Critiques de notre temps

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Théories du développement


Nouveau retour sur le développement

Quels sont les mécanismes du développement

Par Saucratès 

Saint-Denis de la Réunion, dimanche 7 janvier 2024

 

Quels processus expliquent les mécanismes du développement ? Il y a des écoles qui forment au développement. On ne parle déjà plus de développement économique mais de développement durable ou de développement humain. Et malgré tout, malgré toutes les études, malgré les décennies où l’Occident a cherché à réfléchir développement, à penser développement, à former des experts en développement, qui œuvrent dans des institutions œuvrant pour le développement, dans des associations militant pour le développement, intervenant pour construire des puits en Afrique, pour faire fonctionner des hôpitaux ou des centres de soins en Afrique, et parfois pour voler et faire adopter des enfants africains (comme l’arche de Zoé), l’immense majorité des États africains, des États d’Asie centrale, des états d’Amérique du Sud ou des Andes, sont toujours insuffisamment développés, victimes de coups d’état militaires, rongés par la misère, le sous-développement, la faim, l’absence d’éducation des jeunes garçons et des jeunes filles, et les maladies comme le Sida, la maladie du sommeil, la malaria, et autres infections parasitaires.

 

Et pourtant, cela fait plus de cinquante ans, depuis bien avant le début des années 1970, que l’on réfléchit développement, que des travaux en économie du développement cherchent à théoriser la sortie du sous-développement pour aider les États en développement. Depuis bien avant les années 2000, on parle désormais de développement durable et que des générations des économistes en développement durable sortent d’écoles du développement. Et pourtant, rien ne se développe, si ce n’est les institutions occidentales d’aide au développement qui grossissent, qui absorbent d’autres institutions devant supposément les aider dans leurs tâches, qui accroissent phénoménalement leurs encours de financement, changent de noms, de symboles et de sigles, et malgré tout, le cercle vicieux du sous-développement continue d’aspirer les états africains dans la spirale du sous-développement et de la misère. Et leurs jeunes cherchent désespérément à fuir en Occident pour s’enrichir, pour avoir enfin une vie, un futur, ou pour y commettre finalement des attentats ou des crimes pour se venger.

 
Comment définir l’action de la Chine ? La Chine répète-t-elle les mêmes erreurs que l’Occident ? La Chine a-t-elle une politique impérialiste visant son propre développement, sa propre expansion et la sécurisation de ses voies maritimes et aériennes, de ses voies d’approvisionnement en matières premières, en ressources, cherche-t-elle en un mot juste son seul intérêt, ou bien pense-t-elle différemment, a-t-elle une autre réflexion, une autre voie à proposer vers le développement de ses partenaires ?

 
Ma première interprétation de la politique chinoise est qu’elle semble mettre en œuvre une politique de type impérialiste. Les Etats africains ou asiatiques où elle s’installe se trouvent acculer sous les dettes pour rembourser les prêts qu’elle leur a consenti pour construire des infrastructures et des installations portuaires, énergétiques, ou des réseaux de transport dont elle a elle-même besoin dans le cadre de ses ‘nouvelles routes de la soie’. Et ces États semblent contraints sous la menace de défaut de paiement de lui transférer des parties de leur territoire sur lesquels ils ne seront plus souverains. 
 
C’est mon interprétation de ce que l’on peut voir et comprendre. Ces mécanismes à l’œuvre semblent peu différents des politiques colonialistes mises en œuvre par l’Occident au dix-neuvième et au début du vingtième siècle. D’une certaine façon, les États occidentaux n’ont plus osé agir de cette manière au cours des cinquante dernières années, apeurés à l’idée d’être à nouveau soupçonnés de vouloir coloniser leurs anciennes colonies africaines. Évidemment, les états occidentaux ont gardé des bases militaires en Afrique et ailleurs, pour maintenir leurs capacités d’intervention militaire. Gardé des États vassaux pour un temps, mais qui désormais leur échappent inéluctablement. 

 

La question serait donc de savoir si, malgré ses apparences, la Chine met en œuvre une politique d’aide au développement différente en Afrique et en Asie du colonialisme et de l’impérialisme occidental de notre passé ? Et si ce n’est pas le cas, il serait utile de comprendre pourquoi ces états en développement se jettent malgré tout dans les bras de la Chine et de ses ’nouvelles routes de la soie’ ? Leur vend-elle du rêve de les associer à son expansion commerciale ? Est-ce cela qui nous manque désormais en Occident ? Cette capacité à vendre du rêve pour un développement futur de ces États africains ? Le fait que les mécanismes que l’on a mis en œuvre pour les protéger, pour aider à se développer, sont aujourd’hui considérés comme des moyens de les enfermer, de les contrôler, de nous enrichir, de les maintenir dans le sous-développement !

 
Mais avons-nous même compris comment le développement fonctionne ? Sait-on véritablement comment les Etats d’Europe occidentale se sont-ils développés au dix-neuvième siècle ? Sait-on véritablement comment les Dragons asiatiques, les Tigres asiatiques, le Japon et la Chine ont réussi leur développement économique pour faire aujourd’hui partie des États développés ? 
 
La seule chose dont on peut être sûr, c’est que les états européens, les USA, le Japon, la Chine, les Dragons asiatiques et les Tigres asiatiques, ne se sont pas développés en fonction de nos principes ultra-libéraux, sur le principe du libre-accès aux marchés et aux ressources. Ils se sont développés au contraire en se fermant à toutes les influences extérieures. C’est le cas du Japon au dix-neuvième siècle, des Tigres et des Dragons, de la France qui a protégé son économie de manufactures de la concurrence anglaise au dix-huitième et dix-neuvième siècle.
 
Alors évidemment, toute la réflexion économique du développement s’est évidemment construite autour du libre-échange, de l’ouverture des économies nationales à la concurrence internationale, de la spécialisation des économies sur leurs avantages concurrentiels, à la mode de l’économie ricardienne et des théoriciens qui ont pris sa suite, mais cela n’a fonctionné probablement nulle part. Probablement même pas en Angleterre où cette théorie est pourtant née, mais l’Angleterre n’avait aucun autre pays à concurrencer, mis à part les vignerons portugais. Mais comment pourrait-on penser le développement économique autrement ou différemment, sachant l’importance dans la théorie économique des principes néoclassiques, de ceux des partisans des marchés, de la concurrence pure et parfaite.

 
Des théories économiques du développement qui ne fonctionnent toujours pas. Pour les théoriciens du développement, les réussites isolées des états européens et du Japon au dix-neuvième siècle, des Dragons et des Tigres asiatiques ainsi que de la Chine au vingtième et vingt-et-unième siècle ne sont que des cas exceptionnels qui n’auraient pas dû réussir parce qu’ils contreviennent aux règles canoniques du libéralisme économique. Ou alors on va chercher à l’expliquer par d’autres facteurs externes comme la qualité et le niveau de formation de la main d’œuvre, qui viendrait en explication subsidiaire à la réussite de ces États. Et pourtant, ces différents cas exceptionnels sont les seuls cas de réussite d’un État en développement pour l’amener au stade d’Etat développés. En éliminant bien sûr les pétro-monarchies du Golfe persique, mais qui ont construit une économie sur les rentes issues de leurs gisements pétroliers. 

 
Malgré plus de cinquante années de réflexions et de recherches, on ne sait donc toujours pas expliquer le développement économique passé ni construire un processus de développement qui fonctionnera. On ne sait toujours pas sortir les États en développement africains du sous-développement économique, comme si l’Occident ne le souhaitait pas.
 
Évidemment, quelques scientifiques divins peuvent obtenir un prix Nobel parce qu’ils vont pouvoir expliquer leurs petites expériences de terrain où ils donnent une aide financière à certains ou à certaines et pas à d’autres et qu’ils vont savoir mesurer les effets et les conséquences de leur intervention. Mais à part le fait que cela fait de l’économie une science expérimentale, et permet à des économistes de se prendre pour Dieu jouant aux dés, qu’est-ce que cela apporte en matière de développement ? Quels pays ces scientifiques divins et adulés ont-ils sorti du sous-développement pour les amener au stade des Etats développés ? Aucun. Ceux qu’ils aident retombent d’ailleurs dans la mendicité ou la misère dès lors qu’ils arrêtent leur expérience divine.

