Critiques de notre temps

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Quelques pensées sur le totalitarisme

 
2023 se termine aujourd’hui ! Tous mes vœux à mes quelques rares et précieux lecteurs. Que 2024 vous apporte tout ce que vous souhaitez et que vous aimez. Meilleurs vœux à tous. Bonheur et Santé bien évidemment.

 
Pensées nées de la lecture des «Origines du Totalitarisme» d’Hannah Arendt

Par Saucratès 

Saint-Denis de la Réunion, dimanche 31 décembre 2023

 

La lecture d’Hannah Arendt me permet de découvrir une géante de la pensée, de la philosophie, et une visionnaire. Se rendre compte que dans les préfaces à «Les origines du totalitarisme», rédigées en juillet 1967, elle imagine déjà le rôle important que sera amené à jouer cinquante ans plus tard la Chine :

 

«On est tenté rétrospectivement d’identifier les vingt dernières années à la période qui a vu une lutte pour la suprématie s’instaurer entre les deux pays les plus puissants de la terre, chacun manœuvrant pour l’emporter sur l’autre dans des régions qui étaient à peu de choses près celles que les nations européennes avaient auparavant colonisées. Dans le même esprit, on est tenté de voir dans les nouveaux rapports de détente qui s’instaurent difficilement entre la Russie et l’Amerique le résultat de l’émergence d’une possible troisième puissance mondiale, la Chine, plutôt que la conséquence saine et naturelle de l’abandon du totalitarisme par la Russie à la mort de Staline.»

 

Cette idée qu’en 1967, quelques années avant qu’Alain Peyrefitte n’écrive sur la Chine qui s’éveille, Hannah Arendt avait pensé en la Chine comme l’émergence d’une troisième puissance mondiale. Non pas la Communauté européenne en construction à l’époque, non pas le Japon qui est peut-être encore en reconstruction, non pas l’Inde qui vient d’obtenir son indépendance, mais la Chine, aujourd’hui devenue l’atelier du monde et la première puissance économique mondiale ainsi que le banquier des Etats-Unis et de la planète !

 
Le peuple allemand, victime de la propagande ou soutien des nazis

Cette capacité aussi de remettre en cause la cécité et la manipulation par la propagande des peuples sous des régimes totalitaires, que l’on nous a présenté comme ignorants les crimes de leurs dirigeants nazis … si nous avions su …

 

«Le fait que le gouvernement totalitaire, malgré l’évidence de ses crimes, s’appuie sur un substrat de masses, est profondément troublant. Aussi n’est-il guère surprenant de voir spécialistes et hommes d’Etat souvent refuser de reconnaître un tel fait. Les premiers croient aux vertus magiques de la propagande et du lavage de cerveau, les seconds, par exemple Adenauer à maintes reprises, en nient simplement l’existence. Une publication récente de rapports secrets sur l’opinion publique en Allemagne pendant la guerre (de 1939 à 1944), émanant du service de sécurité des SS (Meldungen aus dem Reich. Auswahl aus den Geheimen Lageberichten des Sichercheitsdienstes der SS 1939-1944, 1965) est très instructive à cet égard. Elle montre d’abord que la population était remarquablement bien informée de tous les prétendus secrets (massacre de juifs en Pologne, préparation de l’attaque contre la Russie, etc), et ensuite dans quelle mesure les victimes de la propagande étaient restées capables de concevoir des opinions indépendantes. Quoi qu’il en soit, l’important est que cela n’a nullement affaibli le soutien général dont bénéficiait le régime hitlérien. Il est bien évident que le soutien de masse apporté au totalitarisme ne s’explique ni par l’ignorance ni par le lavage de cerveau.»

