Critiques de notre temps

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Face à la crise de la dette et face à la Chine, est-il éthiquement acceptable d’abandonner les États en développement

Face à la crise de la dette et face à la Chine, est-il éthique d’abandonner les États en développement

Par Saucratès 

Saint-Denis de la Réunion, dimanche 16 juillet 2023

 

Il y a quelques jours, le 11 juillet 2023, l’Agence française de développement organisait un webinaire sur une question supposément centrale : «Est-il possible d'éviter une nouvelle crise de la dette dans les pays à faible revenu ?» avec Thomas Mélonio et Guillaume Chabert.

 

https://cepr.org/voxeu/columns/another-systemic-debt-crisis-low-income-countries-can-be-prevented-if-we-act-now

 
Selon la présentation de l’Agence française de développement, 

 

«Les experts craignent de plus en plus que les pays à faible revenu soient proches d'une crise systémique de la dette, ressemblant à la situation au milieu des années 1990 à l'origine de l'initiative d'allégement de la dette des pays pauvres très endettés. Cette crainte est d'autant plus prégnante que ces pays ont été sévèrement affectés par les conséquences combinées de la pandémie de Covid et des impacts de la crise climatique.

Au lendemain du 
Sommet pour un nouveau pacte financier mondial qui s'est tenu les 22 et 23 juin 2023 à l'initiative de la Présidence française et qui a réuni les représentants d’une centaine de pays, des organisations et institutions financières internationales, les acteurs de la société civile et du monde académique, ainsi que des entreprises et investisseurs privés, se demandent s’il est possible d'éviter une nouvelle crise de la dette dans les pays à faible revenu ?»


Pour ma part, cette question supposément centrale repose sur un autre questionnement. Est-il utile et nécessaire de s’interroger sur l’origine de la montée de cette dette, et de son affectation ? On a déjà parlé de crise de la dette pour les pays en développement par le passé à de multiples reprises. Et il existait un organe international pour traiter ces problèmes, intitulé le Club de Paris. Mais qu’est-ce qui explique que ces mécanismes ne fonctionnent plus, n’arrivent plus à résoudre le problème d’excès d’endettement des pays en développement qui pouvaient jusqu’à récemment y recourir ? 

Avec l’arrivée de la Chine, pourra-t-on faire l’économie de cette interrogation ?

En effet, selon moi, c’est bien l’irruption de la Chine continentale comme principal prêteur de nombre de ces pays à faible revenu dans les zones géographiques qui intéressent la Chine, à savoir essentiellement les pays des nouvelles routes de la Soie, qui a fait exploser, à la fois ce cadre multilatéral, et la dette de ces mêmes pays en voie de développement.

 

Lorsqu’un des principaux prêteurs internationaux, lorsque la première puissance économique mondiale devient le prêteur principal de nombreux pays, tout en refusant tout cadre multilatéral, le système ne peut plus fonctionner. Il ne servirait à rien d’effacer les dettes d’un certain nombre de prêteurs étatiques internationaux, simplement pour permettre à ces états en développement de pouvoir mieux faire face aux annuités de remboursement dûs à la Chine. Les coûts de non-remboursements des dettes des pays en développement se doivent d’être mutualisés entre tous les prêteurs, éventuellement.

Éventuellement parce que par rapport aux années 1970-1980 et 1990, le cadre des prêts internationaux aux pays en développement a sérieusement évolué. On se rappelle des critiques portés à l’encontre des instances de prêts internationales quant à l’objet des financements. Est-il normal de financer des éléphants blancs, ces méga-projets d’investissement sans aucun intérêt pour les populations locales et totalement disproportionnés à l’échelle des pays financés. C’était sûrement de très beaux projets mais ne servaient-ils pas avant tout de vitrines technologiques ou de débouchés commerciaux pour les grands groupes industriels français, anglais ou américains ? Et était-ce aux États en développement de payer la note et de rembourser ces prêts monstrueux, dont une partie avait vraisemblablement disparu pour payer quelques dessous de table, pour acheter quelques soutiens de complaisance.

 

Selon mon interpretation, dans les années 1990, la communauté internationale a fait le choix de ne pas s’interroger sur l’origine des dettes, sur les destinations des fonds prêtés mais a proposé d’annuler de manière générale, la plus grande partie des financements concernés, quelque soit l’usage et l’origine des biens prêtés. Une sorte de ‘gentleman agreement’ entre gens (et pays) de bonne compagnie, en échange du silence et de la fin des contestations des pays emprunteurs.