 
Quelle explication au développement économique de l’Europe au dix-neuvième siècle ? Sait-on même expliquer schématiquement les mécanismes des développements qui ont réussi ? Une des explications du développement économiques des Etats européens du dix-neuvième siècle s’appuie sur l’idée que les États européens ont pu s’appuyer sur une classe de petits épargnants et sur une bourgeoisie qui a pu financer les investissements publics et privés ayant permis d’enclencher le développement industriel européen. C’est en tout cas ce que j’ai souvent lu, ce qui, selon certains théoriciens ou spécialistes du développement, manque aux États africains et aux États en développement. Une classe de petite bourgeoisie sur laquelle ces Etats pourraient s’appuyer et qui pourraient apporter le capital financier nécessaire au développement. 
 
Mais est-ce vraiment l’explication de ce qui s’est passé en Europe ? La philosophe Hannah Arendt donne une autre explication de ce développement dans son livre sur l’antisémitisme. 

«A partir de la fin du XVIIè siecle, on assiste en conséquence à une expansion sans précédent de l’activité économique de l’Etat et, parallèlement, de son besoin de capitaux. Parmi les populations européennes, aucun groupe n’était en mesure de fournir à l’Etat les capitaux nécessaires, ni de prendre une grande part au développement d’activités économiques étatiques. Les Juifs, au contraire, avaient une longue expérience du prêt et des relations avec la noblesse européenne, qui souvent les protégeait localement et les employait comme hommes d’affaires. Il était donc naturel qu’on eût recours à eux. Pour ses nouvelles activités économiques, l’Etat avait tout intérêt à accorder aux Juifs certains privilèges et à les traiter comme un groupe à part. L’Etat ne pouvait en aucun cas les laisser s’assimiler complètement à une population qui refusait de prêter à l’Etat, qui répugnait à prendre part à ses entreprises et à les developper, et qui se cantonnait au modèle routinier de l’entreprise capitaliste privée.»

 

Hannah Arendt, L’antisémitisme - Quarto Gallimard - pages 229-230

 

Selon Hannah Arendt, cela explique la montée de l’antisémitisme en Europe. Selon elle, toute classe sociale entrant en conflit avec l’Etat, avec le gouvernement, entrait inévitablement en conflit avec les Juifs, principaux soutiens des gouvernements et de l’administration. Toujours selon Hannah Arendt, à compter de 1900, les États n’auront plus besoin des Juifs pour les financer, l’impérialisme ayant conduit la bourgeoisie à investir et à financer les États. Ce qui nourrira encore l’antisémitisme : selon elle, toute classe de privilégiés sans objet social est détestée par le peuple, comme l’aristocratie au moment de la Révolution francaise. 

 

Mais cela excède notre analyse des explications du développement économique. Au fond, l’explication du développement économique européen ne reposerait donc pas sur une petite bourgeoisie suffisamment riche pour financer et participer aux activités industrielles des États, mais de leur financement par quelques riches banquiers juifs, comme Les Rothschild, Samuel Bernard, le baron Liefman Calmer, Gerson von Bleichröder, ou encore Samuel Oppenheimer, cités par Hannah Arendt. Mais on trouve aussi quelques autres grands banquiers catholiques ou protestants comme les Fugger ou Jacques Cœur. 

 
Qu’est-ce qu’une telle explication peut apporter à notre analyse du développement économique et industriel ?

• Le fait que le développement soit permis par quelques grandes familles de banquiers juifs que les États en développement modernes actuels ne possèdent pas et qu’ils sont par conséquent contraints de se financer auprès d’institutions internationales occidentales qui les forcent à emprunter en devises étrangères (francs français, euros, dollars ou remimbi) ?

 

• Le fait que l’économie du développement moderne fasse totalement l’impasse sur l’aspect monétaire et financier du développement, en fonction des principes théoriques néolibéraux et monétaristes qui veut que la monnaie n’est aucun impact, aucune incidence sur l’activité économique réelle ?

 

• Cette impasse sur l’aspect monétaire et financier du développement économique est évidemment une erreur. L’origine interne ou externe des fonds finançant le développement d’infrastructures industrielles ou routières est évidemment fondamental, tout comme l’adhésion du peuple au développement, et sa mise en œuvre par un groupe d’administrateurs ou de politiques visionnaires qui agissent collectivement pour le bien commun du pays.

 

• Au fond, la main invisible du marché, le libre jeu de la concurrence, la recherche unique du profit comme élément explicatif, ne permettent en aucun cas le développement. Même la France est encore aujourd’hui obligée de recourir à la planification et à une autorité régulatrice pour mettre en œuvre des politiques industrielles.

 

En ayant écrit tout cela, je ne réponds pourtant pas véritablement à mes questions. Comment penser le développement économique et comment expliquer que cela ait fonctionné ou dysfonctionne ?

 
 
Saucratès


07/01/2024
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Théories du Développement (2)

 

Réflexion onze (8 avril 2012)
Retour sur l'économie du développement selon Esther Duflo (suite)


Je lis toujours le livre d'Esther Duflo et de Abhijit V. Banerjee intitulé «Repenser la pauvreté». Il est amusant de noter qu'ils y posent de bonnes questions mais il me semble que les outils qu'ils utilisent pour y répondre constituent de mauvaises méthodes. Ils se posent ainsi des questions en matière de nourriture et d'éducation (entre autres). Et toutes leurs argumentations me semblent, selon moi, d'une certaine manière vouloir démontrer l'idée qu'une aide massive en faveur du développement n'est pas nécessaire, ne peut pas fonctionner. Evidemment, ils ne l'écrivent pas comme cela ... Leur démonstration vise simplement à démontrer qu'il n'existe pas de trappe à la pauvreté, trappe qui selon eux serait la seule justification à une aide massive en faveur du développement.

 

En matière de santé et plus particulièrement d'alimentation, ils estiment que la faim ne touche pas les pauvres dans les pays en développement qu'ils étudient, en Asie ou en Afrique, hors cas particulier des pays en guerre. Sinon, le coût de l'alimentation est suffisamment bon marché dans ces pays pour permettre à chacun de se nourrir, et il n'y existe pas de trappes à pauvreté en matière d'alimentation selon eux.

 

Mais toute leur analyse repose principalement sur une approche purement microéconomique. Non seulement, selon eux, les pauvres dans ces pays-là peuvent-ils comparer les apports énergétiques des différents nourritures qu'ils peuvent acquérir avec leurs revenus, non seulement peuvent-ils apprécier les bienfaits de nourritures enrichies en fer ou en iode, mais en plus ils peuvent également calculer les revenus futurs et les variations de revenus futurs que leurs enfants pourront obtenir au cours de leur vie adulte grâce à la nourriture ou grâce à la vaccination.

 

Il en va de même pour l'éducation, puisque selon leur analyse, les parents sont capables de calculer les variations de revenus futurs qu'apporteront à leurs enfants chaque année supplémentaire d'enseignement primaire ou secondaire. Ce qui conduit les pauvres, selon les auteurs, à faire comme s'il existait une trappe à pauvreté alors qu'il n'y a pas de trappe à pauvreté.

 

Plus même que le concept d'expérimentation qui m'interpelle pourtant éthiquement (comment expérimenter lorsqu'il s'agit de la vie de personnes qui est en jeu), il me semble que cette forme d'analyse microéconomique pure est encore plus contestable, car même dans nos pays occidentaux où la formation scientifique est beaucoup plus développée chez les parents (ce qu'ils notent eux-même pour expliquer les difficultés de compréhension vis-à-vis de la médecine et des vaccins), je serais bien surpris que des parents calculent des gains futurs de revenus de leurs chérubins permis par des années d'école supplémentaires. Faire de la microéconomie ultra-libérale n'a selon moi aucun sens, et toutes les démonstrations réalisées dans ce livre, dès lors qu'elles s'appuient sur de telles méthodes, n'ont aucun sens ni aucune réalité.