 

Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme - Quarto Gallimard - page 195

 

Communisme et totalitarisme

Ce livre présente aussi l’intérêt de ne plus assimiler automatiquement le totalitarisme et le communisme, et d’interdire le fait de mélanger trop facilement toute forme de contrôle et le concept de totalitarisme, comme par exemple de chercher à démontrer que le noyautage de la démocratie française par une caste organisée autour d’Emannuel Macron serait une forme de totalitarisme en devenir. Les principaux exemples de totalitarisme selon Hannah Arendt sont le régime nazi d’Adolf Hitler, de 1933 à 1945, et le régime communiste stalinien de 1929 à 1953 sous Joseph Staline.

 

«Le peuple de l’Union soviétique est sorti du cauchemar du règne totalitaire pour connaître les rigueurs, les dangers et les injustices multiples de la dictature du parti unique ; et s’il est entièrement vrai que cette forme moderne de tyrannie n’offre aucune des garanties du gouvernement constitutionnel, que même en acceptant les présupposés de l’idéologie communiste, tout pouvoir en URSS est illégitime en dernière analyse, et que d’un jour à l’autre le pays peut donc retomber dans le totalitarisme sans bouleversements majeurs, il est également vrai que la plus horrible de toutes les nouvelles formes de régime, dont j’ai entrepris d’analyser les éléments et les origines historiques, n’a pas moins connu sa fin en Russie avec la mort de Staline, qu’en Allemagne avec la mort de Hitler.» (page 213)

 

Phénoménale visionnaire qu’Hannah Arendt qui peut la conduire à prévoir avec plus de cinquante ans d’avance que la Russie de Poutine est peut-être une nouvelle fois en train de basculer dans un régime qui peut être à nouveau appelé totalitaire.

 

Aide au développement et impérialisme

Toute aussi intéressante est son interprétation de l’aide au développement comme déperdition gigantesque de richesse entrainée par l’impérialisme :

 

«L’aide extérieure, quand bien même elle serait dispensée pour des raisons humanitaires, est, quant à elle, politique par nature, justement parce qu’elle n’est pas motivée par la recherche du profit. On a dépensé des milliards de dollars dans des régions politiquement et économiquement incultes où ils ont disparu en raison de l’incompétence et de la corruption, avant qu’on ait pu mettre sur pied une entreprise productive. Et cet argent n’est plus le capital superflu qu’on ne pouvait pas investir d’une manière rentable et lucrative en métropole, mais le trop-plein miraculeux né de la seule abondance que les pays riches, les nantis, peuvent se permettre de perdre, contrairement aux pays déshérités. En d’autres termes, le mobile du profit dont on a souvent surestimé, même par le passé, le rôle joué dans les politiques impérialistes, a désormais complètement disparu ; seuls des pays très riches et très puissants peuvent se permettre d’assumer les pertes immenses qu’entraîne l’impérialisme.» (pages 190-191)

 
Il ne faut point ici parler de vision restrictive de l’aide au développement qui constitue une sorte d’alpha et d’omega de la politique étrangère occidentale, une sorte de prix à payer pour faire oublier le colonialisme des siècles précédents, mais bien une tentation de perpétuer un impérialisme dont la France n’a plus aujourd’hui pourtant les moyens. Évidemment, certaines de ces régions que Hannah Arendt considère comme inculte, comme déshéritée, fait peut-être partie aujourd’hui des pays dits développés … ou très probablement pas. N’oublions pas que seuls quelques pays d’Asie du Sud-Est ont réussi à s’extraire du sous-développement économique et démographique. Nulle part ailleurs, hormis au Moyen-Orient dont le sous-sol regorge de pétrole, où des familles bédouines régnantes ont su profiter de leur rente pétrolière, nulle part ailleurs l’aide au développement n’a servi au développement des États en voie de développement, n’a servi à autre chose qu’à l’enrichissement d’élites corrompues ici ou là-bas. 
 