 

La communauté internationale a cependant pris en compte pour partie les critiques qui leur avaient été portées. On ne finance plus après 2000 comme on finançait auparavant. Des prêteurs comme l’AFD, comme les autres prêteurs, cherchent à financer des biens mondiaux précis, avec une utilité pour les populations mesurables. On finance l’éducation des enfants, l’accès à l’enseignement pour tant d’enfants, tant de lits d’hôpital ou tant de matériels servant à soigner tant de malades, tant de ménages ayant accès à tant de réseaux d’assainissement. Comme si l’utilité d’une dette pouvait se mesurer en nombre d’enfants scolarisés, en nombre de malades soignés, en population raccordé aux réseaux de distribution d’eau, d’elevtricité ou au tout à l’égout. Derrière ces histoires de chiffres, les prêteurs internationaux cherchent à s’assurer de la bonne affectation de l’aide au développement et de leurs prêts.

 

Mais l’Occident a-t-il raison de fliquer les pays en développement ? Cette immixtion dans la gestion économique et publique de tous ces Etats dépendants de l’aide publique occidentale ? Que dirait-on nous si les marchés financiers internationaux et les banques internationales exerçaient le même contrôle sur les finances publiques françaises, européennes ou américaines et imposaient de ne financer que des écoles, des lycées, des lits d’hôpitaux ou des réseaux d’assainissement ou de distribution d’eau ou d’électricité ? Les hommes politiques s’enflammeraient et les pays du G7 (il ne faut plus parler aujourd’hui de G8) inventeraient de nouvelles législations restrictives contre ces prêteurs irrévérencieux. 

 

Ainsi va le monde ! Simplement, ces pays en développement cherchent forcément toujours un accès au financement plus simple, plus souple au crédit. S’ils n’accèdent que difficilement aux marchés financiers mondiaux, si les prêteurs privés mondiaux sont échaudés par les précédents coûts des annulations de dettes des pays en développement, des déclarations de cessation de paiement des pays en voie de développement, ces derniers ont trouvé dans la Chine un nouveau prêteur vraisemblablement moins restrictif dans l’objet et l’usage de ses financements.

 

Les objectifs de la Chine se confondent-ils avec ceux des pays emprunteurs 

Quels sont les objectifs de l’aide publique au développement de la Chine ? Ces objectifs ont un lien avec les nouvelles routes de la soie, initialement appelées «Belt and Road Initiative» (BRI) et depuis 2017, «One Belt, One Road» (OBOR).

 

L’article suivant de Chine Magazine détaille les conditions cachées derrière les prêts consentis par la République populaire de Chine, et les contreparties imposées par la Chine et par les institutions chinoises qui ne peuvent plus rembourser les prêts qui leur ont été consentis : 

 
• Pour éviter le défaut de paiement à la suite du choc pandémique, le Laos a été contraint de confier à la Chine le contrôle majoritaire de son réseau électrique national.

 

• Le Tadjikistan a dû céder 1 158 kilomètres carrés (447 miles carrés) des montagnes du Pamir à la Chine, a dû accorder aux entreprises chinoises le droit d’extraire de l’or, de l’argent et d’autres minerais sur son territoire et a dû approuver la construction financée par la Chine d’une base militaire près de sa frontière avec l’Afghanistan.

 

• En 2017, incapable de rembourser les prêts chinois, le Sri Lanka a cédé le port le plus stratégiquement important de la région de l’océan Indien, Hambantota, et plus de 6 000 hectares de terres autour, en accordant un bail de 99 ans à Chine. 

https://www.lemonde.fr/international/article/2023/07/17/un-an-apres-la-revolution-le-sri-lanka-assiste-a-une-fuite-massive-de-ses-cerveaux_6182378_3210.html

 

• LPakistan a accordé à la Chine des droits exclusifs pour gérer son port de Gwadar stratégiquement situé pendant quatre décennies. Pendant ce temps, la Chine empochera 91% des revenus du port. Par ailleurs, la China Overseas Ports Holding Company bénéficiera d’une trêve fiscale de 23 ans pour faciliter l’installation d’équipements et de machines sur le site.

 

• Le piégeage de la dette a permis à la Chine d’acquérir sa première base navale à l’étranger à Djibouti, stratégiquement située à l’entrée de la mer Rouge. La Chine cherche également maintenant une base navale sur le littoral ouest-africain, où elle a fait le plus de progrès en Guinée équatoriale, un pays à faible revenu très endetté

 

https://www.chine-magazine.com/pleins-feux-sur-la-domination-des-dettes-chinoises/
 
Comme l’écrit l’auteur de l’article, «c
ela met en évidence la spirale de la dette auto-entretenue dans laquelle la Chine plonge les pays. Parce que la Chine, contrairement au FMI, n’attache pas de conditions strictes à ses prêts, les pays empruntent simplement pour assurer le service de leurs dettes, s’enfonçant ainsi de plus en plus dans l’endettement.»