 

A titre de comparaison, les parents dans les pays occidentaux ne me semblent pas utiliser ce genre d'outils microéconomiques pour décider du genre d'études (courtes ou supérieures) que leurs enfants suivront après l'âge de seize ans. Ce genre de décision dépend des souhaits des enfants, et de l'appréciation par les parents des probabilités que leur enfant puisse avoir un bon travail avec tel ou tel niveau de formation et dans telles ou telles branches d'activité professionnelle. Si ce genre de calculs microéconomiques de revenus futurs actualisés n'est utilisé par les parents dans des pays riches, quelle probabilité y a-t-il que ce genre d'outils puisse être utilisé dans les pays en développement?


A la réflexion, il ne paraît même pas incompréhensible qu'en utilisant ce genre d'outils microéconomiques, d'essence néoclassique voire libérale, les auteurs puissent en arriver au final à une conclusion néoclassique libérale, à savoir de considérer qu'une aide massive en faveur du développement puisse n'avoir aucune utilité ! Mais dès lors que l'on peut démontrer que les outils qui ont conduit leur raisonnement sont biaisés, c'est toute leur argumentation qui s'écroule alors comme un chateau de sable.

 

Pourtant, sur l'éducation, les auteurs posent de bonnes questions comme sur la faiblesse du taux de scolarisation dans les pays en développement. Le questionnement qu'ils suivent pour l'expliquer et les débuts de réponse qu'ils apportent offrent de véritables pistes de réflexion. Mais ces éléments de réponse ne nécessitent nul calcul microéconomique ni nulle expérimentation véritable (avec groupe témoin). Les éléments de réponse, présentéisme des enseignants et surtout niveaux des programmes arrêtés par les autorités étatiques me paraissent des pistes de réflexion intéressantes et pertinentes, et il ne me semble pas nécessaire de construire un tel corpus scientifique ni de telles explications expérimentales pour y arriver ni pour les démontrer ... puisque au final, de toute façon, l'expérimentation demeure toujours malgré tout susceptible de contestation.

 

L'apport d'Esther Duflo à l'économie du développement me paraît ainsi extrêmement restreinte (quelques bonnes pistes de réponses à quelques questions intéressantes) mais il s'appuie trop sur une analyse microéconomique libérale sans lien avec la réalité, rattachant cette auteur à la branche libérale, de droite, de l'économie du développement, au côté de William Easterly et de tous ceux qui présupposent que le financement du développement est sans intérêt et sans effet.

 

 

Réflexion dix (28 mars 2012)
Retour sur Esther Duflo et sur la légitimité de l'expérimentation en économie du développement - Les économistes peuvent-ils se prendre pour Dieu ? 


Je suis tombé sur le livre d'Esther Duflo et de Abhijit V. Banerjee intitulé «Repenser la pauvreté» et je ressens toujours le même malaise devant l'usage que les auteurs font de l'expérimentation des politiques de développement. Evidemment, leur position paraît parfaitement défendable dans l'absolu. Comme les auteurs l'écrivent en préface, «les experts ont pris l'habitude de décider à la place des pauvres de ce qui est bon pour eux sans prendre la peine de les consulter. Abhijit V. Banerjee et Esther Duflo ont initié la démarche inverse. Plutôt que de s'interroger sur la cause ultime de la pauvreté, ils se sont intéressés aux choix qu'opèrent les pauvres en matière de consommation, de mode de vie et d'éducation afin de tester expérimentalement l'efficacité des méthodes préconisées pour améliorer leur sort. Faut-il distribuer gratuitement de la nourriture aux quelque 800 millions de personnes qui vivent avec l'équivalent ou moins de un dollar par jour ? Vaut-il mieux donner ou vendre les moustiquaires qui protègent du paludisme ? La microfinance est-elle le remède espéré pour sortir des pièges de la pauvreté ? À distance des réflexes partisans, ce livre aborde ainsi le défi du combat contre la pauvreté comme une série de problèmes concrets qui, une fois correctement identifiés et compris, peuvent être résolus un à un.» 

http://lectures.revues.org/7491

 

Dans l'absolu, on peut parfaitement adhérer à cette réflexion et à cette forme de pensée. Les économistes occidentaux, qui appartiennent, comme Esther Duflo et l'autre auteur, au segment le plus riche de la population occidentale, ne peuvent légitimement pas décider de ce qui est le mieux pour les habitants extrêmement pauvres des pays en développement, ou même tout simplement pour les sans-abris et sans emploi de nos sociétés occidentales. Il faudrait utilement avoir leur opinion sur toutes les politiques de développement, d'emploi, en fait sur toutes les formes de politiques publiques, qui leur serait destinées ou qui les concerneraient. Jusqu'à là, je n'ai pas de problème de conscience ou de compréhension.

 

Ce qui me pose par contre problème, c'est la manière dont Esther Duflo entend recueillir, ou plutôt faudrait-il dire 'mesurer' cette opinion, par l'expérimentation humaine. Esther Duflo ne préconise pas simplement de recueillir l'opinion des villageois, des citoyens concernés par une mesure de politique publique ou de développement. Elle préconise de mener des expérimentations avec des groupes témoins sur des populations, pour avoir une idée réelle du comportement des pauvres dans tel et tel cas. Il s'agit selon moi d'une expérimentation sur l'homme, qu'il faudrait interdire de la même manière que l'expérimentation médicale est interdite sur l'homme. Elle vise à mesurer précisément, statistiquement, l'effet de telle ou telle politique de développement.

 

Recueillir l'avis des populations concernées : oui ! Expérimenter sur ces mêmes populations : non ! En l'espèce, on pourrait reprocher à Esther Duflo la même chose qu'elle oppose aux autres économistes. Elle leur reproche de décider de ce qui est bon pour les pauvres, à leur place. Je lui reproche de se croire seule capable de mesurer les effets de politiques publiques sur les pauvres, comme si ces derniers n'étaient pas capables de prendre une décision sur une politique publique sans appréhender toutes les composantes de ce choix, en tenant compte des avantages et des inconvénients. Je lui reproche de penser que seule une mesure mathématique est à même de permettre de faire un choix, décision que des pauvres ne pourraient pas faire en dehors de toute modélisation statistique ou mathématique.

 

En fait, Esther Duflo, sous couvert d'une grande théorie soit-disante respectueuse des autres, des pauvres, ne vise qu'à faire rentrer la branche de l'économie du développement dans le carcan de l'analyse mathématique et de la modélisation statistique, sans aucun respect pour les connaissances des pauvres sur leur propre devenir, sur leurs propres choix et sur les conséquences humaines de leurs choix.

 

Dans l'analyse du spectre politique de l'économie du développement que Duflo et Banerjee présentent dans leur livre (page 30), où Esther Duflo elle-même se situe-t-elle ? A gauche de l'échiquier politique, avec Jeffrey Sachs, comme elle le situe. Selon elle (et cette définition me convient), «Sachs estime que certains pays sont enfermés dans la pauvreté, par leur situation géographique ou par malchance : ils sont pauvres parce qu'ils sont pauvres. Ils ont le potentiel nécessaire pour devenir riches, mais ils ont besoin d'être sortis de l'ornière où ils sont tombéss et d'être remis sur le chemin de la prospérité - d'où l'insistance de Sachs sur l'importance d'un puissant coup de main.» Ou bien à droite de l'échiquier politique, avec William Easterly ? Toujours selon elle, «Easterly constate que beaucoup de pays auparavant pauvres sont aujourd'hui riches, et inversement. Si la pauvreté n'est pas une condition permanente, c'est une imposture de parler d'un piège de la pauvreté qui enfermerait inexorablement les pays pauvres.»

 

 

Où se situe Esther Duflo dans cette approche dichotomique, avec sa fièvre expérimentatrice et son approche restrictive sur la capacité des bénéficiaires des politiques publiques à décider par eux-mêmes en toute connaissance des impacts positifs et négatifs ? Elle reproche ainsi à Sachs d'estimer «que les pauvres doivent être incités à faire ce que nous pensons qui est bon pour eux». Mais elle-même estime que les pauvres ne peuvent avoir connaissance de ce qui est bon pour eux et qu'elle doit en mesurer pour eux les effets pour pouvoir prendre ensuite scientifiquement une décision qui sera alors parfaite !

