de droit (mais peut-on dire cela de l’Europe qui a connu les désordres de la Seconde guerre mondiale jusqu’en 1945, des régimes tyranniques ou militaires en Grèce, en Espagne ou au Portugal, ou l’instauration de régimes tyranniques soviétiques dans toute l’Europe de l’Est et les Balkans ?), soit d’un pouvoir fort et absolu (à l’image du Japon, de la Chine, de l’URSS, de la Corée, de Taïwan…) dont le développement économique pour rattraper l’Occident serait l’objectif unique et partagé avec l’ensemble de leurs citoyens.

 

Le développement économique ne se décrète pas. S’il ne repose pas sur l’effort de l’ensemble de la population, guidée et éclairée par un pouvoir fort, dictatorial, il peut à la rigueur profiter de l’entreprenariat d’une fraction de sa bourgeoisie, dans un processus beaucoup plus long, et de la contribution forcée d’une partie de la population chassée des campagnes et poussée à rejoindre les villes où elle constituera un lumpen-prolétariat servant à nourrir les usines de la bourgeoisie.

 

Mais à l’heure de la modernité, de la médiatisation et de la connexion à outrance du monde, il existe une aspiration de tout ce lumpen-prolétariat à tenter le voyage vers l’Occident, vers l’Eldorado de l’Occident, plutôt que de vivre une vie difficile et sans espoir dans leur propre pays, même si ils nourriraient ainsi, par ce sacrifice, une possibilité de développement de leur propre pays. La fuite de la jeunesse et des capitaux de la bourgeoisie africaine peut ainsi etre considérée comme une des explications des échecs du développement africain, tout comme la cause des désordres migratoires qui frappent et bousculent la vieille Europe. Résoudre ce dilemme est un autre problème.

 

 

Saucratès



19/06/2023
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