Certes, des accords internationaux ont imposé l’idée que les pays occidentaux devaient consacrer 0,8% de leur PIB, des richesses produites dans une année, à l’aide au développement en faveur des pays pauvres. Mais c’est sans effet jusqu’à présent. Et derrière cet effort imposé consacré à l’aide au développement, c’est bien cette idée de prix à payer par l’Occident pour faire oublier les affres de la colonisation, en somme le fardeau de l’homme blanc … Et si on se rendait compte aujourd’hui que la France n’a plus les moyens financiers d’avoir une politique impérialiste, qu’elle est simplement devenue pauvre ou insuffisamment riche pour jouer ce rôle ? Que seule la Chine et les USA disposent de la richesse nécessaire pour se prêter à ce jeu de l’impérialisme ? Une sorte de message issu du passé de la part de cette grande visionnaire qu’était Hannah Arendt.

 
Terreur et totalitarisme

Je retiendrais cette analyse riche de la terreur à la base du totalitarisme et des dictatures. Mais la question que je me pose traite des autres régimes. La terreur est à la base de ce que nous célébrons sous le terme de ‘Révolution française’, le massacre et la dénonciation de milliers de français condamnés en tant qu’ennemis du peuple et de la glorieuse Révolution. Cette question également concernant notre propre démocratie, et ces premiers ministres ou ministres de l’intérieur qui n’aiment rien d’autre que de viser et poursuivre quelques innocentes victimes pour terrorisme ou antisémitisme. 

 
«Une différence fondamentale entre les dictatures modernes et toutes les autres tyrannie d’autrefois est que la terreur ne sert plus à exterminer et à épouvanter les adversaires, mais à gouverner des masses parfaitement dociles. La terreur telle que nous la connaissons aujourd’hui frappe sans qu’il y ait eu auparavant provocation, et ses victimes sont innocentes, même du point de vue de l’oppresseur. Ce fut le cas dans l’Allemagne nazie, où la terreur fut pleinement employée contre les Juifs … 

 

… Nous n’examinerons pas ici la conséquence extrême du gouvernement par la terreur, à savoir que personne, pas même les bourreaux, n’est jamais à l’abri de la peur ; ce qui nous occupe, c’est l’arbitraire dans le choix des victimes ; il est fondamental qu’elles soient objectivement innocentes et qu’elles soient choisies indépendamment de ce qu’elles peuvent avoir ou n’avoir pas fait.» (page 223)

 
Arendt & Platon vs Habermas & Apel

Hannah Arendt répond d’une certaine manière à l’avance à la théorie de l’éthique de la discussion de Jurgen Habermas, philosophe allemand, théorie qu’il commencera à défendre et à développer entre les années 1970 et le début des années 1990. Cette éthique de la discussion selon laquelle ‘des discussions réelles sont nécessaires à la justification des normes’.

  

«Dans sa lutte célèbre contre les sophistes, Platon découvrit que leur ‘art universel d’enchanter l’esprit par des arguments‘ (Phèdre, 261) n’avait rien à voir avec la vérité, mais avait pour but les opinions, changeantes par leur nature même, et valides uniquement ‘quand un accord se fait et aussi longtemps qu’il dure’ (Théétète, 172). Il découvrit aussi l’instabilité de la vérité dans le monde, car ‘c’est des opinions que procède la persuasion, mais non point de la verité’ (Phèdre, 260).»

 

Bien au-delà du thème du totalitarisme, j’avoue être gêné par l’idée qu’une discussion intersubjective soit nécessaire pour valider des normes ou des règles morales. Pour Habermas, «la question morale centrale n’est plus de savoir comment mener une vie bonne, mais à quelles conditions une norme peut être dite valide ; elle n’est plus tant celle du bien que celle du juste. En ce sens, il est nécessaire de distinguer les questions morales, sur lesquelles on peut argumenter rationnellement, des questions éthiques, qui relèvent de choix subjectifs et davantage circonstantiels, propres à chacun. Habermas suggère qu’un usage pragmatique, éthique et moral de la raison pratique permettrait d’élaborer un consensus dans la discussion intersubjective, et ouvrirait la porte à une opinion démocratique et publique.» 
 

Je vois dans cette affirmation d’Hannah Arendt une remise en cause de la réflexion habermassienne de la primauté de la discussion sur la validité de la règle morale.

 
 
Saucratès



01/01/2024
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