 

 

Réflexion neuf (18 mai 2009)
La théorie du «big push» de Paul Rosenstein-Rodan


Paul Rosenstein-Rodan est né en Pologne en 1902. Il fait ses études à l'université de Vienne. Il émigre en Grande-Bretagne en 1930 puis aux États-Unis. Il travaillera d'abord à la Banque mondiale (1947-1954) puis au Massachusetts Institute of Technology (1953-1968).

 

La théorie du Big Push (la Grande poussée) a été exposée pour la première fois par Rosenstein-Rodan (l'inventeur du terme développement) en 1943 dans un article du Economic Journal intitulé «Problems of industrialization of Eastern and Southeastern Europe». Elle a été formalisée en 1989 par Kevin Murphy, Andrei Shleifer et Robert Vishny (article du Quarterly Journal of Economics intitulé «Income distribution, market size, and industrialization»). Ces auteurs analysent les conditions de passage d'une économie traditionnelle (de subsistence) à une économie industrielle (plus productive et donc génératrice de croissance). Rosenstein-Rodan (1943) développe l'idée que, dans certaines situations, l'industrialisation d'une économie ne peut avoir lieu que si tous les agents économiques y participent. En d'autres termes, cela signifie que quelques agents économiques isolés ne peuvent à eux seuls amorcer le processus d'industrialisation.

Rosenstein-Rodan considère ainsi que, dans certaines situations, le processus d'industrialisation d'un pays est équivalent à un jeu d'assurance: Une entreprise s'industrialise si elle anticipe que les autres vont s'industrialiser également. Une entreprise ne s'industrialise pas si elle anticipe que les autres ne vont pas non plus s'industrialiser. Pour éviter l'échec de la coordination autour du bon équilibre (celui où toutes les entreprises s'industrialisent), il faut donc que le gouvernement du pays garantisse à chaque entreprise que son industrialisation ne sera pas isolée. En d'autres termes, il doit aider à l'industrialisation simultanée des entreprises de son pays. Gawande, Li, et Sauer (2003) montrent que c'est cette Grande Poussée qui a notamment permis, à partir du milieu des années 70, à certains des Dragons et des Tigres asiatiques d'amorcer leur croissance (article du Economics Bulletin intitulé «Big Push industrialization: some empirical evidence for East Asia and Eastern Europe»).

Le mérite de Murphy, Shleifer et Vishny (1989) est d'avoir formalisé l'intuition de Rosenstein-Rodan (1943). Leur modèle repose sur un vaste ensemble d'hypothèses (souvent réalistes) décrivant les caractéristiques du secteur traditionnel et du secteur industriel.

Comme l'écrivait Pierre Jacquet dans Le Monde, la théorie de Rosenstein-Rodan se basait également sur l'hypothèse des rendements croissants, dont Adam Smith avait eu l'intuition, qui repose notamment sur les complémentarité entre secteurs différents qui renforcent la productivité de chacun d'eux. Cette hypothèse ne sera pourtant réellement intégrée à la théorie économique que dans les années 1980. Pour Roseinstein-Rodan, dès 1943, «le développement économique n'est donc pas uniquement une affaire d'éducation, de santé ou d'infrastructures, mais de tout cela conjointement, puisque ce sont les effets externes et les rendements croissants générés qui font fonctionner l'ensemble.»

Pour conclure, cette théorie du big push offre deux pistes de réflexion à l'aide au développement : «ne pas lésiner sur les volumes, car il y a un seuil à dépasser afin d'améliorer l'efficacité de l'aide ... préférer aux priorités structurelles une approche intégrée des programmes de développement, guidée par les priorités locales conformément au principe d'appropriation de l'aide» ... et je dirais au principe d'appropriation du développement ...

 

Sources :

Le cours de Mme Marie-Anne Valfort en économie du développement (université de Paris I)

http://team.univ-paris1.fr/teamperso/DEA/Cursus/L3/cours7.pdf

Le blog de Pierre Jacquet, chef économiste à l'Agence française de développement

http://www.pierrejacquet.net/IMG/pdf/2009-01-19_Rosenstein-Rodan.pdf
 

 

Réflexion huit (24 avril 2009)
Esther Duflo ou de la place de l'expérimentation en économie du développement et plus largement dans les sciences humaines


J'avais eu une discussion avec un internaute sur la place et l'importance de l'expérimentation en sciences économiques et très particulièrement en économie du développement. Et c'est notamment l'une des principales pistes de réflexion abordées par la jeune et reconnue économiste Esther Duflo, enseignante au MIT et titulaire d'une chaire en économie du développement au Collège de France.

Pourtant, le principe même d'expérimentation des politiques publiques et des politiques de développement continue de me mettre mal à l'aise, même si peut-être ce concept est vraisemblablement appelé à être développé de plus en plus dans nos économies, occidentales ou en développement.

Est-il important de chiffrer les effets d'une politique économique ? Est-il important de chiffrer les effets de l'introduction d'une nouvelle technique agraire, médicale ou d'enseignement en contrôlant la diffusion de ces techniques sur des groupes témoins ? Et pourquoi n'y suis-je pas favorable ?

L'économie est vraisemblablement au seuil d'une nouvelle révolution. Au début du vingtième siècle, la révolution des mathématiques a été appliquée en économie (Marshall, Walras, Pareto ...). On est passé d'une économie littéraire et descriptive à ce que l'on a appelé les sciences économiques. L'idée était de faire de l'économie une science 'dure', loin des sciences humaines ... Et on a créé l'économie que l'on connaît désormais, pleine de formules mathématiques et de modèles économétriques, supposée capable de réfléter la réalité des échanges économiques et de transformer la réalité économique, en créant des produits financiers extrêmement complexes susceptibles de déstabiliser l'ensemble de l'économie, comme nous en avons fait l'amère expérience au cours de ces deux dernières années. Les sciences économiques que nous connaissons aujourd'hui ont même oublié que l'économie était composée d'hommes et de femmes, cachés derrière ces formules économiques et ces hypothèses invérifiables et inapplicables.

En ce début de vingt-et-unième siècle, on se trouve vraisemblablement aux portes de la théorisation d'une nouvelle économie, au seuil d'une nouvelle révolution, la volonté de faire de l'économie une science expérimentale, susceptible de vérifier son efficacité ... S'agit-il d'un retour en arrière vers une plus grande humanisation de l'économie, ou est-ce au contraire la poursuite de la recherche d'une plus grande scientisation de l'économie ?

Le concept même d'expérimentation me pose également problème dans ces rapports à l'état et aux politiques publiques. Je suis attaché à l'idée d'égalité de tous devant la loi et devant les politiques publiques. Pourrait-on imaginer en France ou ailleurs, que ce soit dans un pays en développement ou dans un autre pays occidental une expérimentation d'une politique publique en quelque matière que ce soit (éxonérer d'impôts ou de TVA telle population pour voir l'évolution de ces comportements d'épargne ou de consommation, réformer l'enseignement de telles ou telles classes d'élèves pour appréhender l'assimilation de la lecture ou de l'écriture ...) ? A mon sens, l'égalité de chacun d'entre nous devant la loi doit se comprendre comme un traitement parfaitement égalitaire de chacun d'entre nous, et l'idée qu'une même loi et de mêmes règles s'appliquent à chacun d'entre nous indépendamment de tout critère, en fonction de notre situation. Cela n'exclue évidemment pas l'existence de politiques discriminantes pour telle ou telle population (affirmative action), mais cela interdit en fait leur expérimentation.

Evidemment, je sais que le monde de l'enseignement public est justement en France (et vraisemblablement ailleurs) le champ de diverses mesures d'expérimentation, sur les méthodes d'enseignement ou sur les rythmes scolaires. Le législateur a tenté de laisser la possibilité d'expérimentation aux écoles et aux enseignants.