 

La Chine est ainsi un prêteur international qui fait financer les investissements massifs de ses nouvelles routes de la soie par les états en développement auxquels elle prête, à des taux excessifs, ainsi qu’un acteur qui met en œuvre des mécanismes particuliers et colonialistes de renégociation et d’annulation des dettes, extrêmement différentes des habitudes multinationales,

alors que la Chine est devenu le premier prêteur mondial, devant le FMI et la Banque Mondiale, ainsi qu’un prêteur extrêmement important de très nombreux pays en développement, même en dehors de la zone OBOR (comme dans le cas de la Guinée équatoriale).

 

Les règles de bonne conduite des prêteurs internationaux, des institutions de prêts bilatéraux ou multilatéraux (financement d’investissement pour l’enseignement, les soins ou l’assainissement ou le traitement des déchets) ne servent peut-être à rien lorsqu’un acteur important du marché ne respectent pas les mêmes règles, ne respectent pas de règles du tout.

 

Est-il normal de faire payer des Etats en développement pour des investissements routiers, énergétiques ou maritimes qui ne serviront qu’à la Chine elles-même ? Est-il normal de faire payer des États en développement pour le remboursement de prêts servant à rembourser des prêts eux-mêmes illégitimes ? Est-il même normal de devoir céder le contrôle et la propriété de zones portuaires financées par des prêteurs chinois qui profitent du défaut de paiement de l’Etat créancier ?

 

L’Occident a certainement fait pire dans son passé colonial, mais la Chine va au-delà du tolérable

Les États en développement qui ont fait confiance à la Chine doivent aujourd’hui s’en mordre les doigts. Sauf que les dirigeants politiques de ces États ont changé, et qu’ils n’ont vraisemblablement aucune autre solution palliative aux conditions chinoises. Si ce n’est de passer sous les fourches caudines d’un ajustement structurel sous l’égide du FMI, ce que ces États doivent vraisemblablement considérés comme encore pire.

 

Ce qui est au fond incroyable, c’est que la Chine bénéficie encore en Afrique et en Asie d’une aura magnifique, à mille lieux du rejet dont est victime l’Occident et surtout l’Europe. Nous payons pour notre histoire coloniale et post-coloniale. 

 

Et remettre en cause les conditions léonines appliquées par la Chine à ses emprunteurs reviendrait à remettre en cause tous les arrangements post-coloniaux conservés par les États occidentaux, comme les bases navales ou militaires dont ils disposent de par le monde, à Djibouti, à Diego-Suarez, à Diego-Garcia …

 

On peut aussi se demander, au-delà de la légitimité du remboursement de prêts consentis par la Chine pour financer des investissements qui ne servent principalement qu’à elle, et de leur accaparement sans aucune contrepartie, s’il est même normal de faire rembourser à ces États en développement des prêts consentis pour investir dans des biens publics mondiaux ? Est-il donc normal de faire rembourser à ces Etats des prêts pour investir dans l’enseignement, dans des écoles, dans des hôpitaux, dans les soins, sachant que les élèves qui y sont formés font ensuite le choix de partir travailler en Occident ?

 

Il faut s’interroger sur le sens même des dettes publiques

Devant les dérives des prêts chinois et des méthodes de résolution des défauts de paiement des créanciers par la Chine, il faut que la Communauté internationale intervienne. Peut-on imposer le gel des prêts et l’annulation des mesures colonialistes de la Chine à l’égard de ses créanciers, sachant que la Chine est la première puissance économique, le premier créancier mondial, et notamment le principal prêteur des Etats-Unis ?

 

Il le faudra pourtant car sinon, on se trouve devant la mise en place d’un ordre mondial, comme les Etats-Unis en avaient instauré un nouveau en 1945, en tant que vainqueur de la Seconde guerre mondiale. Mais ils avaient aussi mis en place le plan Marshall de reconstruction de l’Europe. Je ne suis pas sûr que la Chine ferait demain preuve de la même mansuétude.

 

La question n’est dont pas de savoir s’il est «possible d'éviter une nouvelle crise de la dette dans les pays à faible revenu». La question est plutôt de se demander s’il est éthiquement possible d’abandonner les États en développement seuls face à cette crise de la dette, seuls face à l’impérialisme chinois, s’il est éthiquement acceptable de ne rien faire pour les aider, et de ne pas réformer, tant que nous le pouvons encore, les outils de l’ordre financier mondial issus des accords de Bretton-Woods ?

 


Saucratès

 

 

Post scriptum : En disant cela, je n’invente rien. Je ne fais que reprendre les propositions du PNUD.

 

https://www.euractiv.fr/section/economie/news/un-nouveau-plan-dallegement-de-148-milliards-de-dollars-est-necessaire-pour-eviter-une-crise-de-la-dette/



16/07/2023
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