Pour en revenir au concept d'expérimentation défendu par Esther Duflo, je ne nie pas que le fait de pouvoir mesurer l'efficacité de mesures de politiques de développement ne soit pas intéressant, de même qu'il serait extrêmement intéressant de pouvoir mesurer l'efficacité de toute mesure de politique publique, ce qui permettrait alors d'en apprécier l'utilité et les effets bénéfiques et pervers. Mais le concept d'expérimentation sous-entend forcément la rupture de l'égalité de tous devant la loi, et le choix de populations différentes qui se verront proposer des techniques ou des mesures différentes, même si on en ignore les effets réels. Comme en expérimentation médicale avec les produits placebo, l'expérimentateur se trouve placé dans la situation de Dieu, qui décide de la survie d'untel ou d'untel ... Pour ces raisons d'égalitarisme, je demeure ainsi opposé à l'idée d'introduction de l'expérimentation en économie, quels que puissent être les avantages ...

Petite fiction ; si demain, l'humanité découvrait le voyage temporel, aurait-on pour autant le droit de comparer sur des lignes temporelles différentes l'efficacité des politiques économiques pour pouvoir choisir les plus efficaces ? Non ! Il y a forcément une limite entre ce que l'on peut faire et ce que l'on a le droit de faire ... L'expérimentation n'en fait pas partie pour moi.


Réflexion sept (1er mars 2009)
Esther Duflo


Jeune économiste française née le 25 octobre 1972, Esther Duflo est actuellement professeur au Massachusetts Institute of Technology, où elle détient la « chaire Abdul Latif Jameel sur la réduction de la pauvreté et l'économie du développement ». Après des études d'histoire à l'École normale supérieure, elle se tourne vers l'économie sur les conseils de Thomas Piketty. Elle réussit une maîtrise d'histoire et d'économie en 1994, puis un DEA d'économie en 1995. Elle sera assistante de recherche de Jeffrey Sachs et de Daniel Cohen.

En 1999, le département d'économie du MIT l'engage en tant que professeur assistant, pendant son son doctorat. Elle consacre sa thèse, intitulée Three Essays in Empirical Development Economics (Trois essais sur l'économie empirique du développement), à l'évaluation économique des projets de développement. Elle obtient le statut de professeur associé en 2002, à l'âge de 29 ans. Elle obtient le prix Elaine Bennett pour la recherche de l'American Economic Association en 2002, prix qui récompense une femme de moins de quarante ans dont les contributions en recherche économique sont exceptionnelles. En 2005, Le Monde et le Cercle des économistes lui décernent le prix du meilleur jeune économiste français. Elle est co-rédacteur des revues 'Review of Economics and Statistics' et 'Journal of Development Economics', et rédacteur fondateur de la revue 'American Economic Journal: Applied Economics'.

Elle a été nommée en fin d'année 2008 professeur au Collège de France où elle détient la première chaire internationale d'économie « savoirs contre pauvreté », cofinancé notamment par l'Agence française de développement. Le cours inaugural de sa leçon s'intitulait : "Expériences, sciences et lutte contre la pauvreté" (8 janvier 2009).

Son domaine de recherche est l'économie du développement, en particulier la santé, l'éducation, et l'accès au crédit. Elle s'intéresse tout particulièrement au développement d'expériences sur le terrain comme méthode d'analyse des causalités en économie, c'est-à-dire à l'évaluation scientifique, avec groupes témoins dans des expériences de terrain, comme en sciences dures, de toute politique économique ou de développement économique.

Ces cours au Collège de France sont accessibles sur internet à l'adresse suivante ...

Son champ de prédilection est ce que l'on appelle la microéconomie, de façon toutefois très divergente de ce que l'on entend normalement par microéconomie. La microéconomie est le plus souvent entendue comme une science mathématique d'agrégation des comportements rationnels des acteurs économiques, pour permettre l'élaboration d'une théorie du grand tout, de l'équilibre général walrassien. Esther Duflo ne voit pas la microéconomie comme cette science de la modélisation, mais au contraire comme une estimation sur le terrain de l'expérimentation en situation réelle de phénomènes économiques ou de comportements économiques.

L'économie, pour elle, doit être une science humaine, aussi rigoureuse et impartiale qu'une science grâce à l'expérimentation, aussi humble et condamnée à l'erreur qu'une science humaine, généreuse et engagée ...

Mais son approche expérimentale pose selon moi une problématique, de la même manière que l'expérimentation pose problème en matière de médecine, dès lors qu'elle s'applique à des individus, à des êtres humains ... et non à des choses, à des objets, comme dans d'autres sciences expérimentales (en physique ou en biologie). De quelle légitimité dispose l'expérimentateur pour décider qu'un groupe témoin recevra un placebo ou verra sa maladie se poursuivre, et qu'un autre groupe choisi aléatoirement disposera d'un traitement expérimental qui sera peut-être capable de le soigner ?

Le problème est le même, selon moi, en économie expérimentale ou en économie du développement expérimentale ... De quel droit un expérimentateur, tel Esther Duflo, peut-il décider que tel groupe aléatoirement sélectionné se verra proposer telle ou telle méthode ou expérience économique, qui lui permettra de réussir à se développer, et que tel autre groupe, par l'aléa du hasard, en sera exclu, ou se verra imposer des méthodes de culture moins intéressante, susceptibles de causer de la misère ou la mort ? Cette méthodologie en économie a le défaut de placer l'expérimentateur dans un rôle pratiquement de divinité, pour lequel celui-ci n'a aucune compétence ni aucune légitimité pour décider du devenir d'autres individus ... Cette méthode ne peut pas être appliquée dès lors qu'elle impacte les chances de survie ou de vie meilleure d'individus, que ce soit en économie ou en médecine ... La méthode d'expérimentation n'a véritablement sa place que dans les sciences portant sur des objets ou des phénomènes non vivants !


Saucratès


Précédents écrits sur le même sujet :
1.https://saucrates.blog4ever.com/blog/lire-article-447196-2023957-theories_du_developpement__1_.html

a.https://saucrates.blog4ever.com/blog/lire-article-447196-2022118-critique_du_developpement.html

b.https://saucrates.blog4ever.com/blog/lire-article-447196-2021665-du_developpement__5_.html


09/12/2010
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Théories du Développement (1)

Réflexion six (3 novembre 2007)
Amir Attaran

 

Professeur à l'université d'Ottawa, titulaire d'une Chaire de recherche en droit, santé de la population et politique du développement mondial (mais également membre du conseil d’administration d’Africa Fighting Malaria, organisation financée par les industriels du DDT, et expert au Royal Institute for International Affairs de Londres) Amir Attaran intervient régulièrement sur les questions de financement du développement économique et sur les questions de santé publique internationale et notamment en matière de développement.
http://www.chairs.gc.ca/web/chairholders/viewprofile_f.asp?id=1779

 

Il est particulièrement critique vis-à-vis de la politique de la Banque Mondiale en matière de santé, notamment sur le financement de la lutte contre le paludisme, accusant début 2006 la Banque Mondiale de renier ses engagements pris en 2000 (cf. un article du Monde du 25 avril 2006).

 

Il s'est notamment opposé à Jeffrey Sachs au sujet des Objectifs du Millénaire pour le Développement fixés par les Nations Unies, alors que Sachs et Attaran avaient corédigé un fameux rapport pour The Lancet dans lequel étaient fait état des insuffisances de l’aide monétaire internationale allouée à la lutte contre le HIV/SIDA dans les années 1990. Ce rapport engendra justement la création du Fond Global de Lutte contre le SIDA, la Tuberculose, et la Malaria.

 

Il est également intervenu dans le débat des médicaments génériques pour le traitement du Sida, en tant qu'opposant à la production de médicament générique ... Selon lui, le problème est moins le prix des médicaments que l'insuffisance de l'aide au développement allouée pour combattre ces maladies en Afrique.

 

Il intervient par ailleurs dans d'autres débats sur la santé publique, comme le procès intenté en Angleterre contre le NERC (Conseil National de la Recherche Environnementale) pour faute lors d’une évaluation de l'eau effectuée en 1992 au Bangladesh, qui n'avait pas diagnostiquer la présence d'arsenic. « ... l’assistance technique est comparable à une entreprise guidée par les services, dans laquelle le consultant doit avoir des obligations d’offrir des services de qualité au pays pauvre qu'il s’est engagé à aider. À cet égard, l'Institut Géologique Britannique (BGS), un démembrement du NERC, peut être accusé de négligence, pour avoir ignoré l'évidence scientifique sur la toxicité de l’arsenic dans les eaux souterraines ... ». Amir Attaran «... écarte également les craintes selon lesquelles le procès de la négligence va avoir un effet négatif sur l'aide au développement. Les volumes de l'aide sont fixés dans des accords internationaux et le fait d’avoir plus de responsabilité ne pourra mener qu’à une meilleure qualité de l'aide fournie ...»

 

Enfin, dans un article paru en juin 2004 dans le New York Times ('Quand la politique corrompt l’argent') écrit en partenariat avec Shirin Ebadi (avocate féministe iranienne, professeure en droit à l'université de Téhéran, militante des Droits de l’homme, Prix Nobel de la paix en 2003), ils s'attaquent une nouvelle fois à la politique de financement de la Banque Mondiale, en l'accusant de ne pas respecter les droits de l'homme et d'aider financièrement les gouvernements non démocratiques.

 

« ... Prêter de l’argent à des tyrans, c’est renforcer leur pouvoir, et se rendre complice des atteintes portées aux droits de leur peuple. Prêter de l’argent à des Etats structurés autour d’un parti unique revient à en asseoir l’hégémonie, et à faire fi de la dignité des personnes qui ne sont pas membres de ce parti. Prêter de l’argent à des dictateurs nantis, c’est réduire à l’esclavage leurs citoyens, qui même après le départ du dictateur, auront à rembourser intérêt et principal à la Banque ... »
http://www.amisdelaterre.org/La-Prix-Nobel-de-la-Paix-2003.html

 


Réflexion cinq (1er novembre 2007)
Elhanan Helpman

 

Notamment professeur d'Economie (Commercial International) à l'université d'Harvard aux Etats-Unis et titulaire d'une chaire en Relations Economiques Internationales à l'université de Tel-Aviv où il a fait une partie de ses études universitaires, Elhanan Helpman (né le 30 mars 1946) s'intéresse tout particulièrement aux théories de la croissance économique. Il a publié plusieurs livres à ce sujet, en collaboration pour certains avec Paul Krugman et Gene Grossman, qui ne sont pas encore traduits en français.

 

- Market Structure and Foreign Trade (1987, with Paul Krugman)
- Monopolistic Competition in Trade Theory (1990)
- Innovation and Growth in the Global Economy (1991, with Gene Grossman)
- Trade Policy and Market Structure (1992, with Paul Krugman)
- General Purpose Technologies and Economic Growth (1998)
- Special Interest Politics (2001, with Gene Grossman)
- Interest Groups and Trade Policy (2002, with Gene Grossman)
- The Mystery of Economic Growth (2004)

 

Ses thèses combinent théries du commerce international, théories politiques et théories de la croissance. Dans son dernier livre tout particulièrement (The Mystery of Economic Growth - 2004), Elhanan Helpman décrit une histoire de la recherche sur la croissance économique, en recensant et décrivant l'ensemble des apports de ses prédécesseurs et les principales critiques qui y sont apportées. Il interroge notamment l'importance accordé au progrès économique et au progrès de notre connaissance sur les causes de la croissance.

 

- l'importance de l'accumulation du capital physique et humain
- les effets des facteurs technologiques
- l'économie de la connaissance et l'influence de la productivité
- l'interdépendance des processus de croissance entre pays
- les inégalités et la géographie
- le rôle des institutions politiques et économiques dans l'encouragement de l'accumulation, de l'innovation et du changement

 

Elhanan Helpman conclut sur l'importance des institutions tels les droits de propriété, les lois, les usages et les systèmes politiques dans le processus de croissance, qu'il présente comme la clé de 'the mystery of economic growth'.

 


Réflexion quatre (13 mai 2007)
William Easterly et les échecs du développement


William Easterly est un autre grand spécialiste du développement. Il a travaillé pendant seize ans à la Banque Mondiale comme 'Research Economist', avant d'être encouragé à en partir après la publication d'un livre critique sur le développement. Il est actuellement 'Professor of Economics' à l'Université de New York et co-directeur du 'NYU’s Development Research Institute'.

 

Il a publié en 2006 "The White Man’s Burden : How the West’s Efforts to Aid the Rest Have Done So Much Ill and So Little Good" (Penguin) dont la traduction française est "Le fardeau de l'homme blanc" ainsi qu'en 2001 "The Elusive Quest for Growth : Economists Adventures and Misadventures in the Tropics (MIT), traduit en français sous le titre "Les pays pauvres sont-ils condamnés à le rester ?" (Éditions d’Organisation - 2006). Il écrit également régulièrement pour de prestigieuses revues d'économie telles 'Quarterly Journal of Economics', 'Journal of Economic Growth' et 'Journal of Development Economics'.

 

Dans "The elusive quest for growth", Easterly faisait un récit sans concession des échecs de la communauté du développement à aider les habitants des pays sous-développés à sortir de la pauvreté. Dans "The White Man’s Burden", Easterly va plus loin en contestant notamment l'argumentation de Sachs qui veut que les pays pauvres soient pris au piège de la pauvreté, duquel ils ne sortiront pas, à moins d’une aide étrangère à grande échelle. "The White Man’s Burden" est une attaque en règle du monde du développement auquel appartenait Easterly, de ses grandes ambitions et des ambitions personnelles de ceux qui en dirigent les grandes institutions de développement.

 

Pour Easterly, il y a deux scandales à la pauvreté. Le premier, c'est que tant de gens vivent de façon misérable dans un monde riche. Le second, c'est qu'après un demi-siècle d'aide au développement (et 2300 milliards de dollars dépensés), celle-ci n'ait produit que si peu de résultats. Le développement des pays pauvres ne viendra pas des habitants des pays riches, mais des pauvres eux-mêmes, qui sont les seuls à même d'identifier leurs problèmes et de mettre en oeuvre les solutions. L'aide peut être un soutien, mais l'idée que la fin de la pauvreté viendra des riches s'ils sont généreux, savants, et s'ils parviennent à sortir les pauvres de l'erreur et de la trappe dans laquelle ils sont enfermés, n'est que la reproduction de la logique colonialiste sur base de bons sentiments.

 

Par ailleurs, il manque aux organismes de développement la capacité d'être comptable de leurs actions auprès de ceux qu'ils sont sensés aider, les habitants des pays pauvres. Mais lorsque l'on fait preuve de générosité, auprès de qui est-on comptable ? Les institutions du développement passent leur temps à définir ce qui est bien pour les pauvres, sous forme d'objectifs ambitieux et simples à expliquer auprès des bailleurs de fonds ; le rapport entre ces objectifs et les besoins réels des pauvres est le plus souvent lointain.

 

Pour Easterly, il y a deux modèles dont il faudrait s'inspirer : le mécanisme de marché, pour sa capacité à mettre en oeuvre de façon décentralisée des solutions satisfaisant les besoins de consommateurs; et la démocratie, seul régime dans lequel les dirigeants sont comptables de leurs actions devant les populations. Deux logiques totalement oubliées dans le développement.

 

Que peut faire le mécanisme de marché? Le paradoxe, c'est qu'il est capable de fournir en une seule journée 9 millions d'exemplaires du dernier Harry Potter, mais incapable de satisfaire les besoins basiques de milliards de personnes. Easterly, à l'aide de l'exemple des "thérapies de choc" que Jeffrey Sachs avait infligé aux anciens pays du bloc de l'Est pour les faire passer à l'économie de marché, que planifier la création d'une économie de marché est impossible. Cette logique de la thérapie de choc n'était autre que le dernier avatar de la logique de la "grande poussée" qu'il suffit d'exercer sur les pays pauvres pour les sortir de la trappe à pauvreté dans laquelle ils sont enfermés.

 

Les démocraties, elles, sont plus à même de produire des dirigeants comptables de leurs actions devant les populations. Mais la démocratie, en soi, est un régime qui n'apparaît pas facilement. Trop souvent, les institutions d'aide ont fermé les yeux devant la corruption, les exactions effroyables de tyrans à qui l'on versait des chèques qu'il aurait été sans doute préférable, pour limiter les frais de change, de verser directement sur leurs comptes helvétiques. Easterly se livre à une critique en règle des institutions internationales, qui prêchent la responsabilité et la transparence, alors qu'elles sont irresponsables, que les résultats de leurs actions sont opaques, et que leurs plans de financement d'aide et d'ajustement structurels ne produisent aucun résultat.

 

Si les plans grandioses d'aide n'apportent que peu de résultats aux pauvres, ils entretiennent par contre une séquence bien rodée de l'aide au développement : des idées généreuses donnant lieu à des plans grandioses ; l'échec de ces plans ; une réaction cynique générale contre toute forme d'aide, remplacée par un paternalisme tendance "puisque les indigènes sont incapables d'apprécier nos bienfaits, nous allons devoir prendre les choses en main".

 

Et Easterly consacre alors toute une partie à la dimension militaire du fardeau de l'homme blanc : ces innombrables conflits et situations dans lesquelles des interventions militaires, toujours menées sous des objectifs nobles, mais dont les résultats sont le plus souvent catastrophiques. Là encore, le parallèle mené par Easterly avec l'époque coloniale est frappant. Mais à vouloir faire le bien par la force, les pays développés ont, le plus souvent, rendu pires des situations déjà mauvaises.

 

Pour Easterly, la solution au problème du développement passe par de grands changements d'attitude des institutions internationales, qui doivent devenir moins ambitieuses et plus orientées vers la résolution de problèmes simples.

 

Ce que propose Easterly est-il plausible ? Dès lors que l'aide existe, il y aura de grandes bureaucraties irresponsables pour la distribuer, qui seront victimes de toutes les pathologies des bureaucraties irresponsables. Et on peut difficilement imaginer que les gouvernements qui versent cette aide renonceront à en faire un instrument d'exercice de leur puissance.

 

Ce livre est en fait destiné premièrement à tous les anciens collègues d'Easterly, tous ces gens qui constituent la communauté du développement, tous ceux qui, parce qu'ils ont de grandes ambitions et de nobles intentions, sont totalement incapables de se remettre en question. C'est un livre qui veut indigner, informer, sur le second scandale du sous-développement : l'inefficacité persistante de l'aide, la tyrannie des bonnes intentions.

 

Easterly est le grand démystificateur d'un monde du développement qui cultive beaucoup plus souvent l'autosatisfaction que l'autocritique, et pour lequel les bons sentiments tiennent lieu de bonnes politiques.

 


Réflexion trois (9 mai 2007)
Jeffrey Sachs et la Fin de la Pauvreté

 

Jeffrey Sachs (né en novembre 1954), économiste américain, directeur et enseignant à l’Institut de la Terre de l’Université de Columbia, consultant auprès du Secrétaire Général des Nations Unies (Kofi Annan puis Ban Ki-Moon), s'est notamment intéressé au problème de la sortie des pays en développement du piège de la pauvreté. A ce titre, il a notamment été associé au projet 'Promesse du Millénaire' dont il est le Président et co-fondateur. Sachs a également été conseiller auprès du Fonds Monétaire International (IMF), à la Banque Mondiale (World Bank), à l'Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OECD), à l’Organisation Mondiale de la Santé (WHO), et au Programme de Développement des Nations Unies (UNDP).

 

Dans son ouvrage 'La Fin de la Pauvreté' paru en 2005, Sachs explique que « la gouvernance Africaine est pauvre parce que l’Afrique est pauvre ». Selon lui, avec une aide massive en faveur du développement, la pauvreté peut être éradiquée d'ici à 20 ans. Il souligne l'incidence de la géographie (une grande partie de l’Afrique étant de fait enclavée) et des maladies, tout en rappelant que ces problèmes, une fois décelés, peuvent être résolus : une maladie (telle que la malaria) peut être circonscrite et une infrastructure appropriée peut être mise sur pied. Sinon, les élites politiques africaines auront toujours comme préoccupation première de faire sortir les richesses issues des ressources du pays.

 

Sachs s'intéresse notamment à la corrélation entre santé et développement, à la géographie économique, aux transitions vers l’économie de marché, aux économies émergentes, à la croissance et au développement économique, entre autres choses. Dans les années 1990, Sachs a corédigé avec Amir Attaran un rapport pour The Lancet dans lequel il était fait état des insuffisances de l’aide monétaire internationale allouée à la lutte contre le HIV/SIDA. Ce rapport a engendré la création du Fond Global de Lutte contre le SIDA, la Tuberculose, et la Malaria en juin 2001. Le rapport Sachs du Millenium Project (Banque Mondiale) intitulé 'Investir dans le développement' a été publié en 2005.

 

Sachs s'inscrit tout à fait dans l'optique du diagnostic situationnel de l'explication du sous-développement et de la pauvreté, dans le cadre d'une obligation morale s'articulant autour de l'idée d'une justice corrective. En même temps, on observe dans cet exemple que la frontière entre vision humaniste, justice distributive et justice corrective développée par Opeskin est extrêmement ténue.

 


Réflexion deux (8 mai 2007)
Les fondements moraux de l'aide au développement selon Opeskin

 

En me réfèrant toujours à la note de Jean-David Naudet (de l'Agence française de développement) sur les fondements éthiques de l'aide au développement, j'étudierais ci-dessous une première approche des principes moraux qui peuvent être associés à l'aide au développement, que ce soit celle provenant des organismes internationaux tels la World Bank, les organismes bilatéraux tels l'AFD ou la Kfw (Kreditanstalt für Wiederaufbau) enfin les organisations non gouvernementales telles Médecins du Monde ou ACF ...

 

Brian R. Opeskin est un juriste anglo-saxon (principaux écrits : 'The moral foundations of foreign aid' -1996- 'International Law and Australian Federalism' -1997-) qui s'est notamment intéressé aux obligations morales qui peuvent conditionner différentes formes d'aide au développement. Il en distingue quatre formes :

 

La première forme d'obligation morale qu'il retient est sa négation, c'est-à-dire l'absence d'obligation d'apporter une aide. Ce type de morale repose sur une vision conservatrice ou libérale de la société, selon laquelle seuls des facteurs dispositionnels expliquent les problèmes de développement. Une telle morale n'interdit l'aide au développement, mais celle-ci relève uniquement d'un principe de charité, sans aucune obligation.

 

La deuxième forme d'obligation morale qu'il évoque est l'obligation d'humanité, ou vision humaniste. Dans cette optique, on peut considérer que tout être humain doit disposer d'un niveau minimum de droits, de considération, de ressources et de bien-être. L'existence de situations de pauvreté absolue fonde alors le devoir et les principes d'une intervention. La finalité de l'aide au développement devient alors dans ce cadre de dépasser un niveau de privation considéré comme inacceptable. Il est nécessaire que l'objectif fixé soit atteignable et soutenable, c'est-à-dire qu'il puisse perdurer. L'aide au développement dans ce cadre peut être non transitoire, même si les finalités une fois atteinte peuvent être revues à la hausse et l'aide au développement devenir permanente. Les Objectifs du Développement pour le Millénaire s'inscrivent ainsi dans ce courant humaniste.

 

La troisième forme d'obligation morale retenue par Opeskin et Naudet est l'obligation de justice distributive. Cette notion est d'origine aristotélicienne ('Ethique à Nicomaque', Aristote) et s'oppose à la justice commutative. Elle prône la distribution selon le mérite (la justice commutative établit pour sa part une égalité arithmétique), faisant cas des inégalités entre les personnes. A personnes inégales, des parts inégales. La justice distributive est ainsi synonyme de justice sociale, dont le but est de réduire les inégalités injustes et d'augmenter les inégalités justes. On parle d'équité. Dans ce cadre, la justice distributive impose une obligation morale d'aide vis-à-vis de certains critères de justice, pour réduire un certain nombre d'injustices dans la distribution de ressources entre communautés, régions ou pays. Ce type de justice, selon Naudet, n'est pas associé à une finalité précise (comme dans la vision humaniste), mais conduit à la construction d'un système d'institutions justes administrées impartialement, encore appelé justice procédurale ou procédure équitable. La justice distributive conduit à des systèmes de régulation internationale à caractère permanent (un peu à l'image des organisations des Nations Unies créées au sortir de la seconde guerre mondiale).

 

La quatrième et dernière forme d'obligation morale retenue est l'obligation de justice corrective. Elle répond au souci de réparation de certaines injustices précisément connues. Pour Aristote, la justice corrective est celle qui corrige une injustice qui repose sur une inégalité. Autrement dit, la justice corrective est celle qui rétablit un état de justice. La justice corrective peut prendre deux formes. Le dédommagement implique l'évaluation d'un préjudice puis sa réparation sous forme d'un transfert jugé juste. Le rattrapage (c'est particulièrement ce dernier sens qui est utilisé en matière d'aide internationale) consiste à chercher à rétablir la situation du sujet de l'injustice comme si celle-ci n'avait pas eu lieu. Par conséquence, la justice corrective donne lieu à une aide temporaire. Mais la justice corrective peut également correspondre aux aides apportées par les ONG pour des évènements récurrents tels les catastrophes naturelles et peut alors prendre la forme d'une procédure assurancielle.
http://www.esc-clermont.fr/fr_htm/Justice/PELLERIN.pdf

 


Réflexion une (3 mai 2007)
Théorie de la pauvreté

 

Pauvreté et développement sont pratiquement indissociables. Le lien qui les unit dépend cependant des fondements éthiques qui conditionnent la distribution de l'aide internationale au développement. Pour cette partie, je me réfèrerais à une note de Jean-David Naudet (de l'Agence française de développement) traitant des fondements éthiques de l'aide au développement.
http://www.afd.fr/jahia/webdav/site/myjahiasite/users/administrateur/public/publications/documents-de-travail/N2-OMD.pdf

 

En matière de pauvreté, Naudet propose de distinguer, parmi les causes expliquant la pauvreté, les diagnostics situationnels des diagnostics dispositionnels. Pour reprendre sa citation :


« Il n'y a rien de si difficile à distinguer que les nuances qui séparent un malheur immérité d'une infortune que le vice a produite. »
(Alexis de Tocqueville)

 

Dire que la pauvreté est d'origine situationnelle (en le disant autrement, qu'elle dépend des situations), c'est considérer que la pauvreté échappe à la responsabilité individuelle ou collective des pauvres. La pauvreté peut dans cette situation découler de phénomènes exogènes à la communauté internationale (comme la géographie) mais elle peut également être vue comme le résultat des échanges internationaux, de l'exploitation des pays pauvres. On peut parler aussi dans ce cas de 'trappes à pauvreté', c'est-à-dire de cercles vicieux où la pauvreté s'auto-entretient.

 

A l'inverse, dire que la pauvreté est d'origine dispositionnelle (dit autrement, qu'elle dépend des dispositions), c'est signifier que les pauvres sont responsables de leur situation, soit individuellement, soit collectivement. Dans ce cadre, on pourrait estimer que la pauvreté s'explique par de mauvaises politiques ou de mauvaises institutions.

 

Cette différenciation entre facteurs situationnels et facteurs dispositionnels entraîne des obligations différentes au niveau de la communauté internationale, et peut expliquer, selon Naudet, l'évolution des politiques de développement au cours des dernières décennies. Plus la pauvreté est considérée comme étant d'origine situationnelle, et plus l'intensité du devoir d'intervention internationale en faveur du développement est élevée. Inversement, plus les causes de la pauvreté sont d'origine dispositionnelle, et moins la communauté internationale sera incitée à intervenir.

 

Naudet retraçait l'évolution historique de l'aide au développement en distinguant plusieurs phases affectées chacune excessivement à une décennie.

- Au cours des années 50 et 60, le discours en matière de développement étant fortement imprégné de l'idée de cercle vicieux du développement. Le diagnostic du développement reposait principalement sur des facteurs situationnels même si certaines causes dispositionnelles étant acceptées.
- Au cours de la décennie 1970, le développement a retenu une approche encore plus situationnelle que précédemment ; la cause principale du non-développement étant les rapports économiques internationaux, défavorables aux pays pauvres.
- La décennie 1980 avait vu par contre un basculement vers des facteurs dispositionnels des diagnostics sur le développement. Ce changement s'explique notamment par la révolution libérale enregistrée dans les pays développés anglo-saxons (Reagan et Thatcher), le retour en force des thèses néoclassiques et monétaristes dans les politiques économiques, et le développement réussi des 'dragons asiatiques', qui ont prouvé que des pays pouvaient sortir du sous-développement sans aide financière étrangère massive.
- La décennie 1990 a vu revenir au centre des réflexions l'objectif de lutte contre la pauvreté, avec un diagnostic qui a repris en compte des facteurs situationnels associés à des facteurs dispositionnels. Les causes principales de la pauvreté sont demeurées les mauvaises politiques, mais les pauvres eux-mêmes ont été identifiés davantage comme des victimes que comme des acteurs.
- Actuellement, avec le retour en force de notions telles les trappes à pauvreté ou des tords occasionnés aux pays pauvres par les règles du commerce international, le diagnostic qui est fait du développement devient fortement situationnel. On voit apparaître la notion selon laquelle la mauvaise gouvernance est souvent lié au manque de moyens financiers (rapport Sachs).

 


Réflexion zéro

 

Je m'étais déjà intéressé il y a quelques mois à ce que désignait le concept de 'Développement Economique' ? Cette notion d'économie est particulièrement moderne, et a commencé à être posée au cours des années 1950-1960, lors des mouvements d'indépendance qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Elle repose sur l’hypothèse de l’existence de plusieurs groupes de pays dans le monde, certains étant considérés (ou présentés) comme des modèles en matière économique, d’autres étant considérés comme étant en retard en terme économique. Les uns, les pays occidentaux, étant appelés les pays développés ou industrialisés, et les autres, les pays du Tiers Monde, étant nommés soit pays en voie de développement (ou pays en développement ou pays émergents) soit pays sous développés.

 

Le concept de développement traduit ainsi ce phénomène de rattrapage en terme économique mais également humain, c’est-à-dire en terme d’industrialisation, de niveau de vie et aujourd’hui en terme de qualité de vie et d’accès aux biens publics que sont la santé, l’eau potable, l’électricité voire les infrastructures publiques.

 

Voilà ce que recouvre le vocable de développement. Mais cela signifie aussi que les pays aujourd’hui dits développés étaient il y a deux siècles à un stade non industrialisé, et qu'ils ont enregistré au cours du dix-neuvième siècle et du vingtième siècle un processus de développement économique, technique, démographique, social et structurel.

 

Le développement devait ainsi être un processus itératif vertueux, permettant aux pays restants du Tiers-monde de rattraper de manière accélérée le niveau d’industrialisation et de vie des pays dits développés. Le développement devait aussi être un processus accéléré, car il n’était pas envisagé que les pays en retard de développement mettent deux siècles pour rattraper le niveau actuel des pays occidentaux (sinon le rattrapage n’aurait jamais lieu à moins que les pays occidentaux cessent d’évoluer). En investissant dans les techniques industrielles les plus modernes, les pays en développement étaient censés éviter de passer par toutes les phases techniques intermédiaires par lesquelles les pays occidentaux étaient passés au cours des deux siècles précédents.

 

Même si on peut être réservé sur ce concept de développement et sur la notion de modèle auquel on compare les pays occidentaux, on ne peut pas nier la différence de qualité de vie existant entre ces deux grands groupes de pays, d’un côté les pays industrialisés et de l’autre les pays en développement. Même les personnes les plus critiques ne pourront nier les problèmes de migration qui se posent à l’Europe du fait de son haut niveau de vie, de ses prestations sociales généreuses et de son système de soins accessible.

 

Un demi siècle après les premières indépendances et la décolonisation, il faut bien reconnaître que l’économie du développement n’a pas permis de rattrapage économique pour la plupart des pays africains, mais également asiatiques ou sud-américains. Que ce soit au Mexique, au Brésil, au Sénégal, à Madagascar, en Afghanistan ou au Bangladesh, la misère est le lot de la majorité et l’émigration vers les pays riches un rêve virant souvent au cauchemar.

 

Comment cela peut-il s'expliquer ? Quelles théories tentent d'y apporter des réponses ? Ce sont les éléments de réponse ou de questionnement que j'essaierai d'apporter dans les prochaines paragraphes, entre Opeskin, Sachs et Easterly, parmi d'autres ...

 

 

Saucratès

 


Mes précédents écrits sur le Développement :
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07/12/2010
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